Le vieux monde arabe se meurt, le nouveau n’émerge pas encore

 

JEAN-PIERRE PERRIN, Médiapart, 31 juille7 2020

 

L’Irak est en faillite, avec des milices qui font la loi, la résurgence de l’État islamique et la présence de l’armée turque sur son territoire. La Syrie l’est aussi, déchirée en trois morceaux avec un gouvernement qui n’a survécu que grâce à ses alliés russe et iranien.

La Libye est coupée en deux, avec des ingérences multiples pour soutenir l’un ou l’autre camp. Le Yémen se désintègre dans une agonie sans fin, sous les bombardements saoudiens, avec le Sud en sécession. Il faudrait ajouter à cet état des lieux la situation accablante de l’Égypte, du Liban, de la Somalie, du Soudan, de l’Algérie…

Mais cet état de chaos qui monte en puissance depuis 2011 signifie-t-il pour autant la dislocation du monde arabe ? Et la fin de ce qu’on appelle le modèle westphalien, qui érige l’État-nation comme socle du droit international, fait en sorte que les États se reconnaissent mutuellement comme légitimes sur leur territoire propre et interdit à tout État de s’immiscer sur le territoire de l’autre ?

Pour le politologue et universitaire Ziad Majed, « l’échec des révolutions arabes (mis à part en Tunisie) et des transitions politiques d’un côté, et, de l’autre, la férocité des contre-révolutions menées par les armées et les élites des anciens régimes soutenues par un puissant axe régional, dirigé par Abou Dhabi et Riyad, ont transformé l’Égypte, Bahreïn, la Libye et le Yémen en terres de répression (pour les deux premiers) ou de déchirements et guerres civiles (pour les deux derniers). »

« Cela a ainsi réveillé les “démons” des anciennes divisions et revendications régionales ou territoriales auxquelles le chaos, l’absence de dialogue national et de gouvernements centraux ont donné une certaine légitimité populaire », poursuit-il, mais « il n’est pas si sûr que la situation terriblement dramatique de la région mette pour autant le modèle westphalien en question. » 

L’historien Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po Paris et auteur du livre Les Arabes, leur destin et le nôtre (La Découverte, 2018), ajoute qu’il faut interpréter l’actuelle situation dans « la perspective de longue durée de la lutte de ces peuples pour l’autodétermination ».

 

« Les indépendances postcoloniales, remarque-t-il, ont en effet été détournées par des systèmes dictatoriaux dont la contestation a pris une tournure révolutionnaire à l’échelle de la région, au début de 2011, entraînant une réaction contre-révolutionnaire d’une férocité inédite. Cette contre-révolution a été menée au Moyen-Orient par les deux théocraties que sont l’Iran, chiite, et l’Arabie saoudite, sunnite, qui ont tout fait pour polariser confessionnellement la région pour mieux y enterrer l’espoir démocratique. »

« La descente aux enfers de la Syrie et du Yémen, poursuit-il, s’est accompagnée d’une internationalisation de ces crises qui a contribué à déposséder encore plus les peuples concernés de la maîtrise de leur propre destin. Mais le paradoxe demeure que cette lutte apparemment désespérée pour l’autodétermination se déroule toujours dans le cadre des frontières héritées de l’ère coloniale. »

L’Irak

La faillite de l’État irakien pourrait se raconter à travers l’histoire tragique de Hicham al-Hachemi. Opposant à Saddam Hussein et emprisonné jusqu’à la chute du dictateur, il était devenu l’un des meilleurs spécialistes des réseaux djihadistes, le premier à avoir mis en lumière le rôle des officiers du défunt dictateur dans l’organisation de l’État islamique (EI). Il a été assassiné le 6 juillet à Bagdad. Non pas par les hommes de Daech mais par les tueurs de l’une des innombrables milices chiites pro-iraniennes, dont le chercheur dénonçait inlassablement la mainmise sur l’État – il devait le jour même participer à une émission de télévision en direct sur ce sujet.

