Mexique : Lopez Obrador face au défi de la violence

Luis Reygada,  Le vent se lève, 4 février 2019

Le premier président progressiste de l’histoire moderne du Mexique a hérité d’une situation désastreuse du point de vue sécuritaire. Après 12 ans d’une stratégie de « guerre contre les cartels » qui a enlisé le pays dans un drame humanitaire sans précédent, il peine à freiner la courbe de la violence.

L’Amérique latine est la région la plus violente du monde. Alors qu’elle ne réunit que 8 % de la population mondiale, elle concentre à elle seule plus de 30 % des homicides commis à travers la planète. Une « épidémie », selon les termes de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, qui peut s’expliquer par divers facteurs : crime organisé, armes à feu, taux d’impunité, niveaux des inégalités… À ces funestes ingrédients le Mexique en a rajouté un autre qui n’a fait qu’empirer les choses.

Élu en 2006 dans des circonstances plus que douteuses, le président Felipe Calderón (Parti action nationale, droite) s’est empressé d’éclipser son manque de légitimité en endossant l’uniforme de commandant en chef des Forces armées. Afin d’asseoir son autorité, il décide – à peine quelques jours après son investiture – de lancer une offensive contre les puissants cartels de la drogue. La « guerre contre le narcotrafic » est ainsi officiellement déclarée.

2006 – 2018 : LA « GUERRE CONTRE LES CARTELS »

Cette décision, qui bouleversera profondément la société mexicaine, se révèlera être totalement contreproductive. Soutenue par les États-Unis avec lesquels Calderón s’empresse de signer un accord de coopération (l’Initiative de Mérida), elle consiste principalement à impliquer l’armée dans les missions de sécurité publique. Les militaires sortent des casernes et l’accord tacite reposant sur la corruption qui liait barons de la drogue et autorités est rompu. Les affrontements se multiplient et les cartels, qui avaient l’habitude de ne se faire la guerre qu’entre eux visent dorénavant aussi l’État.

Mais c’est bien la population civile qui paye le prix fort : elle se retrouve peu à peu prise en étau et plusieurs régions sombrent dans le chaos de la violence. Les indices explosent. Les homicides augmentent de 150 % durant le sexennat de Calderón (2006-2012). Son successeur, Enrique Peña Nieto (Parti révolutionnaire institutionnel, centre droit), poursuivra la même politique mortifère jusqu’à la fin de son mandat.

La militarisation du pays est alors dénoncée de toute part, notamment par la Commission Interaméricaine des droits de l’homme et l’ONU. Le constat est catastrophique : avec pas moins de 250 000 morts, le Mexique se place dans le trio de tête des pays les plus dangereux du monde, devancé seulement par la Syrie. Le taux d’homicides y a en effet été multiplié par 3, passant de 9,85 pour 100 000 habitants en 2006 à 29,27 en 2018. À cela il faut ajouter les centaines de milliers de déplacés, l’existence de plus de 1 500 fosses clandestines, 95 journalistes assassinés… Dans un contexte de recrudescence des cas de torture et d’exécutions extrajudiciaires, la violation des droits de l’homme devient une pratique généralisée impliquant autant les autorités civiles que militaires.

La crise est inédite. Alors qu’à l’époque la plupart des médias dirigent l’attention de la communauté internationale vers d’autres pays comme le Venezuela, le Mexique traverse la pire situation du continent en matière de droits de l’homme. Des ONG locales – soutenues par la Fédération internationale des droits de l’homme – vont jusqu’à dénoncer à la Cour pénale internationale des crimes de lèse humanité perpétrés à l’encontre de la population, commis tant par les cartels que par les forces gouvernementales. On estime à 60 000 le nombre de « desaparecidos », ces personnes victimes de disparition forcée. Un chiffre hallucinant qui évoque l’époque des dictatures militaires d’Amérique du Sud et leur Plan Condor. Le Comité de l’ONU contre les disparitions forcées n’hésite pas à dénoncer une « tragédie humanitaire » un contexte de « disparitions généralisées » tout en pointant du doigt l’implication récurrente d’agents de l’État.

Et pour quels résultats ? Loin d’avoir perdu la guerre, les narcotrafiquants ont conservé toute leur capacité de nuisance. Le nombre de cartels a d’ailleurs augmenté et ceux-ci ont diversifié leurs activités, s’adonnant désormais aussi à l’extorsion, à la traite de personnes ou encore au trafic de combustible. Pire encore, une constellation de plus de 80 organisations criminelles plus ou moins indépendantes a surgi tout autour d’eux, ce qui rend la situation encore plus explosive qu’auparavant. Lorsqu’en juillet 2018 le candidat de la gauche Andrés Manuel Lopez Obrador (Mouvement de régénération nationale) remporte triomphalement les élections présidentielles, la population attend beaucoup de celui qui a promis de mettre un terme à cette guerre pernicieuse et de renvoyer les militaires dans leurs casernes (…)

AMLO : NOUVELLE STRATÉGIE SÉCURITAIRE

« AMLO » prend possession de ses fonctions 5 mois plus tard, le 1er décembre 2018. Après douze ans de descente aux enfers, le pays qu’il reçoit est exsangue. Au sentiment d’insécurité qui touche 75 % de la population viennent s’ajouter corruption endémique, collusion rituelle entre pouvoirs publics et délinquance, délitement des institutions et un état de droit bien trop souvent malmené… Avec un système judiciaire au bord de l’effondrement dans plus de trois-quarts du territoire (manque de personnel et de moyens), rien d’étonnant à ce que l’impunité s’impose (taux de 99.3 %) et à ce que prédomine la défiance envers les autorités (90 % des délits ne sont pas dénoncés). S’il est exagéré de parler d’État défaillant, il est par contre impossible de nier l’existence d’un système amplement gangrené tout comme le grave niveau de décomposition sociale prévalant dans certaines régions. Il faudra moins d’une semaine pour que le nouveau secrétaire d’État chargé des Droits de l’homme, Alejandro Encinas, fasse une annonce sidérante : « Il y a 26 000 corps non identifiés dans les morgues du pays« .

