Libéralismes autoritaires

Démocraties libérales: la métamorphose ou la disparition

Joseph Confavreux, Médiapart, 8 octobre 2018

Alors que les élections aboutissent à placer en tête des Trump ou des Bolsonaro, et que les échéances européennes paraissent configurées pour un match faussé entre libéraux et illibéraux, peut-on, et si oui faut-il, sauver les démocraties libérales d’elles-mêmes ?

 


« Contre les élections »
: le titre provocateur donné, en 2014, à son essai par le Flamand David Van Reybrouck, pour souligner le fait que non seulement le vote n’était pas une garantie de démocratie, mais qu’il pouvait même miner celle-ci de l’intérieur, prend une nouvelle lumière aujourd’hui.

En effet, avec le virage en tête d’un candidat nostalgique de la dictature au Brésil , qui succède à la prise de fonction d’un Donald Trump, ce sont les deux pays les plus peuplés d’Amérique, représentant plus de 500 millions d’habitants, qui se proclament déterminés à remettre leur destin, sans coup de force, à des adeptes d’une politique autoritaire et d’une économie inégalitaire.

Même si on sait, depuis au moins les élections législatives allemandes de 1932, que le fait de voter n’amène pas nécessairement des démocrates au pouvoir, les élections d’hier aux États-Unis, d’aujourd’hui au Brésil ou de demain en Europe, produisent un vertige inédit.

En effet, ces votes, à l’instar des diplômes qui valident et réifient des inégalités sociales qu’ils sont censés combattre, légitiment et pérennisent des dangers qu’ils sont censés prévenir. Dans des sociétés aussi divisées et inégalitaires, socialement et racialement, que le Brésil ou les États-Unis, la démocratie réduite à sa façade électorale est en train de se retourner contre elle-même.

En outre, ces élections font toucher du doigt la possibilité de backlashes inattendus vis-à-vis de certaines évolutions sociales pourtant essentielles. Qu’un président raciste s’empare du bureau ovale après un mouvement comme Black Lives Matter ou qu’un candidat misogyne soit mis sur orbite à l’issue d’une mobilisation inédite des femmes brésiliennes , impose de repenser le rapport entre les urnes et la rue et oblige les adversaires des droites dures à s’interroger sur leurs stratégies.

Les « démocrates » de tous les continents qui s’affichent centristes ou centraux, tout en refusant de rompre avec les logiques néolibérales qui attaquent chaque jour les réalités et les aspirations démocratiques et ont pour seul programme de « faire barrage » aux droites extrémisées – en y parvenant de moins en moins, comme en témoigne la dernière campagne étatsunienne -, ne peuvent plus ignorer leurs responsabilités dans le gouffre politique actuel.

Les démocrates sincères, qui prétendent seulement corriger les « excès » contemporains en espérant « moraliser » le capitalisme ou rénover la démocratie grâce à quelques procédures innovantes, délibératives ou participatives, mais sans remettre en cause en profondeur les dysfonctionnements des démocraties libérales, ne peuvent plus fermer les yeux sur une situation où ils sont devenus les cautions progressistes d’un système à bout de souffle.

Les « populistes » de gauche qui prétendent renverser la table des démocraties libérales ne peuvent, quant à eux, pas faire l’impasse sur les échecs du Parti des travailleurs au Brésil en particulier et des gauches latinos en général, ni détourner les yeux de la trajectoire du Mouvement Cinq Étoiles, désormais allié à l’extrême droite. Les gauchistes qui ne vont plus voter ou théorisent l’incapacité des isoloirs à changer le cours des choses ne peuvent plus esquiver les effets, réels et majeurs, des dernières élections, sauf à se contenter d’une vision « esthétique » de la politique, pour reprendre la formule de l’écrivain Édouard Louis dans son dernier livre , qui rappelait que la politique institutionnelle change très concrètement la vie des gens, et notamment des plus fragiles, qu’il s’agisse de cinq euros d’APL ou de la nomination d’un juge ultraconservateur à la Cour suprême des États-Unis.

Si l’on ne veut pas d’une course à l’abîme dans laquelle chacun accélère dans son propre couloir suicidaire, il est donc urgent, stratégiquement, de résister aux forces mortifères comme aux pompiers-pyromanes qui les nourrissent et, politiquement, de savoir si l’on doit, et si oui comment et pourquoi, sauver quelque chose des démocraties libérales.

Emmanuel Macron est emblématique de celles et ceux qui jouent avec le feu, en prétendant être les seuls remparts contre les extrêmes droites alimentées par les inégalités et les déceptions provoquées par les politiques qui prétendent les combattre. Que le président français soit beaucoup moins libéral qu’il le prétend, que ce soit dans sa gestion des flux migratoires ou la verticalité de son pouvoir, et Matteo Salvini ou Viktor Orbán des thuriféraires d’une économie néolibérale entrant en contradiction avec leur prétention à protéger leurs populations, suffit à constater que le clivage libéral/illibéral est artificiel.