Sa mort témoigne que l’État irakien a été une fois de plus impuissant à protéger ses intellectuels. Car, depuis plusieurs mois, il faisait partie d’une liste de quatorze personnalités menacées sur les réseaux sociaux par certaines de ces milices, dont l’une des plus radicales, le Kataëb Hezbollah, fait figure de principal suspect. Le nouveau premier ministre Moustapha al-Kazimi a promis que les coupables seraient traduits en justice. Il n’y a encore eu aucune arrestation.

Le nom de Hicham al-Hachemi s’ajoute à la liste sans fin des journalistes, activistes de la société civile, universitaires assassinés par les miliciens les plus radicaux, hier sunnites, aujourd’hui chiites. Ces milices chiites ont déjà tué, ouvertement et en plein jour, quelque 600 activistes participant au grand mouvement national de révolte populaire qui perdure depuis le 1er octobre, en dépit de l’épidémie de Covid-19, et blessé des milliers d’autres manifestants. Des assassinats menés en toute impunité par des tueurs, souvent à moto.

Si Hicham al-Hachemi, personnalité très respectée en Irak, a été tué c’est parce qu’il soutenait le soulèvement de la jeunesse et militait pour un État de droit. Son meurtre porte d’ailleurs un double message. L’un est adressé à tous ceux qui se refusent à accepter la tutelle de l’Iran sur le pays. L’autre au premier ministre – et ami du chercheur – pour lui signifier qu’il ne doit pas franchir certaines lignes rouges, dont la limitation du pouvoir des milices à l’heure où celles-ci mènent une guerre larvée contre les dernières bases américaines en Irak.

Car, pour la première fois depuis l’invasion américaine de 2003, un bras de fer s’est engagé entre un chef du gouvernement et les milices liées à l’Iran. Moustapha al-Kazimi veut ainsi satisfaire l’une des revendications du vaste mouvement de protestation qui exige la fin des bandes armées, ce qui lui permettrait, s’il y parvient, d’acquérir la base sociale qui lui fait défaut. Cela l’aiderait aussi à obtenir une aide financière substantielle des États-Unis à l’heure où le pays traverse une crise économique absolument dévastatrice.

La réponse à ce défi a été l’assassinat du chercheur, qui pourrait être suivi par d’autres. L’entreprise est donc à très haut risque. Fin juin, une douzaine de militants membres de Kataëb Hezbollah, arrêtés alors qu’ils se préparaient à tirer des roquettes sur la « zone verte » (l’enclave ultra-protégée de Bagdad où sont installés les ministères et la plupart des ambassades), étaient relâchés quelques heures plus tard.

À peine étaient-ils libres que la milice, pour montrer sa toute-puissance, organisait une manifestation d’hostilité à l’égard du premier ministre pour le menacer, piétiner son portrait et annoncer qu’elle allait le poursuivre en justice pour « enlèvement ». Autant de signes illustrant la désintégration de l’État-nation au profit de « l’État-milices », selon l’expression du chercheur irakien Adel Bakawan.

Celle-ci a d’autres conséquences. Elle a permis la résurgence de l’État islamique. Désormais, dans les provinces d’Al-Anbar, Ninive, Salaheddin, Kirkouk et Diyala, la guerre a repris. Pas une journée sans attentats-suicides ou à la voiture piégée, kidnappings, embuscades contre les forces de sécurité, attaques contre des institutions de l’État. Elle est favorisée par la fracture toujours plus large entre Bagdad et Erbil, siège du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK).

Les deux entités s’affrontent notamment sur la question des « territoires disputés », vaste zone de 45 000 km², située entre la région autonome kurde et le reste de l’Irak, où prospèrent les combattants de Daech, qui profitent du manque de coopération entre l’armée irakienne et les peshmergas kurdes.

Mais le GRK et Bagdad s’opposent également sur des questions aussi existentielles que la présence de l’armée turque dans le nord de l’Irak où elle pourchasse le PKK. Alors que le gouvernement irakien rejette légitimement l’offensive turque, Erbil, qui a des relations diplomatiques, sécuritaires et surtout économiques – quelque 13 milliards de dollars d’échanges par an – très étroites avec Ankara, la soutient discrètement du fait de son hostilité à l’égard du PKK – les deux entités kurdes se voient comme des ennemis.

