Palestine : 70 ans après la Nakba

Dominique Waroquiez, CADTN, 14 mai 2018

 

  1. La résistance à l’expulsion

Quatre ans environ après l’attaque militaire israélienne « Bouclier de défense » sur Gaza, la Palestine n’était plus à la « une » de l’actualité. Tant mieux pour Israël qui tout en maintenant son blocus sur ce petit morceau de territoire palestinien pouvait, jour après jour, continuer de coloniser le plus possible la Cisjordanie et Jérusalem-Est, tout en poursuivant la judaïsation du Negev (Naqab en arabe), en expulsant et en déplaçant la population palestinienne [1].

Mais la décision unilatérale du président des USA qui a proclamé le 6 décembre 2017 la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël et annoncé le futur déménagement de l’ambassade des USA dans celle-ci a attiré un regain d’attention vers cette partie du monde [2] et surtout réjoui Israël qui déjà en 1980 avait acté par une de ses « lois fondamentales » que Jérusalem était la capitale unique et indivisible de l’État d’Israël.

Alors que cette décision a très vite donné lieu côté palestinien à plusieurs « jours de colère » (avec des manifestations, des grèves, des affrontements…), les meurtres, les enlèvements violents et les arrestations d’enfants et adolescents (handicapés et blessés compris) par l’armée israélienne ont été largement diffusés sur les réseaux sociaux. C’est pourtant tous les jours que de jeunes Palestiniens peuvent être tués ou arrêtés par l’armée israélienne dans les territoires occupés depuis 1967 [3]. Sous prétexte qu’ils sont considérés comme dangereux pour Israël et ses colons (ou suspectés de l’être), qu’ils insultent les soldats, leur lancent des pierres… les prisonniers palestiniens sont considérés par Israël comme des « prisonniers sécuritaires ». Une vision partagée en quelque sorte par le Congrès américain qui, le 5 décembre, la veille de la déclaration incendiaire de D. Trump, a voté une loi visant à priver l’Autorité Palestinienne de fonds qui iraient aux familles de militants tués ou inculpés.

Actuellement, il y a plusieurs milliers de détenus politiques palestiniens et parmi eux, des centaines d’enfants (au sens de la Déclaration des Droits de l’Enfant). Ahed Tamimi n’est pas la seule, loin de là [4]. Il y a urgence à bien comprendre pourquoi. C’est tout aussi important – sinon plus – que les discussions diplomatiques actuelles et les propos répétitifs que l’on entend et lit depuis les Accords d’Oslo, chaque fois que la région revient à l’avant de la scène médiatique (du genre « il faut absolument relancer le processus de paix » ou « les Palestiniens doivent rétablir le dialogue », « il faut reconnaître tout de suite l’État de Palestine », « Jérusalem-Est doit être reconnue comme la capitale du futur état palestinien »… ) alors que l’on entend très peu d’appels à la libération des prisonniers politiques palestiniens, même mineurs (surtout si on compare avec les appels à la libération du jeune soldat Gilat Shalit quand il était détenu par des Palestiniens).

Je vais dès lors tenter une analyse de ce qui se passe en partant justement de l’exemple médiatisé de la jeune adolescente palestinienne, Ahed Tamimi, qui vient de « fêter » ses 17 ans en prison (et pourrait y passer encore plusieurs années après son « jugement » devant un tribunal militaire israélien) en le resituant dans son contexte, à l’aide de données de terrain. Mais il est vrai, comme l’indique J. Salingue [5], que les luttes anti-coloniales, anti-racistes et anti-apartheid ont toujours été confrontées à des politiques d’enfermement de masse, que les politiques d’incarcération forment un élément central dans les dispositifs d’oppression ; que les prisonniers politiques ont été bien souvent des symboles internationaux de ces luttes et que les Palestiniens n’échappent pas à la règle.

