Lundi 13 mai, des émeutes ont éclaté en Nouvelle-Calédonie, un territoire français autonome de la République française au milieu de l’océan Pacifique. Les violences ont été initiées suite au dépôt d’un projet de loi à l’Assemblée nationale française (ANF) pour permettre l’élargissement du corps électoral de l’île aux nouveaux arrivants français. Le bilan officiel fait état d’au moins six morts : deux policiers, trois Kanaks et un calédonien. L’État d’urgence a été déclaré depuis. Alors que des indépendantistes kanaks appellent au calme, différentes milices se sont constituées pour défendre les quartiers, mais aussi pour faire la chasse aux émeutiers kanaks.
Nous présentons un compte rendu de la situation au travers de témoignages obtenu en direct de Nouvelle-calédonie. Nous rappelons rapidement les faits, pour ensuite aborder la controverse que ces événements suscitent au sein de la population.
Retour sur l’Accord de Nouméa de 1998
En 1998, l’accord de Nouméa est signé pour ramener la paix après les affrontements des années 80 entre pro et anti-indépendance. Cet accord est une exception française qui permettait un gel du corps électoral. Seules les personnes arrivées avant 1998 (et leurs descendance ) peuvent voter aux élections provinciales et aux référendums pour l’indépendance, ce qui exclut aujourd’hui près d’une personne électrice sur cinq. À l’époque, la mesure a été prise afin d’assurer une meilleure représentation du peuple autochtone «Kanak», qui constitue aujourd’hui 41 % de la population locale.
La Nouvelle-Calédonie au bord d’une guerre civile?
26 ans après les accords de Nouméa, le gel du corps électoral est jugé incompatible avec le principe de démocratie selon le ministre de l’Intérieur et des outre-mer Gérald Darmanin. Il souhaite élargir le corps électoral aux personnes installées sur le territoire depuis plus de 10 ans, soit près de 25 000 personnes.
Devant la décision de l’ANF, un groupe d’indépendantistes, le CCAT (la Cellule de Coordination des Actions de Terrain), la frange la plus radicale du «Front de libération nationale kanak socialiste» (FLNKS), ont commencé à piller et à mettre le feu à de nombreuses infrastructures (commerces, usines, maisons, voitures, etc.). Les pompiers ont annoncé avoir reçu plus de 1500 appels et être intervenus sur plus de 200 feux. On évoque une situation qui peut prendre la forme d’une guerre civile.
Malgré la vague de contestation , la réforme constitutionnelle poursuit son chemin après le vote favorable de l’ANF mercredi 15 mai.
On estime plus de 200 millions d’euros de dégâts, avec 80 % à 90 % du circuit de distribution (magasins, entrepôts, grossistes) de Nouméa détruit. Dès mardi, un couvre-feu a été décrété par le haut-commissaire, à partir de 18 heures locales. Sur tout le territoire, la vente d’alcool est prohibée. Les rassemblements sont interdits, les collèges et lycées sont fermés jusqu’à nouvel ordre, et l’aéroport international est bloqué au moins jusqu’à mardi 21 mai.
L’état d’urgence a été déclaré à 5 heures ce jeudi (mercredi au Canada), combiné avec le déploiement de l’armée afin de sécuriser le port et les aéroports de Nouvelle-Calédonie.
Les habitants s’organisent face aux émeutes et pénuries
Pour se protéger des pilleurs et émeutiers, les habitants se sont organisés en milices pour aider les forces de l’ordre et défendre leur quartier. De jour comme de nuit, les gens patrouillent et se succèdent pour surveiller les barrages routiers mis en place dans leurs quartiers.
Dès mercredi matin, des pénuries alimentaires ont commencé, faute d’approvisionnement des commerces, engendrant de très longues files d’attente devant les magasins. Certains magasins étaient pris d’assaut, d’autres étaient quasiment vides, n’ayant plus de pain ni de riz à vendre.
Il est également devenu difficile de se soigner. Au Médipôle (principal centre hospitalier de Nouméa), la situation est tendue. Le personnel n’a pas été relevé pendant trois jours. La circulation entravée ne permet ni aux malades ni aux soignants de rejoindre l’hôpital, qui fonctionne en mode dégradé. Sans oublié, les pénuries de sang et médicaments qui sont venus s’ajouter à la surcharge des centres hospitaliers.
Témoignages : une population divisée raconte le chaos
«J’ai raté un jour de travail à cause du stress et du manque de sommeil, le soir je fais des cauchemars où je vois les émeutiers entrés dans ma maison pendant que je suis cachée avec ma famille». Raconte Maena Sanchez, une étudiante calédonienne en France.