Mais ce seul constat ne permet pas d’échapper à la rhétorique « moi ou le chaos » qui a pu prouver son efficacité électorale ni à contrer les risques d’un illibéralisme qui a le vent en poupe. Comment, alors, ne pas se faire enfermer dans la dialectique infernale qui ne pourrait opposer à l’illibéralisme d’un Orbán que le libéralisme d’un Macron ?

« Libéralisme autoritaire »

Une première réponse consiste à dresser la généalogie de la situation actuelle, pour désactiver la fausse alternative proposée par les progressistes de papier. Le chaos dont est porteuse la politique des Trump, Orbán, Salvini, Bolsonaro ou Erdogan qui combinent, à des titres divers, rejet de l’autre, autoritarisme, politiques économiques ultralibérales et mépris pour les institutions démocratiques comme pour les libertés publiques, constitue à la fois l’aboutissement et le miroir, grossissant mais fidèle, du chaos néolibéral mis en place par des démocraties libérales bon teint, qui a fait exploser les inégalités, déstructuré les solidarités, précipité la planète dans une situation écologique et géologique insoutenable et fait reculer l’intervention régulatrice et redistributrice de la puissance publique.

Le sociologue Éric Fassin désigne cela, dans un texte récent publié sur Mediapart , par « le moment néofasciste du néolibéralisme » . Il n’est pourtant pas certain que nous soyons face à une mutation frankensteinienne de ce dernier. Le néolibéralisme – comme le Chili de Pinochet et des Chicago Boys est en l’exemple archétypal – n’a jamais été convaincu des vertus de la démocratie et n’a jamais été opposé à un État fort, comme la fécondation mutuelle entre durcissement des politiques de contrôle et accélération des déréglementations ultralibérales depuis le 11 septembre 2001 l’a encore illustré.Dans La Nouvelle Raison du monde (La Découverte, 2009), Pierre Dardot et Christian Laval montraient ainsi que le néolibéralisme se distinguait du libéralisme à la fois par le fait qu’il s’agissait, davantage que d’un simple système économique, d’une rationalité concurrentielle s’ingérant dans tous les domaines de la vie humaine, mais aussi parce qu’il avait besoin de puissances étatiques ou supra-étatiques pour imposer les politiques déflagratrices menées en son nom.

Dans son ouvrage paru l’an dernier, L’Impasse nationale-libérale. Globalisation et repli identitaire (La Découverte), Jean-François Bayart, spécialiste de sociologie historique et comparée du politique, analysait comment les nationalismes ne devaient pas être perçus comme une simple revanche sur la globalisation vécue comme un dumping social généralisé, et comment la promotion de l’État-nation pouvait aller de pair avec l’intégration économique dans un système économique internationalisé.

L’idée fausse que le néolibéralisme se joue de toutes les frontières, alors qu’il a comme première « vertu » son aspect caméléon, ainsi que le soulignait, dans son récent ouvrage , la chercheuse Wendy Brown, a souvent masqué une généalogie combinant repli nationaliste et promotion de la globalisation. Ainsi, en 1988, à la suite d’un fameux discours de Margaret Thatcher tenu à Bruges et explicitant sa vision de l’Europe comme une famille de nations unies par la compétition économique et la chrétienté se sont créés différents think tanks , comme le Groupe de Bruges, le European Research Group ou le Center for the New Europe , à la fois eurosceptiques et climatosceptiques et tissant des ponts avec les libertariens américains, qui ont été les laboratoires d’une veine politique à la fois néolibérale, nationaliste et pro-globalisation dont Trump est l’héritier contemporain.

Dans un livre à paraître prochainement aux éditions La Fabrique, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, le philosophe Grégoire Chamayou rassemble et approfondit l’analyse de ces dynamiques en mettant à nu les stratégies explicites mises en place pour contrer les aspirations démocratiques et égalitaires des années 1970, en forgeant les cadres d’un libéralisme autoritaire.

Face à des sociétés en ébullition menaçant de devenir ingouvernables, les théoriciens et les ingénieurs du libéralisme autoritaire décidèrent non seulement de laisser « jouer à plein l’insécurité économique et sociale » pour tordre le bras des travailleurs, mais aussi de discipliner les États et de limiter la démocratie en mettant en place, à travers la pression des marchés financiers, des modes de gouvernance susceptibles de contrer les demandes sociales et les exigences citoyennes considérées comme des éléments d’une « crise de la démocratie » , selon le titre d’un fameux rapport de 1975 que la Commission trilatérale , organisation privée créée en 1973 à l’initiative des principaux dirigeants du groupe de Bilderberg et du Council on Foreign Relations , avait commandé aux chercheurs Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki.