Prenons des cartes géographiques et essayons de rendre compte de ce qui oppose en quelque sorte une jeune palestinienne comme Ahed (mais aussi bien d’autres jeunes Palestiniens) au président des États-Unis qui pense pouvoir décider à lui seul du sort de Jérusalem. Pourquoi, après tout, les cartes seraient-elles uniquement au service des États-majors et des stratèges israéliens [6] ? La lutte à laquelle on a affaire dans la région, que ce soit à Nabi-Saleh, ou à Jérusalem ou encore ailleurs en Palestine est toujours, 100 ans après la Déclaration Balfour, 70 ans après la Nakba [7], la lutte d’un peuple qui résiste pour pouvoir continuer à vivre, à avoir un avenir sur ses terres et être libre, et non une « guerre de religions » ou un « choc de civilisations » comme d’aucuns la présentent ou l’interprètent dangereusement sous prétexte que Jérusalem ou même toute la « terre sainte » sont sacrées pour les trois religions monothéistes.


  1. Vivre à Nabi Saleh

Situons Nabi Saleh, le village natal de Ahed Tamimi, un village d’environ 500 habitants où chaque famille compte au minimum un prisonnier. Pour cela, prenons une carte actuelle de la Cisjordanie [8]. Depuis Oslo, cette carte montre un territoire qui ressemble à un archipel dont les îles sont des morceaux de Cisjordanie (les zones placées « sous autorité palestinienne »). Nabi Saleh se trouve tout au Sud d’une île que j’appellerais « l’île de Salfit ». Elle fait environ 20 km d’Est en Ouest et 10 km du Nord au Sud. Au Nord, elle est délimitée par le complexe colonial d’Ariel, au Sud par un autre ensemble de colonies. Je dis « l’île est délimitée » parce que des routes Est-Ouest ont été construites entre les colonies pour les relier aux villes côtières israéliennes et qu’elles sont sous contrôle de l’armée d’occupation. Du village de Ahed, on ne peut donc pas, sans être confrontés à l’armée ou à la « police des frontières » israélienne, rejoindre facilement Birzeit, qui est à quelques kilomètres mais sur une autre « île », encore moins Ramallah (siège de l’Autorité Palestinienne) située à une vingtaine de kilomètres ou – pire – aller à Jérusalem … à Bethléem ou à Hébron … à l’autre bout de l’archipel ! Sans compter qu’à l’Est, l’île est encore délimitée par une route Nord-Sud de ce type.

Depuis 1977, Halamish, une colonie de juifs orthodoxes, s’est installée juste au Sud de Nabi Saleh. A cette époque les villageois avaient déposé une plainte contre cette appropriation, mais alors que la Haute Cour israélienne a déclaré que la confiscation était illégale et que les biens devaient être restitués à leurs propriétaires, tout cela est resté lettre morte. Aujourd’hui, la colonie compte deux fois plus d’habitants que Nabi Saleh et les soldats qui contrôlent la route reliant Halamish à Tel-Aviv/ Jaffa empêchent les villageois de la traverser pour se rendre sur leurs terres et à la source désormais situées du côté de la colonie. Les villageois ont perdu des centaines d’oliviers. Près de la colonie, il y a en plus une base et une tour militaires pour surveiller constamment le village y compris la nuit, notamment quand les soldats y pénètrent pour aller enlever des prisonniers. En décembre 2009, les colons ayant aménagé la source pour en faire une piscine et un parc [9], un comité populaire a entrepris d’ organiser des marches hebdomadaires vers la source. La violence des soldats pour les empêcher n’a pas cessé et elle a particulièrement touché la famille Tamimi. Un rapport publié en 2011 par Alhaq [10] – une association palestinienne, membre de la FIDH et de l’OMCT , avec un statut consultatif spécial au Conseil Economique et Social de l’ONU – fournit plusieurs témoignages sous serment de villageois victimes d’emprisonnement, d’enlèvements, d’interrogatoires – dont ceux d’enfants et de membres de la famille Tamimi, des témoignages de victimes des gaz lancés vers les maisons, des détails relatifs aux ordres militaires israéliens et aux armes employées par les soldats ainsi que plusieurs photos dont une montre d’ailleurs deux soldats cagoulés et armés entrés de nuit dans la maison de la famille Tamimi. Via ce dossier, on peut déjà se rendre compte de la vie à Nabi Saleh – quand Ahed avait environ 10 ans. En 2016, A. Zaino, qui a vécu plusieurs mois chez les Tamimi et participé avec eux aux marches vers la source, a publié dans un livre plusieurs témoignages recueillis de 2012 à 2015 auprès de membres et proches de la famille d’Ahed. A travers ces récits, on se rend compte du courage nécessaire depuis des générations pour résister, dès l’enfance, à la spoliation, pour affronter les soldats et les colons, désobéir aux ordres militaires … Dans la famille d’Ahed, c’était tantôt son père qui était en détention, tantôt sa mère, ou les deux, ou encore son frère aîné, un cousin … Il y a eu plusieurs morts aussi. Ahed disait en 2015 : « C’est devenu impossible de dormir ici ! Et jamais ils ne me feront quitter ma maison. Qu’ils viennent m’arrêter. De toute façon, un jour ou l’autre ça finira bien par arriver ». Deux jours avant, elle était intervenue avec sa maman et sa cousine pour libérer son frère de 12 ans qui avait été kidnappé par un soldat. Le papa d’Ahed venait de leur dire que le soldat avait porté plainte pour agression à son égard et qu’un mandat d’arrêt avait été lancé contre les personnes impliquées. L’enfant libéré et son frère cadet (8 ans) redoutent d’être enlevés et emmenés en prison. « Je suis prêt … un jour ou l’autre, ça finira bien par arriver … » répète l’enfant de 12 ans. Le frère aîné de Ahed, lui, fait la garde parmi les oliviers car les colons ont menacé de venger l’honneur du soldat [11].