À l’étranger, tout le monde s’inquiète pour ces proches en Nouvelle-Calédonie. «J’ai le cœur en miette et je m’inquiète tellement pour mes proches qui se trouvent actuellement dans différentes milices avec beaucoup d’autres calédoniens, afin d’être ensemble et en cherchant à s’assurer de la sécurité du quartier, des habitants, des quelques commerces restants», explique Ania Guedel, une étudiante calédonienne actuellement en France. «Je m’inquiète aussi pour l’avenir de la Calédonie».
Une peur s’empare de la population kanak : une vingtaine de personnes autochtones seraient manquantes
Sur place, même au sein des tributs, la peur est palpable. «On a peur des milices, c’est pour ça qu’on a fait des stocks de nourriture au début [des émeutes] pour éviter de sortir», nous informe X une kanak qui a préféré garder son anonymat pour des raisons de sécurité. Elle explique que les médias et le gouvernement ne disent pas toute la vérité, qu’ils minimisent les conséquences sur les populations autochtones. Un recensement serait notamment en cours dans certaines tribus, car il y aurait une «vingtaine de personnes manquantes dans les familles kanakes».
Ce ne sont pas les seuls à s’inquiéter, dans les îles environnantes la tension monte, explique une résidente de Tahiti, «on est sous un gouvernement indépendantiste et certains ministres soutiennent la cause, c’est effrayant».
Entre information et désinformation : la chasse aux kanaks
La désinformation, ce sont des photos truquées, des faux témoignages, mais aussi l’omission volontaire d’éléments. C’est ce qu’on peut voir dans les médias où il n’est que très peu mentionné les dommages causés par les milices civiles loyalistes sur les émeutiers.
Des milices loyalistes tirent à vue et font la chasse aux Kanaks selon un communiqué de l’Association Information et Soutien aux Droits du Peuple kanak (AISDPK), affilié au CCAT. On relate au moins sept morts kanaks, rien que le 15 mai.
X raconte que deux types de milices se trouvent sur place, celles qui défendent leurs quartiers légitiment et celles qui tirent sur les Kanaks. Elle soupçonne cette deuxième catégorie d’être affiliée, voire rémunérée, par la gendarmerie ou certains politiciens. C’est cette milice violente qui aurait tirée et tué, samedi 19 mai, un Futunien (originaire de Wallis et Futuna) résident en Nouvelle-Calédonie, qui arborait un drapeau kanak.
Elle explique qu’à l’origine des émeutes, «les Kanaks qui manifestaient n’étaient pas armés, ils n’avaient que des bâtons et des cailloux». Ce seraient les gendarmes qui auraient tirés en premier, incitant les protestataires à prendre les armes. Bien qu’elle reconnaisse que les émeutiers sont à l’origine des premières dégradations urbaines, elle explique que certains civils dans les milices ont profité du chaos général pour bruler des infrastructures. «Je ne sais pas si c’était l’euphorie de tout détruire ou dans le but de discrédité les indépendantistes, mais ils ont brulé des magasins et remis le tout sur notre dos».
Elle confie qu’elle surveille les réseaux sociaux (principalement Facebook), en suivant des groupes qui se sont formés pour partager et maintenir la population informée. Sur ces sites, régulièrement, les nouvelles et photos publiées sont filtrées et supprimées par la plateforme dans les jours qui suivent.
Les indépendantistes appellent au calme
Au vue de la division du pays et de la montée du racisme, des responsables indépendantistes incitent à ne pas faire d’amalgames entre la situation et l’ensemble des indépendantistes ou de la communauté autochtone. Bien qu’ils maintiennent leur opposition au projet de modification de la constitution et qu’ils dénoncent la volonté de l’État français de minoriser les Kanaks, ils condamnent les violences et encouragent l’«apaisement». Le 15 mai, l’indépendantiste et président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, invite à la raison et au calme, tout en offrant son soutien aux personnes qui ont perdu leur travail dans les entreprises qui ont brulé.
Une division qui s’étend jusqu’en France
Les évènements ne se sont pas limités aux frontières de la Nouvelle-Calédonie. Alors qu’à gauche, on dénonce «le retour d’un État colonial» et le maintien de la révision constitutionnelle, à droite Stanislas Rigault, membre de Reconquête – extrême droite – déclare que la Nouvelle-Calédonie est française, et que la gauche peut «remballer son discours anticolonial».
Une manifestation «Urgence Kanaky» en soutien à la population autochtone a eu lieu le jeudi 16 mai et a réuni plus de 300 personnes à place de la République à Paris. Plusieurs députés de La France Insoumise étaient pour affirmer que «le gouvernement français a mis le feu aux poudres» et qu’il faudrait aujourd’hui retirer le projet de loi constitutionnelle et mettre en place un dialogue.