Peut-on craindre dès lors, à la faveur des antagonismes chiites-sunnites et Arabes-Kurdes, la dislocation du pays ? Non, répond Jean-Pierre Filiu : « En Irak, les cycles de guerre civile s’alimentent justement de la compétition pour le pouvoir central, alors que le séparatisme kurde, pourtant consacré par le référendum de 2017, a conduit à une défaite historique du nationalisme kurde, contraint de céder la riche région de Kirkouk et, finalement, de négocier la levée des sanctions de Bagdad. » 

 

On est entré dans une phase qui ressemble désormais à celle de 1915-1920»

La Syrie

Même si Bachar al-Assad a remporté une victoire militaire sur l’insurrection, son pays est désormais brisé et ruiné, avec un tiers de la population réfugiée à l’extérieur. L’économie, déjà agonisante, va encore souffrir davantage de l’adoption, le 16 juin, du Caesar Act par le Congrès américain qui interdit, sous peine de lourdes sanctions financières, toute transaction avec le régime et empêche toute reconstruction. Plus de souveraineté non plus puisque la Syrie est dirigée en sous-main par la Russie et l’Iran, ces deux pays s’ingéniant à humilier le raïs de toutes les façons.

Et pas moins de… neuf armées étrangères continuent d’opérer sur le territoire syrien.

La paix tarde, également. Le pays est toujours partagé en quatre zones : la « Syrie utile », que possède le régime ; la province d’Idlib que n’a toujours pas reconquise l’armée syrienne en dépit des bombardements terribles de l’aviation russe sur la population ; les vastes provinces à l’est de l’Euphrate, contrôlées par les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui rassemblent les milices kurdes de l’YPG (Unités de protection du peuple), des combattants arabes et certaines tribus, soutenues par quelques unités résiduelles de la Coalition internationale, dont la France ; enfin, les cantons du Rojava en partie conquis depuis l’automne 2019 par l’armée turque et ses supplétifs, pour l’essentiel des groupes islamistes syriens.

La Libye

Du temps du colonel Khadafi, la Libye, comme la Syrie et l’Irak, était crainte pour sa capacité de nuisance. Aujourd’hui, elle s’est déchirée en deux : la Cyrénaïque d’un côté, aux mains du « maréchal » Haftar, soutenu par la Russie, dont les mercenaires du groupe Wagner, les Émirats arabes unis, l’Égypte, la France, et la Tripolitaine de l’autre, dirigée par le gouvernement de Fayez el-Sarraj, appuyé par la Turquie et le Qatar.

« On voit bien, indique Jean-Pierre Filiu, que c’est le pouvoir à Tripoli que visait Haftar, maître de la Cyrénaïque, en lançant, en avril 2019, son offensive contre la capitale, qui a finalement tourné au désastre. Ni Haftar ni le gouvernement de Tripoli ne se revendiquent d’une identité régionale, tripolitaine ou cyrénaïque : ils s’affrontent pour le pouvoir sur toute la Libye. »

Le passé pèse cependant sur la situation actuelle autant que les ingérences. « La marginalisation subie par l’Est libyen depuis que Mouammar Kadhafi avait établi sa capitale à Tripoli à l’ouest du pays après 1969 a joué en faveur de Haftar et ses troupes, du moins au début de son mouvement. S’ajoute tout un lot de manipulations étrangères qui poussent toutes les différentes tendances à s’affronter tandis que le pays sert de terrain aux luttes régionales, devenues militaires, qui opposent les Turcs et Qataris aux Émiratis et aux Saoudiens », résume Ziad Majed.

Le Yémen

Avec la guerre civile, la pandémie du Codiv-19, les bombardements de l’aviation saoudienne qui n’épargnent même pas son patrimoine historique, l’un des plus riches du monde arabe, la terreur des groupes islamistes liés à Al-Qaïda ou à l’État islamique, et, à présent, la famine, c’est une descente sans fin aux enfers que connaît le Yémen depuis 2011. S’ajoute la volonté de partition de certains acteurs dans un pays désormais divisé en trois zones, voire quatre, en conflit les unes avec les autres.