Lors des manifestations contre la décision du président Trump, un cousin de Ahed âgé de 14 ans a été blessé par une balle dans la tête. Quelques jours après, dans la nuit du 18 au 19 décembre, des soldats ont fait irruption dans la maison des Tamimi, Ahed a été menottée et enlevée. Le 20, elle est passée devant un tribunal militaire et depuis elle est emprisonnée comme bien d’autres mineurs. Sa cousine et sa maman ont aussi été mises en détention. Mi-janvier, quand des Palestiniens se sont rendus en nombre au village pour soutenir les habitants, les familles de prisonniers et les blessés, un jeune homme de 19 ans a de nouveau été enlevé, un cousin de Ahed … Mais Nabi-Saleh n’est pas un cas unique … ni la jeune Ahed, une « émeutière ». Dans le cadre des Jours de colère, des dizaines d’autres Palestiniens ont été enlevés, blessés, plusieurs autres ont été tués par l’armée israélienne y compris à Gaza.

« Les vieux mourront, les jeunes oublieront » avait dit Ben Gourion. La réalité est que les jeunes meurent aussi sous les balles et les tirs aériens de l’armée israélienne et qu’ils n’oublient pas. Quel avenir leur réserve-t-on ? Celui des « Indiens d’Amérique » ?


  1. Et à Jérusalem ?

S’étendant autrefois sur 7 km carrés, Jérusalem a aujourd’hui une superficie de 200 km carrés. C’est donc bien plus que la vieille ville fortifiée et les lieux saints (la « ville à couper le souffle » des dépliants touristiques). Que montrent les cartes ? Qu’en est-il, sur le terrain, de la possibilité de faire de Jérusalem-Est la capitale d’un futur État Palestinien ? Est-ce réellement « un lieu où il fait bon vivre » comme l’indique une publicité de la Municipalité israélienne de Jérusalem [12] ?