Alors que l’année 2018 s’était terminée sur une moyenne de près de 100 homicides par jour (devenant la plus violente de l’histoire moderne du Mexique), AMLO proclame le mois suivant que la guerre est officiellement finie. Il remplace la stratégie de lutte frontale contre les cartels par une nouvelle approche qui se veut plus humaine. Sa démarche consiste notamment à traiter les facteurs sociétaux qui alimentent la délinquance : chômage, manque d’opportunités, misère dans les campagnes. C’est l’un des objectifs des différentes bourses et programmes sociaux lancés par son gouvernement et dont bénéficient bientôt 20 millions de Mexicains.

Le manque de confiance envers les forces de police régionales et municipales le pousse néanmoins à revenir sur sa promesse de campagne : il s’appuie sur différents corps de police militaire pour créer une nouvelle entité, la Garde nationale. Bien qu’ayant placé le respect des droits de l’homme au cœur du nouveau dispositif – qui compte d’ailleurs sur l’aval du Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies – le rétropédalage est fortement critiqué par nombre d’organisations qui dénoncent une perpétuation de la militarisation du pays. Mais les forces armées jouissent du plus haut taux de confiance auprès de la population, sont mieux entraînées et beaucoup moins corrompues : impossible de s’en priver.

En revanche, c’est de l’aide des États-Unis dont AMLO compte bien se passer : il projette d’abandonner l’Initiative de Mérida. Devenu la clé de voûte de la collaboration entre les deux gouvernements dans le cadre de la lutte contre la drogue et le crime organisé, l’accord s’est surtout montré bénéfique pour l’industrie de l’armement étatsunienne. Il a aussi permis de justifier une intromission toujours plus accentuée des services de sécurité et de renseignement de Washington en territoire mexicain. C’est pourquoi AMLO compte mettre en place une révision globale de la stratégie de coopération. « Nous voulons des investissements pour la création d’emplois, pas du soutien militaire », déclare-t-il début mai 2019.

DES RÉSULTATS QUI TARDERONT À ARRIVER

Toujours est-il que la nouvelle politique de pacification – résumée dans la formule « des accolades, pas des balles » – tarde à porter ses fruits. Loin de diminuer, les chiffres de la violence maintiennent au contraire leur tendance à la hausse. Tout indique que la première année de mandat d’AMLO verra dépasser les 36 000 homicides comptabilisés en 2018 (les chiffres définitifs pour l’année 2019 n’ont pas encore été publiés). Le manque de résultats rapides est sévèrement pointé du doigt et les critiques pleuvent sur la stratégie sécuritaire du gouvernement. L’opposition, pourtant totalement responsable de la situation actuelle, dénonce un supposé manque de fermeté face aux criminels.

Quant au président Donald Trump, il profite du fait que la Garde nationale essuie plusieurs échecs sanglants face aux cartels pour s’engager dans des déclarations interventionnistes : il propose sans ambages d’envoyer son armée pour « faire le travail rapidement et efficacement. » Et de remettre en cause le changement de stratégie opéré par AMLO : « C’est le moment pour le Mexique, avec l’aide des États-Unis, de mener une guerre contre les cartels de la drogue et de les éliminer de la surface de la terre  ». Une « guerre », soit reprendre le chemin qui a pourtant provoqué le désastre.

De son côté, le ministre des Affaires étrangères mexicain Marcelo Ebrard rappelle que la meilleure contribution que les Etats-Unis puissent faire est « non pas de fournir des hélicoptères mais plutôt de freiner le trafic d’armes de guerre  ». En effet, en vente libre dans de nombreux États voisin, on calcule que plus de 2 millions d’armes auraient traversé illégalement la frontière vers le Sud durant ces 10 dernières années. Mais Trump préfère jeter de l’huile sur le feu au lieu de s’occuper sérieusement de ce problème ou de celui de la demande de produits stupéfiants : il menace désormais de classer les cartels mexicains comme « organisations terroristes ». Un label qui ouvrirait la porte à toujours plus d’ingérence.

Tout porte à croire que les insuccès du gouvernement mexicain en matière sécuritaire sont profitables aux intérêts de Washington. Fin mai 2019, le Mexique s’était vu obligé – face à un chantage aux tarifs douaniers imposé par Trump – d’accepter de dévier 6 000 membres des forces de l’ordre de leur mission principale en les déployant à la frontière sud, afin de freiner le flux des migrants en provenance d’Amérique centrale. Un chantage aux tarifs douaniers imposé par Trump transformait ainsi une partie de la toute nouvelle Garde nationale en sous-traitante de l’US Border Patrol.

Ainsi, après un an au pouvoir, le panorama sécuritaire s’avère très compliqué pour AMLO. Bien qu’ayant réaffirmé le mois dernier que la lutte contre la criminalité demeurait sa priorité absolue, comment répondre aux attentes d’une population à bout et qui exige des résultats rapides au vue de la situation calamiteuse dont il a hérité ? D’autant plus qu’elle nécessitera forcément du temps pour s’assainir. La solution est loin d’être évidente. Le ministre de la Sécurité Alfonso Durazo déclarait il y a quelques jours face aux 2 000 nouvelles recrues de la Garde nationale : « Des mois difficiles nous attendent, et particulièrement pour vous ».

Le Mexique n’est pas encore sorti de son bourbier.