EDWY PLENEL, Médiapart, 5 janvier 2020
Le 28 juin 1914, l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, et de son épouse par un nationaliste serbe fut l’événement déclencheur de la Première Guerre mondiale, suivie de trois décennies de catastrophe européenne jusqu’aux massacres de masse de la Deuxième Guerre mondiale.
L’avenir n’est jamais écrit par avance, et rien ne permet d’affirmer qu’il en sera de même avec l’assassinat, le 3 janvier 2020 à Bagdad, du général Qassem Soleimani, haut dignitaire de la République islamique d’Iran, sur ordre du président des États-Unis d’Amérique, Donald Trump. Mais qui oserait, raisonnablement, l’exclure de façon catégorique ?
Car on aurait tort de se rassurer à bon compte, tant on ne conjurera le pire qu’à condition d’accepter son surgissement. Tous les composants explosifs d’une déflagration mondiale sont déjà là, à la merci de n’importe quel acte plus incendiaire que d’autres. L’ordre insensé donné par Donald Trump est de ce registre : jamais les États-Unis, première puissance militaire mondiale, n’avaient publiquement ordonné et revendiqué, à la face du monde, l’assassinat d’un dirigeant d’un État souverain, membre des Nations unies.
L’Iran n’est évidemment pas Daech, pseudo-État illégitime aux yeux de toute la communauté internationale, et le général Soleimani, interlocuteur des militaires américains dans la lutte contre Daech en Irak, n’est en rien comparable à l’autoproclamé calife du groupe terroriste, Abou Bakr al-Baghdadi.
Aussi illégal qu’irresponsable, un tel crime d’État est de ces actes qui peuvent provoquer des réactions en chaîne échappant au contrôle des divers protagonistes. Et c’est d’autant plus vrai dans notre monde de l’après-guerre froide, dont l’équilibre n’est plus garanti par le face-à-face univoque de deux puissances solitaires. Notre monde est définitivement multipolaire et interdépendant, aux alliances incontrôlables et réversibles, sans autre cohérence dans sa complexité que les logiques de puissance et d’intérêts qui s’y affrontent.
Le conflit qui va mobiliser soixante-cinq millions de soldats, emporter trois empires, faire vingt millions de morts, civils et militaires, et vingt et un millions de blessés, n’était pas inéluctable. Il a été possible parce que, dans les enchaînements de causalité qui y conduiront, ses protagonistes, conclut Clark, « étaient des somnambules qui regardaient sans voir, hantés par leurs songes mais aveugles à la réalité des horreurs qu’ils étaient sur le point de faire naître dans le monde ».
Les somnambules et les aveugles d’aujourd’hui sont en nombre. Ce sont tous ceux qui ne veulent pas voir et encore moins dire que le premier des États voyous, par sa puissance de frappe et sa capacité de nuisance, ferment de désordre et fauteur de troubles, État dont l’action militaire viole le droit international et piétine la simple morale, n’est autre que les États-Unis d’Amérique. Et qui n’ont désormais aucune excuse tant le comportement erratique de Donald Trump, en Docteur Folamour mettant en péril le monde, rend manifeste cette menace.
L’ordre assassin donné par Donald Trump n’est que l’énième illustration de ce comportement qu’avait théorisé Jacques Derrida, en retournant contre l’impérialisme américain le concept de « rogue State » forgé sous la présidence de Ronald Reagan pour désigner les cibles étatiques des États-Unis.
Soulignant combien l’abus de pouvoir est constitutif d’une souveraineté projetée en domination mondiale, le philosophe affirmait, dès 2003, dans Voyous (Galilée) : « Les États qui sont en état de les dénoncer, d’accuser les violations du droit, les manquements au droit, les perversions et les déviations dont serait coupable tel ou tel rogue State, ces États-Unis qui disent se porter garants du droit international et qui prennent l’initiative de la guerre, des opérations de police ou de maintien de la paix parce qu’ils en ont la force, ces États-Unis et les États qui s’allient à eux dans ces actions, ils sont eux-mêmes, en tant que souverains, les premiers rogue States. »
La liste serait longue des actes qui en témoignent, dont notamment l’injustice durable faite au peuple palestinien au mépris des résolutions onusiennes. Mais pour s’en tenir au théâtre géopolitique de l’affrontement avec l’Iran – et sans remonter au renversement violent du gouvernement légitime de Mohammad Mossadegh en 1953 –, il suffit de rappeler la succession de décisions catastrophiques prises par Washington après les attentats du 11 septembre 2001, dont le foyer idéologique et financier était pourtant son principal allié, après Israël, dans la région, le royaume d’Arabie saoudite.