Si le sentiment de vertige actuel n’est donc sans doute pas le fruit d’une transformation récente du néolibéralisme, l’impression qu’il se passe quelque chose d’inédit tient d’abord au fait que le paravent démocratique a explosé sous les coups de boutoir réguliers du slogan thatchérien selon lequel « il n’y a pas d’alternatives » , justifiant ainsi la mise en place de gouvernements de techniciens, notamment en Grèce ou en Italie, quels que soient les suffrages exprimés par les citoyens et, ensuite, que les tenants du néolibéralisme autoritaire n’arrivent plus au pouvoir par les armes, comme Pinochet, mais par les urnes.

La seconde réponse consiste à savoir si les démocraties libérales qui se sont transformées progressivement en démocraties néolibérales peuvent encore être défendues ou se dirigent inexorablement vers les oubliettes de l’histoire. Si la démocratie illibérale constitue une notion trompeuse ou un oxymore, le libéralisme, entendu comme un ensemble de principes politiques, est encore perçu comme une condition intrinsèque de la démocratie, comprise comme un régime de gouvernement. Au point que, depuis l’effondrement des démocraties dites « populaires » , nom donné à des dictatures communistes, démocratie et démocratie libérale paraissent synonymes.

Toutefois, la promotion nécessaire d’une démocratie réelle et rénovée est aujourd’hui reléguée dans les limbes par des défenseurs opportunistes de la démocratie formelle qui prétendent en porter l’étendard. Aux États-Unis, dans la foulée de l’accession de Donald Trump à la présidence, une série d’ouvrages ont ainsi souligné la crise terminale dans laquelle entraient les démocraties libérales : How Democracies Die , des politistes américains et enseignants à Harvard, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt ; The People Versus Democracy : Why our Freedom is in Danger and How to Save It , du jeune journaliste et chercheur Yascha Mounk, un best-seller tout juste traduit en français pas les éditions de l’Observatoire ; Antipluralism : The Populist Threat to Liberal Democracy , du politiste William Galston ou encore Trumpocracy : The Corruption of the American Republic de David Frum.

Tous ces auteurs font l’impasse sur les responsabilités des « démocrates » et des « libéraux » dans la situation actuelle. Le cas de David Frum, éditorialiste néoconservateur et ancienne « plume » du président George W. Bush, auteur notamment de la fameuse formule sur « l’axe du mal » , qui prétend se poser aujourd’hui en opposant au président américain, est emblématique d’une tendance contemporaine à rejouer indéfiniment le match entre libéralisme et barbarisme, sans jamais solder les comptes des barbaries que le système politique et économique d’inspiration libérale a pu produire.

« Politiques de liberté »

Face à cette situation où les effets du néolibéralisme entachent les promesses du libéralisme historique et où la démocratie libérale n’est plus défendue que par ceux qui en ont trahi les aspirations en la livrant définitivement aux plus puissants, la tentation peut sembler forte, pour une partie de la gauche, de renoncer à défendre la démocratie libérale, tant les démocraties néolibérales contemporaines se sont désintéressées de la question sociale.

Le risque est pourtant élevé, en voulant se débarrasser de l’eau sale du bain néolibéral, de verser au tout-à-l’égout les principes du libéralisme, indissociables des droits individuels. Et de se priver ainsi d’un vaccin contre les dérives autoritaires, xénophobes ou réactionnaires de certaines majorités ou coalitions politiques.

La façon dont le Mouvement Cinq Étoiles, né d’aspirations légitimes au renversement d’une vie politique corrompue et confisquée et dont le programme originel était fortement marqué à gauche, s’est allié à l’extrême droite italienne et lui a servi de piédestal, est un rappel récent de la nécessité de puissants contrepoisons.

Le libéralisme constitue en effet un antidote à une vision monolithique du peuple ou à une version autoritaire du populisme, et est sans doute la condition nécessaire, sans être suffisante, pour imaginer la possibilité d’un « populisme de gauche » ( titre de l’ouvrage que fait paraître Chantal Mouffe chez Albin Michel), d’un « populisme progressiste » (pour reprendre la catégorie que propose Nancy Fraser dans un texte récemment traduit par la revue Esprit ) ou d’un « populisme vertueux » (pour reprendre le titre que Renaud Beauchard donne à son analyse de la pensée de Christopher Lasch publié chez Michalon).

