Maroc : sous le Covid-19, la lancinante question sociale

ANIS CHÉRIF-ALAMI, Orient XXl, 28 JUILLET 2020

En 2002, la loi 65-00 instaure au Maroc le principe d’une couverture médicale de base, qui n’existait pas jusqu’alors. Elle crée une Assurance maladie obligatoire (AMO) pour les salariés inscrits à la Caisse nationale de la sécurité sociale (CNSS), mais elle prévoit aussi un régime d’assurance médicale pour les économiquement démunis (RAMED). Cependant la mise en vigueur de ces dispositifs prendra du temps, à l’instar du RAMED qui n’est généralisé à l’ensemble des établissements de santé publique du Royaume qu’en 2012. C’est sur cette durée de vingt ans que s’est opérée et que continue de s’effectuer la fabrique de nouvelles catégories juridiques d’ayants droit, dont les contours varient et restent l’enjeu de luttes et de débats. La crise actuelle du Covid-19 permet de mesurer les effets de ces mesures.

DROITS FORMELS ET DROITS VÉCUS

L’enquête que j’ai récemment conduite1 auprès de bénéficiaires de ces différents dispositifs d’aide permet d’affirmer qu’ils sont souvent jugés insuffisants ou inaccessibles, en dépit des mesures socio-économiques exceptionnelles prises à l’heure du Covid-19 en faveur des « démunis ». Les expressions du mécontentement restent nombreuses et vives. Elles révèlent l’écart entre les droits sociaux formels et les droits sociaux vécus et, en creux, le caractère éminemment politique de la question sociale au Maroc.

Jusqu’à la mise en application du RAMED pour les personnes « démunies » (en l’occurrence les ménages qui vivent avec moins de 5 650 dirhams (521 euros) par personne et par an), qui garantit la gratuité des soins de santé en milieux hospitaliers, les politiques sociales au Maroc fonctionnaient essentiellement selon un mode assurantiel, où seul le salariat et une activité de travail déclarée sont véritablement protecteurs. La loi 65-00 change les choses avec un processus de protection sanitaire de tout un pan de la population qui ne bénéficiait d’aucune couverture médicale : 11 millions de bénéficiaires du RAMED en 2017 contre 9 millions de bénéficiaires de l’AMO, relevant de la CNSS, la même année.

Si le RAMED s’inspire des techniques économétriques de ciblage direct des ménages promues et élaborées dans les années 1990 par les bailleurs de fonds du système de l’ONU (FMI et Banque Mondiale)2, ce « ciblage » est en fait très étendu (un tiers de la population marocaine) et constitue par là un programme social de très grande ampleur. S’observe ainsi un changement de paradigme qui reformule les principes mêmes de la solidarité, et brouille des distinctions qui semblaient pourtant fonder les politiques antérieures, en particulier, celles qui séparaient le monde du « salariat » de celui du « travail informel ».

UN FONDS POUR LES PERSONNES LES PLUS PAUVRES

Afin de « servir les citoyens ayant perdu leur revenu suite aux contraintes imposées par le confinement », un fonds spécial de gestion de la pandémie du Covid-19 a été créé le 17 mars 2020. Il a visé en priorité les populations pauvres les plus frappées par la crise. Ce fonds s’élève à environ 34 milliards de dirhams, soit trois milliards d’euros. Ses sources sont diverses : les donations institutionnelles publiques s’élèvent à peu près à 29 milliards de dirhams, et celles des sociétés privées réunissent environ 4 milliards de dirhams.

Ce fonds a été utilisé d’abord pour compenser provisoirement les pertes de revenus liées au Covid-19, le montant des transferts variant en fonction du statut des bénéficiaires. La CNSS indemnise ses assurés salariés à hauteur de 2 000 dirhams (environ 183 euros) par personne et par mois, d’avril à juin 2020. Les RAMEDistes – qui postulent soit en remettant un formulaire et une série de documents aux administrations locales les plus proches de leur lieu de résidence, les Caidats ou les Pachaliks, soit en ligne – reçoivent depuis le mois d’avril des aides selon la taille du ménage et le nombre d’enfants. Ils représentent 3,4 millions de ménages.