À présent, le grand port d’Aden, contrôlé par le Conseil de transition du Sud (CTS), est de facto indépendant. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le Yémen est menacé par des visées sécessionnistes depuis sa réunification en 1990. En 1994, le Sud, qui s’estimait lésé, avait réclamé le retour à l’indépendance. S’ensuivit une guerre civile qui ravagea Aden, livrée notamment aux milices des Frères musulmans d’Al-Islah, qui, participant à la reconquête du Sud, considéraient ses habitants comme des mécréants et s’employèrent à la piller et à la détruire.

D’où un ressentiment profond à l’égard de Sanaa et des revendications indépendantistes qui n’ont jamais cessé. « Le séparatisme du Sud n’a pu se développer récemment qu’avec l’appui des Émirats arabes unis, qui jouent ainsi contre l’Arabie saoudite, pourtant leur alliée dans la coalition contre les rebelles houthistes. Et c’est précisément parce que les Houthistes s’étaient emparés d’Aden et du Yémen du Sud en 2015 que cette coalition menée par Riyad a lancé sa campagne toujours en cours au Yémen, alors qu’elle avait toléré la mainmise houthiste sur le nord du pays », explique Jean-Pierre Filiu.

Aussi les Émirats arabes unis ont-ils entraîné et équipé les forces du Sud. But de l’opération : créer un protectorat dans le cadre d’une stratégie de projection visant à établir une présence directe sur les voies maritimes du Golfe jusqu’en mer Rouge, le long du littoral yéménite. C’est ce que Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du golfe Persique et de la Corne de l’Afrique, appelle la « maritimisation des Émirats ».

Le même chercheur ajoute : « Derrière la question posée de l’unité du Yémen, et de la légitimité de son président, se pose celle de la volonté de la population de se doter d’institutions adaptées, et de moyens de s’intégrer de manière efficace à l’économie-monde : si Aden a vocation à redevenir le port d’entrée de la mer Rouge, et un pôle de desserte régional entre le sous-continent indien, la péninsule Arabique et le continent africain, peut-être aurait-elle besoin d’une structure de cité-État, comme le furent les prospères cités italiennes ou hanséatiques, épaulée du chapelet de ports de desserte locale ou régionale sur les côtes du Hadramaout. »

Pour le moment, la sécession d’Aden demeure une exception, même si on note ici et là une profonde volonté d’autonomie de certaines communautés. « On peut dès lors se demander si la notion d’État failli, hier infamante et associée à un défaut de gouvernance, ne prélude pas à des recompositions sur des bases à la fois plus homogènes, mais surtout plus pragmatiques », analyse Marc Lavergne.

Mais est-ce que le fait national a pour autant disparu du monde arabe ? « Non, pas nécessairement, répond, de son côté, l’historien et politologue sur le Moyen-Orient Jonathan Piron, conseiller au sein d’Etopia, un centre de recherche basé à Bruxelles. Les manifestants en Irak se réclament d’un nationalisme même s’il y eut à Bassorah, la grande ville du Sud, des mobilisations avec des drapeaux demandant l’indépendance de la zone. Mais cela reste limité et c’est plus le reflet de l’incurie de l’État central que d’un sentiment qui habite la population. »

« En Syrie, remarque le même chercheur, l’ambition nationale des révoltés est toujours là – on la distingue dans le slogan “un, un, le peuple est toujours un”, même si on a vu des fragmentations survenir. Si on regarde aussi les autres poussées autonomes, comme celles incarnées par les groupes kurdes en Irak et en Syrie, il n’y a pas de volonté de scission. Ils demeurent dans un cadre fédéral même si ce choix est tactique. Pour assurer leur survie. »

Reste un avenir qui s’annonce des plus sombre pour une grande partie du monde arabe. « Même si le modèle westphalien demeure, on est entré dans une phase qui ressemble désormais à celle de 1915-1920, avec un “ancien monde” qui s’écroule, qui meurt, et des incertitudes qui règnent s’agissant de celui qui pourrait le remplacer », conclut Ziad Majed.