Numérisation et agro-industrie : les grandes entreprises de technologie explorent la nature

Tricontinental, 2021

Par Capire

Voici un extrait du dossier sur les transnationales technologiques, publié par l’Institut Tricontinental

Chaque jour, nous voyons les technologies numériques devenir plus présentes dans notre vie quotidienne, dans notre travail et dans notre relation avec l’espace et les autres personnes qui nous entourent. Ces technologies sont des produits de grandes entreprises transnationales qui profitent précisément du changement de nos routines, de la précarité et du contrôle du travail et de l’exploitation de la nature – à la fois comme matière première et comme source de données.

Comprendre le fonctionnement de ces entreprises dans les différents secteurs économiques est une tâche des mouvements sociaux qui s’organisent pour changer la logique de production, de reproduction et de consommation dans les sociétés. « Le défi pour ceux qui osent transformer le monde est de construire une analyse collective et objective sur le rôle des entreprises de données et de technologies numériques dans le capitalisme contemporain », explique l’Institut Tricontinental de recherche sociale dans le dossier Les Big Techs et les défis actuels de la lutte des classes.

Démanteler le pouvoir des sociétés transnationales. Affronter le marché libre et ses fausses solutions. Dénoncer la logique d’accumulation et d’exploitation qui guide la numérisation capitaliste, patriarcale et raciste. Défendre le souveraineté technologique et la souveraineté alimentaire. Voici quelques stratégies dans la lutte pour une société qui met la durabilité de la vie au centre.

Pendant la pandémie de covid-19, nous percevons plus fortement la question de la numérisation dans notre vie quotidienne et dans les grandes chaînes de production. Nous l’avons vu dans le besoin d’appareils numériques pour étudier et travailler ; dans l’augmentation des emplois précaires sur les plateformes numériques ; dans l’augmentation des conflits et de la surveillance des terres par des moyens numériques, poussés par l’agro-industrie. Par conséquent, le Tricontinental parle en Coronachoque, un terme qui met en évidence « l’incapacité de l’État bourgeois à éviter une catastrophe sanitaire et sociale, contrairement aux expériences d’inspiration socialiste qui se sont révélées beaucoup plus résilientes ».

Pour encourager la continuité du débat sur les données et les technologies dans l’agenda des organisations populaires et féministes, nous partageons ci-dessous l’extrait « Les Big Techs contre la nature », qui constitue le 46ème dossier de l’Institut Tricontinental. Le dossier est disponible en lecture intégrale en anglaisespagnolportugais et grec, et propose de contribuer à « l’analyse du fonctionnement de ces technologies dans le cadre de la dynamique d’accumulation du capital ». Lisez ci-dessous :

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Les Big Techs contre la nature

Si, d’une part, Coronachoque limitait la circulation des personnes et des marchandises et produisait des perturbations dans les chaînes de valeur mondiales, en raison de problèmes d’importation et d’exportation de réfrigérés, par exemple, d’autre part, ce scénario accélérait la demande de numérisation et provoquait un approfondissement de l’application technologique dans la base industrielle et dans le mode de production et de distribution, tant des industries en milieu urbain que dans les industriesdes produits minéraux et agricoles. En outre, il a approfondi le processus de non-séparation du temps de travail et du temps de non-travail, du travail productif et reproductif, de l’espace de travail et de repos.

Dans l’agro-industrie, il est possible de voir une croissance des fusions, acquisitions et accords entre les géants de l’agriculture, de la technologie et ces fintechs[1]. Cette nouvelle infrastructure entraîne une réorganisation de ces acteurs tendant vers des oligopoles. Une telle réorganisation augmente la nécessité d’une capture massive de données à pratiquement toutes les étapes de la chaîne agroalimentaire. De plus, elle aggrave la précarité des services publics, avec une disponibilité de moins en moins grande de l’information publique et une augmentation de l’offre de plateformes privées et de l’infrastructure des Big Techs pour ce service. Cela interfère clairement avec le processus de prise de décision dans les pays par les gouvernements.

Dans le domaine des tracteurs et des machines, nous avons l’hégémonie des sociétés John Deere et Bosch. En logistique et marketing, nous avons Cargill, Archer Daniels, Louis Dreyfus, Bunge. Il y a aussi les grands détaillants : Walmart, Alibaba, Amazon, entre autres. Dans ce contexte, les grandes entreprises technologiques ont tendance à migrer vers le secteur agricole, dans une perspective de fusions verticales qui ne se produisent pas entre entreprises du même secteur, mais le long de la chaîne de valeur. Cela démontre la capacité de ces entreprises à absorber et à réorganiser la chaîne verticalement, du terrain au consommateur.

On observe des tendances à la numérisation des terres, dans le domaine du paysage et des ressources naturelles, et au séquençage génétique. Par exemple, Microsoft s’associe à des centres de germoplasme du monde entier pour fournir l’infrastructure numérique nécessaire à la numérisation de ces banques de gènes. En 2018, lors de la réunion du Forum économique mondial à Davos, a été lancé le projet Banque de codes de l’Amazonie, qui vise à cataloguer et breveter des informations de séquençage génétique de graines, de semis, d’animaux et d’une diversité d’organismes unicellulaires sur Terre, en utilisant la technologie de blockchain[2]. Il s’agit seulement de la première étape du programme Banque de Codes Fonciers.

