Mali : espoirs et angoisses

extrait d’un texte de Philippe Alcoix, Révolution permanente, 20 août 2020

 

À la suite de plusieurs mois de contestation sociale et de crise de légitimité du gouvernement du président Ibrahim Boubacar Keïta, dit « IBK », des officiers de l’armée malienne ont mené un coup d’État ce mardi. Comme lors du dernier coup d’État en 2012, tout a commencé avec une mutinerie dans le camp de Kati, à un peu plus de 15 kilomètres de Bamako, la capitale du pays. Les militaires rebelles ont capturé le président et son premier ministre Boubou Cissé, qui se trouvent toujours emprisonnés. Dans la nuit de mardi à mercredi, IBK annonçait, dans un message au ton grave, sa démission et la dissolution de l’assemblée. Dans la foulé, Ismaël Wagué, chef d’état-major adjoint de l’armée de l’air, annonçait lui la création d’un Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP). Finalement le colonel de l’armée malienne Assimi Goita s’est proclamé président du CNSP et est donc devenu « l’homme fort » du Mali.

Le coup d’État a été accueilli avec des scènes de liesse dans les rues de Bamako. En tout cas pour le moment. En effet, ce groupe de militaires dit vouloir « une transition politique civile conduisant à des élections générales crédibles » dans un « délai raisonnable ». Les putschistes déclarent avoir pris la décision d’agir car « le Mali sombre de jour en jour dans le chaos, l’anarchie et l’insécurité par la faute des hommes chargés de sa destinée ». En ce sens, ils n’ont pas oublié de mettre en place des mesures répressives comme l’instauration d’un couvre-feu et la fermeture des frontières.

Le Mali a connu d’importantes manifestations et grèves ces derniers mois. Celles-ci s’étaient aggravées à la suite des élections législatives d’avril dernier, que l’opposition et une grande partie de la population dénoncent comme ayant été organisées pour favoriser le gouvernement en place. Au mois de juillet la répression du gouvernement IBK, allié et véritable marionnette de la France, a fait au moins 14 morts. Dans ce contexte, la coalition d’opposition M5-RFP, regroupant d’anciennes figures du régime et l’ultra réactionnaire imam Mahmoud Dicko, a fait des déclarations favorables aux putschistes.

Cependant, les puissances impérialistes, à commencer par la France bien évidemment, et leurs États « clients » régionaux, ont immédiatement condamné le coup d’État. Ainsi, le jour même du coup d’État, la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et le ministre des Affaires Étrangères français, Jean-Yves Le Drian ont « condamné avec la plus grande fermeté cet évènement grave », appelé « au maintien de l’ordre constitutionnel » et exhorté « les militaires à regagner sans délai leurs casernes ». Les États-Unis et la Chine ont également condamné le putsch. Les pays voisin du Mali ont fermé leurs frontières et suspendu les échanges économiques et politiques avec le pays.

Évidemment, cette attitude si prompte à dénoncer le coup d’État au Mali contraste avec d’autres situations similaires, comme lors du coup d’État en Bolivie contre Evo Morales l’année dernière, où la France s’est contentée de « prendre acte » de la « démission » de Morales et validé le putsch en appelant à organiser la « transition ».

Mais une chose est certaine, la France et ses alliés craignent que le coup d’État au Mali n’ouvre la voie à des situations similaires dans d’autres pays de la région qui sont traversés par les mêmes problèmes politiques, sociaux et économiques. À savoir, le Niger, le Burkina Faso et notamment la Côte d’Ivoire. Pour l’analyste ivoirien Franck Hermann Ekra, dont les propos ont été relayés par Libération, c’est « comme si un « modèle malien » venait de voir le jour. Et que, notamment dans les pays voisins, chacun s’autorise enfin à penser que « tout est donc possible », en rapprochant ce qui s’est passé au Mali de situations analogues, de rejet du pouvoir en place, vécues à domicile ».

En effet, la contestation du gouvernement d’IBK puise sa force dans la corruption endémique, dans la situation économique dégradée, qui s’est encore aggravée avec la pandémie de Covid-19 mais aussi dans la situation du nord du pays. La guerre que l’armée malienne mène, aux côtés de forces impérialistes, depuis près de 8 ans contre des organisations islamistes dans l’Azawad a provoqué un grand mal-être parmi la population et au sein de l’armée, dont certains soldats estiment être envoyés à la mort pour rien. Cette situation a commencé à alimenter un sentiment anti-français dans le pays, malgré le fait qu’en 2013 une partie de la population malienne était largement favorable à l’intervention militaire française dans le nord.

Ce sentiment constitue précisément un sujet d’inquiétude important pour la France. En effet, le coup d’État, mené sans doute par des fractions des classes dominantes et de l’armée agissant sans le consentement du gouvernement français, vient compliquer la stratégie française dans la région. Un casse-tête important pour l’armée française, dont 5 100 soldats agissent dans le pays. Comme on peut le lire dans une analyse du Figaro : « Pour l’opération française, le renversement politique à Bamako est un revers. Toute la stratégie de Paris va devoir être réexaminée. Le sommet de Pau convoqué en janvier par Emmanuel Macron avait pour objectif de remobiliser les États africains et d’abord le Mali dans la lutte contre les groupes terroristes. Pour remporter la bataille, l’État malien devait parvenir à se réinstaller sur ses territoires perdus. Les succès des derniers mois dans la région des Trois Frontières risquent de demeurer sans suite ». Et plus loin : « L’échec politique malien menace aussi l’engagement militaire international. Depuis plusieurs mois, la France tente d’obtenir le soutien croissant de ses partenaires européens avec la mise sur pied de la task force « Takuba », composée de forces spéciales européennes. Un premier contingent estonien est arrivé en juillet. Il devrait être suivi par des forces tchèques puis suédoises. L’inconnue politique à Bamako risque de refroidir d’éventuels soutiens supplémentaires. Il a fallu beaucoup de temps à Macron pour convaincre ses interlocuteurs de s’engager au Sahel. Leur désistement pourrait être plus rapide si l’avenir du Mali semble sans solution à moyen terme ».

Le Mali est devenu en effet un État « surpeuplé » de troupes d’occupation depuis 2013. Comme l’explique le colonel Michel Goya dans les colonnes du Figaro : « Il faut rappeler que les forces françaises ne sont pas les seules forces étrangères sur place, ni même les plus importantes. L’acteur militaire le plus volumineux au Mali est la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations-Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) forte de plus de 13 000 Casques bleus venant de nombreux pays. (…) Il y a aussi la Mission de formation de l’Union européenne au Mali qui a encadré la formation ou la reformation de 14 000 soldats maliens. Des contingents européens réduits sont également associés à Barkhane ou au groupement de forces spéciales Takuba qui est en cours de formation. Il ne faut pas oublier également le commandement américain en Afrique, AFRICOM, qui appuie discrètement toutes les forces alliées. Le Mali fait enfin partie du groupe du G5-Sahel dont la force commune est susceptible d’intervenir sur son territoire ».

La « suractivité » militaire au Mali n’a fait nullement reculer les groupes islamistes. Au contraire, la région du Sahel est devenue l’une des plus dangereuses et meurtrières du continent. Alors que l’objectif déclaré de la France dans la région est de « combattre le terrorisme », les objectifs stratégiques dans la région vont bien au-delà et visent un contrôle serré des ressources naturelles de cette partie de l’Afrique pour l’usage principalement des multinationales françaises.