En 2003, l’invasion de l’Irak qui, non seulement n’avait plus d’armes de destruction massive mais n’avait aucun lien avec les terroristes d’Al-Qaïda, fut une aventure guerrière sans précédent depuis les conquêtes coloniales. Comme ces dernières, elle fut accompagnée de crimes de guerre, sinon de crimes contre l’humanité, en tout cas de la généralisation de la torture, avec l’aval officiel des dirigeants américains de l’époque.
La postérité dira sans doute que ce fut la fuite en avant d’une puissance sur le déclin, aveuglée par la perte de maîtrise de son destin au point de commettre des erreurs de débutant. Car renverser le régime de Saddam Hussein et brutaliser la société irakienne, c’était paradoxalement agrandir la marge du jeu de puissance régionale de l’ennemi déclaré, l’Iran, en ignorant que l’Irak est le seul pays arabe dont la population est à dominante musulmane chiite, chiisme dont est issu le clergé iranien.
Le totalitarisme du prétendu État islamique est né de cette aventure américaine, son recrutement a été favorisé par la violence de la répression des populations civiles et son idéologie nourrie par le ressentiment de la forte minorité sunnite irakienne.
Et l’incohérence continue : l’une des conséquences immédiates de l’assassinat du général iranien est la suspension, par les États-Unis eux-mêmes, de la coalition contre Daech en Irak… Alors même qu’un mouvement de protestation populaire faisait tomber les barrières confessionnelles, réunissant sunnites et chiites irakiens dans une commune mobilisation contre la corruption et les injustices – dont celles attribuables au proconsul iranien Qassem Soleimani, également co-auteur du martyre du peuple syrien.
Les bêtes blessées sont souvent dangereuses. En l’occurrence pour le monde entier comme pour leur propre peuple. Les démonstrations de puissance américaines sont autant d’aveux de faiblesse. Indiscutable, la domination militaire des États-Unis ne leur garantit aucun succès ni aucune protection durable.
L’échec irakien, que sanctionne à la vérité l’ordre d’assassinat donné par Donald Trump, suit de peu la révélation par le Washington Post des « Afghanistan Papers » au contenu accablant, documentant l’incohérence et l’impuissance américaines dans une guerre menée depuis maintenant plus de 18 années, dont la première victime est le peuple afghan, qui tue et blesse essentiellement des civils et qui, pour l’avenir, ne sème que de l’humiliation et du ressentiment, carburant rêvé des fondamentalismes et des extrémismes.
Aucun équilibre du monde ne sera trouvé sans condamnation ferme de l’aventurisme américain qui, loin de protéger ses alliés, les expose et les fragilise.
Toute adhésion aux logiques de puissance, donc de domination et d’oppression, de l’ancien monde en déclin compromet l’avènement d’un monde nouveau, capable d’affronter les véritables défis de l’humanité, au premier rang desquels l’urgence écologique, qui lie le Tout-Vivant au Tout-Monde, la protection de la nature et la sauvegarde de l’humanité.
Non sans triste ironie, puisqu’ils en payent parfois le prix de leur vie, les premiers à le vivre dans leur expérience concrète sont les militaires envoyés sur des théâtres d’opérations extérieures pour résoudre des conflits dont les solutions sont d’abord sociales, économiques, démocratiques et écologiques. C’est évidemment la condition des 4 000 soldats de l’opération Barkhane au Sahel dont l’impasse est déjà tangible, alors même qu’elle côtoie la principale opération de paix de l’ONU, la Minusma et ses 14 000 personnels installés au Mali.
Il y a de ce point de vue plus de lucidité dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale produite par les armées françaises que dans les rodomontades de nos présidents, qui projettent leur omnipotence élyséenne sur le monde.