Enfin, le cas des « autres » citoyens et « ménages » a été longuement discuté. Ils bénéficient depuis le 23 avril 2020 des mêmes aides sociales que les RAMEDistes. Alors que ces derniers avaient attendu plus de dix ans pour bénéficier de l’assurance médicale de base, la crise du COVID-19 et le contexte d’urgence sanitaire ont eu un effet d’accélérateur, et leur ont permis comme aux non RAMEDistes de recevoir ces transferts directs d’argent après seulement quelques semaines d’attente. Par ailleurs, l’utilisation du terme générique de « ménages » traduit une nouvelle dynamique de généralisation de l’aide sociale, ou en tout cas une forte extension de son ciblage.

Parallèlement, la crise du Covid-19 a aussi révélé que le déploiement très tardif et dans l’urgence de ces nouveaux dispositifs d’aide sociale ne suffisaient pas à améliorer réellement le sort de nombreux Marocains et Marocaines qui continuent de vivre dans des situations de forte précarité et de vulnérabilité sociale.

DU FRIC POUR MAWAZIN, MAIS PAS POUR LES HÔPITAUX ?

La généralisation du RAMED en 2012 a entraîné une explosion de la demande et une pression considérable sur les hôpitaux publics, incapables de l’absorber. S’en est suivie une série d’effets pervers, et notamment des coûts supplémentaires à la charge des patients. Plusieurs médecins que j’ai interrogés se sont plaints du fait que la filière de soins ne soit pas rigoureusement respectée. Le RAMED prévoit que le patient se rende d’abord dans le centre de santé public le plus proche, dont le nom est inscrit sur sa carte de bénéficiaire. Mais bien souvent, ces centres de proximité affirment ne pas disposer du matériel nécessaire à sa prise en charge. Il est ainsi redirigé vers un centre hospitalier plus grand, plus éloigné aussi, tels que les centres hospitaliers universitaires (CHU) des grandes villes. Le patient doit alors s’acquitter de frais de transports, et prévoir le paiement d’une chambre d’hôtel, s’il n’a pas de proches susceptibles de l’accueillir dans la ville où il se rendrait.

Les patients RAMEDistes interrogés se plaignent aussi souvent du manque de matériel et de personnel dans les centres hospitaliers publics, même les plus importants. L’un d’entre eux s’indigne du fait que le CHU d’Ibn Rochd de Casablanca ne dispose que d’une seul IRM, « en panne une fois sur trois », ajoute-t-il. Ils se plaignent enfin de la longueur des files d’attente, réelles ou virtuelles, qui sont souvent perçues comme empreintes d’une forme de cruauté :

Tout ce qui nous reste, c’est d’attendre d’être dix fois enterrés avant d’obtenir un rendez-vous pour une urgence. C’est ce qui est arrivé au père d’un de mes amis. Il était très malade, il est parti aux urgences. Ils lui ont dit de revenir dans trois semaines. Il est mort entre temps… L’hôpital nous a confirmé l’obtention de son rendez-vous alors qu’il était déjà mort3.

Les écarts dans les possibilités d’activation des droits sociaux sont perçus comme insupportables et inacceptables par de nombreux enquêtés RAMEDistes :

Il y a du pognon dans ce pays, tout le monde le sait. Ils [le personnel de l’hôpital Ibn Rochd] nous disent que l’IRM est en panne et qu’il faudra quelques semaines pour le réparer, en attendant la pièce de rechange, et ils ne s’étonnent même plus qu’un des plus grands hôpitaux du Maroc (NDR : un CHU qui plus est, censé être mieux équipé qu’un centre hospitalier ordinaire) n’ait qu’un seul IRM. (…) Le pays préfère dépenser du fric pour Mawazin4 et pour Shakira (…)5.

UN PROBLÈME AVANT TOUT POLITIQUE

Depuis vingt ans, les gouvernements successifs se sont engagés dans des réformes visant à étendre la couverture sociale à la population, mais cela ne s’est pas fait sans difficultés, puisque les personnes non couvertes restent très nombreuses, ni sans problèmes de fonds, à cause de la question du financement du RAMED. Les personnes censées être couvertes au niveau sanitaire ne bénéficient pas encore complètement de leurs droits sociaux comme le prévoyait la loi de 2002, et la vulnérabilité de nombreux groupes dit « couverts » médicalement persiste, ainsi que leur frustration. Le Covid-19, comme on l’a noté plus haut, a certes accéléré le train des réformes sociales, mais il a aussi mis en lumière de nombreux problèmes sociaux et politiques qui préexistaient à l’épidémie.