MARIE HIBON, Médiapart, 17 février 2020
Dans un pays où dix femmes sont assassinées chaque jour, l’exploitation d’un fait divers particulièrement effroyable par la presse tabloïd a provoqué une vague de colère contre l’inaction des autorités.
Mexico (Mexique), correspondance.– Ingrid Escamilla avait 25 ans et les rêves d’une jeune femme de son âge. Originaire d’un village de l’État de Puebla, au sud-est de Mexico, elle vivait dans la capitale mexicaine, était diplômée en tourisme, venait d’enlever son appareil dentaire et en profitait pour multiplier les photos. Sur ses réseaux sociaux, elle documentait soigneusement une vie qu’elle voulait insouciante, faite de concerts, de voyages et de bénévolat.
Mais quelqu’un d’autre a décidé des dernières images qu’Ingrid laisserait derrière elle. Le 9 février, la jeune femme a été brutalement assassinée par son compagnon de vingt ans son aîné, dans le domicile qu’ils partageaient au nord de Mexico. Après l’avoir poignardée, l’homme l’a dépecée, tentant de se débarrasser de son corps avant d’être interpellé. Dans la vidéo de ses aveux, il reconnaît, le torse encore éclaboussé de sang, avoir tué sa compagne après une dispute où elle lui reprochait sa consommation d’alcool.
Les images du crime, particulièrement atroces, ont fait la joie des tabloïds mexicains. Depuis les dossiers des autorités, elles ont trouvé leur chemin vers les couvertures des journaux les plus racoleurs du Mexique, ceux que les kiosquiers ne manquent jamais d’afficher en vitrine pour appâter le chaland. « La faute à Cupidon », titrait l’un d’entre eux au-dessus d’une photo particulièrement explicite du corps mutilé de la jeune femme.
Alliant l’outrage à l’horreur, l’affaire a déclenché une large vague d’indignation au Mexique, où dix femmes sont assassinées chaque jour en moyenne. Vendredi 14 février, à l’aube d’une journée marquée par des rassemblements dans plusieurs endroits du pays, un groupe de jeunes femmes s’est réuni pour exiger justice sous les fenêtres de la présidence, où le chef de l’État Andrés Manuel López Obrador tient chaque jour à sept heures une conférence de presse. « État féminicide », ont-elles tracé à l’aérosol en larges lettres sur les portes en bois du bâtiment, éclaboussées de peinture rouge sang.
Georgina, la vingtaine, s’époumone dans le mégaphone : « Réponds-nous, président ! Maintenant, il faut agir ! Ça suffit !!! » « Personne ne nous entend, explique-t-elle ensuite, le souffle court. La stratégie des autorités ne marche pas, elle ne marche tellement pas qu’Ingrid a pu être… a pu être… » Sa voix s’étrangle. « On est venues exiger que le président garantisse notre sécurité. C’est lui qui a les cartes en main pour agir et pourtant il ne le fait pas. Ce ne sont pas des faits isolés, l’assassin d’Ingrid ne s’est pas levé un matin en se disant je vais l’écorcher. Ce sont des problèmes structurels, comme l’impunité : combien d’Ingrid existent au Mexique sans qu’on n’en ait entendu parler ? »
Plus de 130 femmes ont été assassinées depuis le début de l’année au Mexique, selon le décompte de plusieurs activistes alors que les statistiques officielles ne sont pas encore disponibles. L’an dernier, les autorités ont recensé 1 006 féminicides – une catégorie pénale encore récente au Mexique, sous le coup de laquelle tombent de plus en plus d’assassinats de femmes –, mais cela est encore loin d’être représentatif de la réalité du pays. Entre 2015 et 2019, les homicides volontaires de femmes sont en hausse de plus de 60 %.
Au Mexique, les cas de féminicides dont la cruauté ou les enquêtes bâclées font descendre les jeunes femmes dans la rue pour réclamer un sursaut des autorités sont légion. « Avant Ingrid, il y a eu Lesvy [étudiante assassinée en 2017 par son petit ami sur le campus de la UNAM, la plus grande université de Mexico, et dont les autorités avaient conclu dans un premier temps au suicide à l’aide du cordon d’une cabine téléphonique – ndlr], Abril [assassinée fin 2019 par balles alors qu’elle s’éloignait de son mari qui avait tenté de l’assassiner à coup de batte dans son sommeil. L’homme, ancien directeur d’Amazon au Mexique, est recherché par la justice mexicaine et serait désormais en fuite aux États-Unis – ndlr]… Et il y en aura d’autres, prédit Georgina. Car la violence n’est pas près de s’arrêter. »
La diffusion de ces photos macabres par la presse à scandale, rendue possible par la probable complicité des policiers chargés du dossier, a rappelé à quel point la violence contre les femmes est enracinée dans la société au Mexique. « Dans ces journaux de caniveau, sur une face il y a une femme à moitié nue, et sur l’autre une femme en morceaux, s’alarme Julia, 24 ans, venue manifester en souvenir d’Ingrid. Ça dit quoi, ça ? Ça dit que c’est normal de s’en prendre aux femmes. »
Pour la sociologue et journaliste Lucia Lagunes Huerta, qui observe le traitement des féminicides dans la presse de longue date, « les médias se concentrent sur les faits de violence : l’info, c’est qu’une femme a été tuée, qu’elle a reçu 50 coups de couteau ou qu’on l’a noyée. On donne volontiers les détails morbides, mais on ne s’attache jamais à décortiquer la cause de cette violence ».
Ce traitement de l’actualité s’appuie sur la connivence avec les autorités, explique la journaliste. Les fuites, comme ces photos monstrueuses, sont monnaie courante : « Les rubricards de faits divers nous ont raconté que la police et le bureau du procureur leur donnent régulièrement accès aux dossiers. Cette relation de complicité entre le gouvernement et les médias remonte à très loin et doit être rompue, car ces fuites ont une intention claire : affaiblir la victime, dont on va donner le nom, l’adresse… Cela peut mettre la victime et l’enquête en danger. »
Face à l’indignation suscitée par le cas d’Ingrid, les autorités ont annoncé l’ouverture d’une enquête pour identifier la source des images publiées, et déposé un projet de loi criminalisant les fuites à la presse par des fonctionnaires de l’État. Trop peu, trop tard, pointent les manifestantes dans un pays où six femmes sur dix témoignent avoir subi des violences et où la peur de dénoncer et les défaillances de l’État ne permettent la résolution que d’un infime pourcentage de cas.
Interpellé vendredi pendant sa conférence de presse quotidienne par une militante des droits des femmes, le président Andrés Manuel López Obrador, qui a régulièrement déçu par son incapacité à démontrer une réelle compréhension du problème de la violence contre les femmes, s’est retranché derrière un incongru « décalogue » égrenant des mesures plus génériques les unes que les autres, comme « Protéger la vie des hommes et des femmes », ou « Non aux agressions contre les femmes ».
Sur les réseaux sociaux, les internautes ont massivement diffusé ces derniers jours des images de lacs paisibles, nuées de papillons et autres paysages esthétiques qu’Ingrid aurait sans doute aimé ajouter un jour à sa collection de photos de voyages, accompagnées des hashtags les plus utilisés de l’affaire, pour noyer les photos macabres de sa dépouille dans les tréfonds des algorithmes et rendre un peu de sa dignité à la jeune femme joyeuse assassinée par son compagnon.