Migrations : mythes et réalités

François Gemmene, Extraits d’un texte paru dans Alternatives Sud, vol XX11, no.1, 2015

 

La migration est un phénomène complexe, caractérisé par quatre tendances structurelles : l’accélération des mouvements migratoires, leur diversification, leur mondialisation et leur féminisation. Chaque année, de plus en plus de personnes se déplacent, pour des raisons très différentes, de et vers un nombre croissant de pays et de régions, tant au Nord qu’au Sud. Des pays qui étaient jadis des pays d’émigration deviennent aujourd’hui des pays d’immigration ou de transit – on pense bien sûr à l’Italie, mais c’est aussi le cas des pays d’Asie centrale, par exemple. Alors que la migration, il y a quelques décennies, était plutôt un phénomène masculin, les femmes constituent aujourd’hui près de la moitié des migrants.

Les raisons qui poussent autant de personnes à migrer sont évidemment très diverses, et difficiles à agréger : chaque migration est une histoire individuelle, et souvent aussi un déracinement. Certains partent pour trouver du travail, d’autres pour poursuivre leurs études, tandis que d’autres encore se mettent à la recherche d’un environnement moins hostile. D’aucuns partent rejoindre leur famille, et beaucoup migrent pour des périodes limitées, de manière à diversifier ou à augmenter leurs revenus. À côté des migrations permanentes, on observe aussi des mouvements migratoires cycliques ou saisonniers. D’un point de vue micro-économique, la migration représente souvent un investissement considérable pour les migrants : c’est un processus qui coûte très cher, a fortiori s’il implique un franchissement de frontière – souvent l’équivalent de plusieurs années de salaire. Dès lors, les plus pauvres, les plus vulnérables, sont souvent condamnés à l’immobilité, incapables de s’offrir le luxe de changer de vie.

Pour des millions de migrants, néanmoins, la migration n’est pas un choix mais une contrainte : ceux-là ne choisissent pas de migrer, mais sont forcés de fuir, déracinés par des guerres, des persécutions, des catastrophes naturelles ou – déjà – les impacts du changement climatique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’y a jamais eu autant de personnes obligées de fuir et de tout laisser derrière elles : le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estimait fin 2013 le nombre de migrants forcés à cinquante-et-un millions. On estime ainsi qu’il y a un peu plus de dix-sept millions de réfugiés dans le monde, parmi lesquels un peu moins de cinq millions de Palestiniens, trois millions d’Afghans et deux millions d’Irakiens.

À ce nombre s’ajoutent environ trente-trois millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays à cause de guerres et de violences (c’est-à-dire des déplacés internes), un nombre qui est en augmentation constante. Il inclut six millions de Soudanais, trois millions de Colombiens et plus de deux millions d’Irakiens. Les personnes déplacées par des catastrophes naturelles ne sont pas incluses dans ces chiffres : en 2013, elles ont été vingt-deux millions, essentiellement en Asie (aux Philippines notamment). Ceci signifie que les catastrophes naturelles ont, cette année-là, déplacé environ deux fois plus de personnes que les conflits et violences (onze millions environ). Et ce chiffre n’inclut pas ceux qui sont déplacés à cause de changements plus progressifs de leur environnement, comme la désertification ou la déforestation, et dont le nombre reste impossible à estimer aujourd’hui.

Dans les débats publics, ces différentes dynamiques migratoires sont souvent confondues et mélangées les unes avec les autres, alors qu’elles sont mues par des ressorts fondamentalement différents. Il importe en premier lieu de distinguer les migrations forcées des migrations volontaires : tandis que les premières font l’objet d’un régime international de protection, dont la Convention de Genève relative au statut des réfugiés (1951) constitue la pierre angulaire, l’accueil des migrants volontaires est généralement soumis au bon vouloir des États, malgré quelques conventions internationales peu appliquées. Il est évidemment difficile de tracer une ligne de séparation nette entre les deux : la plupart des migrations comportent un élément de contrainte plus ou moins important – rares sont ceux qui partent de gaieté de cœur. Les politiques migratoires restent néanmoins, dans l’ensemble, fondées sur cette dichotomie largement artificielle : les migrants forcés auraient ainsi droit à une protection internationale, que ne pourraient revendiquer les migrants volontaires.

Une personne forcée de migrer devra généralement, pour s’établir dans un autre pays, y demander l’asile. La procédure d’asile est organisée différemment selon les pays, mais elle est toujours sous-tendue par le même principe : celui ou celle qui peut démontrer qu’il (ou elle) est victime de persécutions dans son pays devrait en principe obtenir l’asile. Celui-ci prendra la forme d’un statut de réfugié si la personne répond aux critères établis par la Convention de Genève, c’est-à-dire si elle peut faire état de persécutions (ou de craintes de persécutions) liées à sa nationalité, à sa religion, à ses opinions, à ses origines ethniques ou à son appartenance à un groupe particulier – ce dernier critère étant interprété de façon très différente selon les pays.

Pour parler simplement, un réfugié est donc un demandeur d’asile dont la demande a abouti. Dans d’autres cas, lorsque le demandeur d’asile a besoin d’une protection mais ne répond pas aux critères de la Convention de Genève, l’État pourra également octroyer une protection humanitaire, telle que la protection subsidiaire dans l’Union européenne ou le statut de protection temporaire aux États-Unis. Mais, du principe à son application, il y a souvent un gouffre. Aujourd’hui, seule une minorité des demandes d’asile aboutissent, dans l’Union européenne comme dans la plupart des pays industrialisés. Ceux dont la demande n’aboutit pas n’ont alors d’autre choix que de rentrer chez eux (par eux-mêmes ou contraints) ou de mener une vie de « sans-papiers », dans l’illégalité.

Qui sont, précisément, ceux qu’on appelle les migrants « illégaux » ? Ce sont d’abord ceux qui traversent une frontière sans y être autorisés. Ce type de mouvement migratoire, quoique largement encouragé par les réseaux de passeurs, reste malgré tout très marginal. C’est pourtant sur celui-ci que se focalise toute l’attention et l’essentiel des efforts de la lutte contre l’immigration « illégale » : sécurisation des frontières, érection de murs et de barrières, externalisation des contrôles, patrouilles en Méditerranée et même apparition de « vigilantes », ces milices privées qui traquent les migrants, notamment à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

Ce sont ensuite ceux qui entrent sur le territoire à la faveur d’un mariage frauduleux, qu’il soit blanc (quand les deux partenaires sont au courant de la fraude) ou gris (quand l’un des deux partenaires éprouve pour l’autre des sentiments véritables, mais non réciproques). On en répertorie, en France, quelques centaines par an, qui suffisent à justifier une infinité de tracasseries administratives pour les couples qui souhaitent se marier, et dont l’un des époux ne possède pas la nationalité du pays. Mais l’immense majorité des migrations « illégales » sont le fait d’un séjour prolongé au-delà de la durée autorisée : demandeurs d’asile déboutés qui ne sont pas rentrés dans leur pays, ou migrants restés dans le pays après la date d’expiration de leur visa (un visa touristique par exemple). Même si le nombre exact de migrants en situation irrégulière est par nature inconnu, ces « sans-papiers » constituent, en France, plus de 90 % de l’immigration dite « illégale ».

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