Mais les libéraux qui jugeraient, parce que les principes du libéralisme politique ne sont pas négociables, que le statu quo est possible et refuseraient tout aggiornamento d’une doctrine libérale devenue l’application d’un libéralisme autoritaire, vont autant dans le mur que celles et ceux qui prétendent pouvoir larguer les amarres avec le libéralisme, qu’il s’agisse des tenants de la « nouvelle droite » , assumant un anti-libéralisme sociétal, politique et écologique ou bien des héritiers colériques et nostalgiques du communisme, dont Jean-Claude Michéa, qui vient de publier Le Loup dans la bergerie. Droit, libéralisme et vie commune (Flammarion), constitue l’une des incarnations.

S’il faut sauver quelque chose des démocraties libérales, ce n’est donc pas en tentant, coûte que coûte, de préserver les décombres qu’elle produit. Encore moins s’il s’agit d’en faire usage à l’encontre des forces émancipatrices, en les accusant de laisser le fascisme progresser en votant mal, voire en les disqualifiant au motif que la critique des démocraties libérales serait nécessairement anti-minoritaire et autoritaire.

S’il faut sauver quelque chose du libéralisme, c’est à la fois en réactivant ses utopies originelles et en le confrontant aux exigences contemporaines. À cet égard, on peut distinguer deux pistes principales pour imaginer le saut politique nécessaire aux forces réellement progressistes convaincues que les principes du libéralisme politique sont aujourd’hui pervertis par ceux qui prétendent les défendre, et que seule une révolution conceptuelle et stratégique permettra aux gauches de contrer les mouvements autoritaires ou les communicants velléitaires.
La première piste, plus théorique, peut paraître incarnée par les analyses que propose l’historien Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage. Pour le professeur au Collège de France, un « nouvel âge de l’émancipation » suppose de prendre au sérieux l’appel du philosophe Michel Foucault à opérer une révolution dans le libéralisme et à « faire des utopies libérales » , comme ce dernier l’exigeait dans ses cours au Collège de France de 1978-1979 regroupés sous le titre Naissance de la biopolitique.

L’autre piste, davantage pragmatique et sans doute moins alourdie par les échecs de la « deuxième gauche » ou les trahisons de la « troisième voie » , peut être représentée par la voie développée par le professeur de science politique Corey Robin aux États-Unis. Ce dernier avance l’idée, pour le dire vite, de mettre au centre d’un projet politique la liberté, dont le désir est peut-être mieux ancré dans les coeurs et les esprits que celui d’égalité, mais en l’arrachant à celles et ceux qui l’ont confisquée.

Plutôt que de se fonder sur des revendications égalitaires insuffisamment mobilisatrices, tant la raison néolibérale contemporaine a insufflé dans les esprits le principe d’une concurrence généralisée et la peur de chuter, Corey Robin juge que la tâche première de la gauche doit consister à exiger et mettre en place des « politiques de liberté » , seules susceptibles de combattre le tour de force du succès des conservateurs, ayant consisté à localiser la notion de liberté dans la pratique du marché.

Au lieu d’insister sur les dégâts et l’instabilité du libre marché, il faudrait donc « développer l’argument que le marché est une source de contrainte et le gouvernement un outil de liberté. Sans un gouvernement fortement impliqué dans l’économie, les hommes et les femmes sont à la merci de leur employeur, qui n’a pas seulement le pouvoir de décider de leurs salaires et de leurs horaires, mais aussi de leur vie et de celles de leurs familles » .

Les « politiques de liberté » , estime Corey Robin, constituent des politiques « d’émancipation individuelle et collective » davantage susceptibles de fournir les bases d’une majorité politique. Cette pensée évoque le concept « d’égaliberté » théorisée par le philosophe Étienne Balibar, au sens où l’égalité ne peut se penser que dans une dialectique avec la liberté, mais elle la radicalise en affirmant que le combat premier de la gauche devrait être l’exigence de liberté, dont découlerait la nécessité de penser et mettre en place des politiques égalitaires.
Il s’agit ainsi, en grande partie, d’une proposition stratégique suggérant, plutôt que de traiter les libéraux et démocrates contemporains en traîtres éternels, comme le fait par exemple l’essayiste Thomas Frank dans Pourquoi les riches votent à gauche , de ramener ces troupes dans le giron progressiste en les rappelant à leurs propres principes, détournés par les régimes libéraux existants.

À partir du moment où la démocratie libérale telle qu’elle fonctionne va à l’encontre de l’utopie libérale et du désir progressiste qu’elle peut porter, soit en suscitant des créatures autoritaires, soit en n’étant plus que l’ombre d’elle-même, une offensive émancipatrice pragmatique et ouverte consiste, pour Corey Robin, à penser l’État comme « le bras droit de la main gauche incarnée par les mouvements sociaux » et un gouvernement fortement impliqué dans l’économie comme la garantie des exigences de liberté et des principes libéraux que les démocrates authentiques veulent voir respecter.

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