Nous avons vu la tendance à la création d’un marché oligopolistique aux caractéristiques coloniales ; les sociétés transnationales, principalement domiciliées dans le Nord mondial, se garantissent toujours des brevets et des droits de propriété intellectuelle ; elles ont toujours investi dans la science et la technologie au détriment de l’extraction de matières premières à faible valeur ajoutée dans les pays du Sud. En outre, ce saut technologique entraîne également une demande accrue d’autres matières premières minérales et énergétiques (lithium, fer, cuivre et métaux des terres rares, par exemple), conduisant à une organisation plus agressive de la division internationale du travail pour assurer l’approvisionnement de ces biens naturels. Le coup d’état de 2019 en Bolivie est directement lié à la nationalisation de ses réserves de lithium, l’une des plus importantes au monde.

Il y a une réorganisation du secteur et aussi de l’infrastructure de la campagne. Des entreprises telles que Syngenta, Bayer et Basf ont développé, au cours des cinq dernières années, des logiciels agricoles et des plateformes numériques installées sur des téléphones mobiles pour aider le producteur avec des recommandations agricoles. Aujourd’hui, nous avons des tracteurs équipés de capteurs et d’intelligence artificielle (IA), qui collectent l’humidité du sol, la composition, le meilleur endroit pour la plantation, la meilleure période de l’année, etc. Les agriculteurs saisissent également leurs informations à partir de leurs téléphones portables. La collecte de ces données en elle-même n’est pas le problème, car dans un autre système social, ces données pourraient être exploitées pour aider les agriculteurs dans leur travail ; dans un système capitaliste, les données sont contrôlées par des sociétés au profit de leurs propres bénéfices. Ces sociétés détiennent le software, mais pas le hardware. Ceci, à son tour, appartient à d’autres géants, tels que John Deere et Bosch, qui développent l’IA et la robotisation. Le résultat est visible dans les tracteurs robotisés, les capteurs, les drones, etc.

Ces brevets et informations produits par les géants de l’agrobusiness doivent être stockés dans l’infrastructure numérique des Big Techs. Microsoft a son nuage, Azure. Apple a développé l’Apple Watch pour l’agriculture de précision, ainsi que la création de l’application Resolution, destinée aux agriculteurs. Amazon dispose d’un outil de stockage destiné spécifiquement à la zone rurale sur Amazon Web Services. Facebook crée une application pour donner des conseils numériques aux agriculteurs. Google dispose d’un service institutionnel Google Earth avec l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), et ainsi de suite.

Dans ce scénario, les principaux consommateurs de ce type de service sont les grands agriculteurs du marché d’exportation de commodities agricoles. Cependant, les 500 millions de familles paysannes ne peuvent pas accéder à ce nouveau paquet technologique. Ce qu’ils ont, ce sont leurs téléphones portables, qui peuvent recevoir, par SMS ou WhatsApp, des prescriptions agronomiques à partir des informations que les agriculteurs délivrent gratuitement. La plupart de ces applications sont mises « gratuitement » à la disposition des petits agriculteurs en échange d’un processus de saisie massive de données.

C’est là que se pose la question de l’intégration entre les fintechs, les Big Techs et les géants de l’agriculture. Au Kenya, la société Arifu, qui appartient à Vodafone – géante européenne de la téléphonie – propose du conseil agricole via SMS et WhatsApp. Arifu s’est associé à Syngenta et DigFarm. Ainsi, grâce aux services d’Arifu, Syngenta popularise ses semences, tandis que Digfarm offre un microcrédit aux agriculteurs kenyans. C’est cette structure de plateformes numériques qui rend cette intégration possible. Ils facturent de petits frais, vendent des intrants et peuvent utiliser des monnaies numériques.

Mais comment l’Intelligence artificielle et l’algorithme liront-ils les zones de petits agriculteurs avec une diversité de semences créoles, par exemple, pour offrir une prescription exempte de corporations ? Ce type de technologie est toujours destiné à de grandes étendues de terres et de monocultures. En ce sens, la capture des petits agriculteurs ne se fera pas par l’achat du paquet technologique, mais par le microcrédit et les monnaies numériques qui ont accompagné ces plates-formes, mises à disposition par les fintechs.

Bien sûr, pour cela, il est nécessaire de réduire la réglementation étatique de l’économie et de l’agriculture. Entre janvier et février 2021, un million d’agriculteurs ont campé à New Delhi, en Inde, réclamant l’extinction de trois lois qui mettraient fin au marché réglementé par l’État des produits agricoles. En vertu de ces lois, au lieu que l’État paie des prix équitables pour les produits des paysans, le marché serait ouvert et déréglementé, permettant aux grandes sociétés de vente au détail et de technologie de remplacer et d’éliminer les petits détaillants. En pratique, ce sont ces grandes entreprises qui organiseraient la production et la consommation.


[1] Les entreprises développant des produits financiers numériques, qui travaillent principalement sur la création de plateformes de paiement en monnaies numériques, cherchant à opérationnaliser l’achat et la vente en ligne.

[2] Système qui permet de suivre l’envoi et la réception de certains types d’informations sur Internet. Ce sont des morceaux de code générés en ligne qui transportent des informations connectées – comme diverses données qui forment ensemble une chaîne.

Rédaction de l’introduction par Helena Zelic
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves