5 JUILLET 2021 PAR JUSTINE BABIN, Médiapart, 5 juillet 2021
Beyrouth (Liban).– « Avant la crise, on s’en sortait, mais maintenant nous vivons au jour le jour », affirme Abdel, assis dans son patio agrémenté de quelques plantes, à l’ombre de la tente familiale où cet ancien menuisier vit avec sa femme et leurs quatre enfants.
En 2012, ils ont fui les bombardements du régime à Homs, au nord de la Syrie, pour rejoindre l’un des nombreux camps informels que compte la plaine de la Bekaa, au Liban. « Nous sommes arrivés ici pour échapper à la mort, mais aujourd’hui il nous faut de nouveau lutter pour survivre. »
Environ 1,5 million de déplacés syriens ayant quitté la guerre dans leur pays, selon les estimations officielles, dont environ 855 000 enregistrés en tant que tels auprès du haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), vivent aujourd’hui au Liban, soit environ un quart de sa population totale. Déjà vulnérables avant le début de la brutale dégradation de la conjoncture économique fin 2019, les réfugiés paient le prix fort de la crise libanaise, que la Banque mondiale classe parmi « le top 3 des pires crises mondiales » depuis le milieu du XIXe siècle.
Alors qu’un peu plus de la moitié d’entre eux vivaient sous le seuil d’extrême pauvreté en 2019, c’est-à-dire avec moins du minimum de ressources nécessaires pour survivre, ils étaient neuf sur dix à avoir basculé dans la grande précarité en 2020.
Dans le village d’Ed Dalhamiyé, où se trouvent une vingtaine de camps informels, dont celui d’Abdel, « presque plus personne ne travaille ». Le travail journalier des hommes dans le secteur de la construction constituait auparavant l’une des principales sources de revenus des 600 Syriens de la localité. Mais les opportunités se font désormais rares. L’emploi dans l’agriculture, des femmes mais aussi de plus en plus des enfants – dont le fils aîné déscolarisé d’Abdel, âgé de 14 ans –, a, lui, subsisté.
Explosion des prix
Mais la rémunération, trois fois moins élevée que dans la construction, est dérisoire. Le fils aîné d’Abdel touche 15 000 livres libanaises par jour, soit moins d’un dollar au taux du marché noir sur lequel la monnaie locale a perdu plus de dix fois sa valeur par rapport au billet vert depuis le début de la crise. Avec les services de nettoyage, il s’agit des trois seuls secteurs dans lesquels les Syriens sont légalement autorisés à travailler et qui absorbent également la majeure partie du travail informel.
En parallèle, Syriens comme Libanais font les frais de l’explosion des prix provoquée par la crise de liquidités et le renchérissement des importations. L’inflation s’élevait ainsi à 155 % sur un an en février, selon des estimations officielles. Les prix des produits alimentaires et des boissons non alcoolisées en particulier ont quintuplé.
La moitié des familles des déplacés syriens souffre d’insécurité alimentaire, selon un rapport de l’ONU. « Nous n’avons pas mangé de viande depuis deux mois », affirme Abou Moussa, un ancien berger septuagénaire, originaire du gouvernorat d’Alep, qui vit dans le même camp d’Ed Dalhamiyé avec sa seconde femme et leurs six enfants. Les prix liés au logement, à l’eau, au gaz ou encore à l’électricité ont, eux, augmenté de 24 % sur un an. « Notre propriétaire a augmenté trois fois le loyer cette année, pour passer de 650 000 livres libanaises à 900 000 livres l’année », explique Abou Moussa.
Les réfugiés les plus vulnérables ont aussi vu chuter la valeur des aides en livres libanaises distribuées par les agences de l’ONU dans le cadre du Plan de réponse à la crise au Liban, financées par la communauté internationale, dont la Commission européenne. Fin mai, 69 % des réfugiés touchaient au moins un type de transfert mensuel, après une augmentation du nombre de personnes ciblées.
Mais au lieu des 26 dollars d’aide alimentaire mensuelle par personne avant la crise, aide distribuée par le Programme alimentaire mondial (PAM), les bénéficiaires n’obtiennent désormais plus que 100 000 livres libanaises, soit 7 dollars. Pour l’assistance non alimentaire distribuée à la fois par le PAM et le UNHCR, les montants sont passés d’environ 175 dollars par ménage à 400 000 livres libanaises, soit 27 dollars.
Recours à l’endettement informel
L’aide mensuelle touchée par la famille d’Abdel ne vaut plus aujourd’hui que l’équivalent de 67 dollars, contre 331 dollars avant la crise, soit une contraction de 80 %. Les montants des transferts n’ont été réévalués qu’à la marge au cours des derniers mois, dans des proportions largement insuffisantes pour prendre en considération la forte dépréciation de la monnaie locale.
Pour compenser cette perte de revenu, le recours à l’endettement informel a augmenté de 10 % en 2020, selon le rapport de l’ONU, principalement pour acheter de la nourriture et payer le loyer et les frais de santé. « Nous utilisons l’assistance pour régler nos dettes dans les supermarchés », déclare Abdel.
Plus inquiétant, la quasi-totalité des ménages a également eu recours à des stratégies de survie négatives sur le long terme. En particulier, 54 % affirment avoir réduit leurs dépenses de santé, 30 % ont diminué leurs frais liés à l’éducation, 12 % ont retiré leurs enfants de l’école, 5 % ont eu recours au travail des enfants et 1 % a approuvé des mariages précoces.
Certains retournent aussi en Syrie, malgré les risques d’arrestation, le manque de sécurité et la crise économique.
Enfin, plusieurs rapports font état d’une hausse de l’émigration illégale du Liban vers Chypre. Plus de 1 162 personnes, pour la plupart syriennes, ont ainsi tenté la traversée maritime avec des passeurs entre janvier 2020 et fin mai 2021, dont plus de 414 au cours des cinq premiers mois de 2021, selon les statistiques du UNHCR communiquées à la presse locale.
Ces chiffres marquent une augmentation importante par rapport aux années 2019 et 2018, aux cours desquelles environ 270 et 490 personnes avaient tenté le voyage. « Certains retournent aussi en Syrie, malgré les risques d’arrestation, le manque de sécurité et la crise économique aussi présente là-bas », ajoute un habitant d’Ed Dalhamiyé.
En cause, les tensions qu’un déséquilibre de l’aide entre Syriens et Libanais risque de susciter, seuls 300 000 Libanais les plus vulnérables bénéficiant de l’aide financière directe pour les dépenses alimentaires dispensée par le PAM. « Nous ne sommes pas opposés à une révision des montants mais nous considérons que davantage de réflexion est nécessaire pour prendre en compte les complexités du contexte socioéconomique libanais », commente Assem Abi Ali, le superviseur général du Plan de réponse à la crise du Liban au ministère des affaires sociales. « Nous ne pouvons pas, par exemple, accepter qu’un mécanisme d’assistance qui bénéficie majoritairement aux réfugiés prévoie des aides sensiblement supérieures au salaire moyen dans la fonction publique. »
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