Face à l’échec prévisible d’Emmanuel Macron, ayant prétendu, en vain, régler à lui tout seul le conflit irano-américain lors du G7 de Biarritz, on ne peut que rappeler ce que ce document de référence énonçait en 2017 : « L’émergence de cette multipolarité et de cette compétition nouvelle se traduit par une remise en cause des règles et des institutions internationales qui permettent un encadrement juridique et une régulation du recours à la force depuis la Seconde Guerre mondiale. […] Certaines grandes puissances font le choix d’une posture privilégiant ouvertement les rapports de force. L’ONU et ses agences demeurent pourtant essentielles pour organiser un monde régi par des règles adoptées collectivement. Elles sont fondamentales pour prévenir les conflits, y compris dans leurs nouvelles formes, répondre aux crises humanitaires, légitimer les opérations extérieures et engager la stabilisation après des interventions militaires. »
Il n’y a pas d’autre Bible pour avancer dans ce monde incertain et instable qu’un multilatéralisme respectueux des engagements, des traités, des résolutions et, par-dessus tout, des peuples.
Qu’en première réaction diplomatique à l’assassinat de son général, l’Iran annonce son retrait de cet accord est un juste retour à l’envoyeur : monstres froids, les États, quels qu’ils soient, ne tendent jamais l’autre joue après avoir été humiliés et bafoués, tant ils ne sont jamais atteints par la grâce et la mansuétude qu’atteignent parfois les individualités.
À propos d’individus, de leur courage et de leur audace prophétiques, c’est au congrès de Stuttgart de l’Internationale socialiste qu’en 1907 Jean Jaurès a sans doute signé son arrêt de mort. La haine qui a armé le bras de son assassin en 1914, meurtre concomitant du basculement dans l’horreur guerrière, s’est déchaînée après qu’il en fut revenu avec un engagement de la deuxième association internationale des partis ouvriers sur « la grande idée de l’arbitrage international », première formulation d’un ordre multilatéral, idée qu’il avait défendue comme moyen d’éviter la guerre dont il pressentait la possibilité.
Notre siècle, lui, a sans doute commencé en 2001, avec l’attentat de New York, séisme dont l’ordre criminel donné par Donald Trump est une des répliques.
Ce fut le moment d’affirmation et de généralisation d’une politique de la peur qui, en prétendant nous défendre, nous opprime : « Ayez peur et je m’occupe du reste, en profitant de l’occasion pour vous contraindre et vous soumettre, afin de mieux protéger des intérêts économiques socialement minoritaires. »
Cette nouvelle politique d’asservissement et de contrôle des populations s’accompagne de la révolution industrielle dont le numérique est le moteur. C’est ainsi un drone qui a assassiné le général Soleimani et neuf autres citoyens iraniens et irakiens. Dans Théorie du drone (La Fabrique, 2013), le philosophe Grégoire Chamayou a remarquablement analysé « l’enjeu politique de la dronisation et de la robotisation des bras armés de l’État » : « Le rêve est de se faire une force sans corps, un corps politique sans organes humains. »
« Le corps froid d’un monstre froid », résume-t-il, opération ayant pour but de faire advenir, citant Friedrich Engels, un « pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger ».
Ce qui se joue avec l’affrontement entre les États-Unis et l’Iran n’est donc pas sans rapport avec ce que nous vivons, ordinairement ici même, pour la défense de nos droits, sociaux et démocratiques. En politique internationale comme en politique nationale, la question décisive est celle du contrôle de notre destin, de notre bien commun et, donc, de nos propres vies. Où l’on revient à l’essentiel, cette radicalité humaniste qui fut tôt énoncée mais si peu concrétisée.
Ainsi de cette exigence de Kant, auteur d’un projet de « paix perpétuelle » en 1795, défendant un principe intangible de citoyenneté, notamment quand la vie est en jeu : le souverain ne peut déclarer la guerre que si les citoyens, qui y risqueront leur vie, ont exprimé leur « libre consentement » par un vote républicain.
Plus urgemment que jamais, nous devons reprendre collectivement le contrôle de notre destin commun afin d’empêcher la guerre qui vient. Cette guerre qui, à aucun prix, ne saurait être la nôtre.