Jusqu’en 67, la ville était divisée en deux par « la ligne verte » établie en 1949 à l’issue de Nakba. Seule la partie occidentale de Jérusalem avait été conquise et placée sous juridiction israélienne. En 1967, la partie orientale de la ville est passée sous contrôle militaire israélien, avec le reste des territoires palestiniens. Israël a ensuite étendu le périmètre de la ville au-delà de la ligne verte en annexant une partie des terres appartenant aux villages palestiniens voisins pour créer la municipalité de Jérusalem. Les territoires annexés ont été très vite couverts de colonies et judaïsés. En 1980, une loi fondamentale a été votée au parlement israélien proclamant Jérusalem « capitale éternelle une et indivisible d’Israël ». Depuis 1967, les mesures prises pour chasser les Palestiniens de cette région centrale n’ont pas cessé : les Palestiniens n’ont presque jamais de permis de construire, au contraire, ils sont confrontés à des ordres d’expulsion et à des destructions de leurs habitations. Leur statut n’est même pas celui de citoyens, ils sont considérés par Israël comme de simples « résidents », statut dont ils se voient souvent privés par l’administration occupante (ainsi rien qu’en 2008, 4 577 permis de résidents ont été retirés aux Palestiniens) [13]. Le mur construit à Jérusalem a un impact négatif supplémentaire : non seulement il matérialise l’annexion des terres palestiniennes pour les colonies mais de plus, il rend la traversée et l’accès à la ville quasi impossibles pour les Palestiniens, y compris pour ceux et celles qui y travaillent ou y ont de la famille (de nombreux témoignages et photos permettent de comprendre ce que sont les attentes et les contrôles militaires au « terminal » de Qalandiya au Nord de la « municipalité » ou à celui de Bethléem, au Sud). Tout cela alors qu’Israël a construit un tramway pour faciliter le transport entre les colonies et Tel-Aviv [14] et qu’à l’Est de Jérusalem existe une énorme colonie – Ma’ale Adumim – à propos de laquelle B. Netanyahou vient encore de déclarer qu’ « elle fera à jamais partie d’Israël ».

Et donc, ici aussi, les Palestiniens sont confrontés quotidiennement à l’armée, à la « police des frontières », aux colons, avec de graves répercussions sur l’emploi, la vie quotidienne, familiale et sociale et avec des difficultés d’accès aux services (hôpitaux, maternités, enseignement, commerces, démarches administratives …), quand les institutions palestiniennes ne sont pas tout simplement fermées par la force et les travailleurs évacués. Sans oublier les conséquences de cette ségrégation en termes de densité de population dans les lambeaux résiduels de Palestine, y compris dans les camps de réfugiés.


  1. Vers un seul État … d’apartheid ?

Force est de constater que sur le terrain, l’État Palestinien « dans les frontières de 67 » (22 % de la Palestine du mandat britannique, soit la Cisjordanie et la Bande de Gaza et Jérusalem-Est comme capitale, option proposée par l’OLP en 1988, après la première intifada) reste introuvable. Les Palestiniens des territoires de 67 – encore plus morcelés depuis 1995 (avec le découpage en zones) – continuent à vivre quotidiennement sous contrôle de l’administration « civile » israélienne (qui n’a de civile que le nom, vu qu’il s’agit de l’administration militaire dans les territoires occupés), sans parler de la population vivant à Gaza, des réfugiés continuant à vivre dans des camps ou de la diaspora, des Palestiniens des territoires conquis lors de la Nakba … Toutes les frontières de l’ancienne Palestine mandataire sont quasiment contrôlées par Israël, de même que les ressources. Depuis 2006 la situation est la suivante : le Hamas est contraint par les bombes et le blocus de faire régner le calme à Gaza et l’Autorité Palestinienne (AP) doit de son côté cogérer la « paix » avec Israël dans les « îles » de l’archipel cisjordanien.

Depuis les élections de 2015, la droite et l’extrême droite israéliennes se sont engagées dans une véritable course vers l’annexion des territoires de 67. En février passé Naftali Bennet, le leader du Foyer Juif, a réussi à faire voter (y compris par des membres du Likoud) une loi qui permettrait le passage de la Cisjordanie sous souveraineté israélienne mais elle est actuellement bloquée par la Cour Suprême [15].

Comme l’a déclaré à C. Enderlin un ancien expert important du Shin Beth fin décembre 2017 [16] il semble bien que « Le statu-quo évolue (sic) dans la direction qui mène inexorablement les parties vers les sables mouvants d’une réalité binationale où Israël, dominateur, tenterait d’imposer sa volonté aux Palestiniens parqués dans des enclaves territoriales ». Quand un mois après la visite de B. Netanyahou en décembre 2017, M. Abbas est venu à Bruxelles, il est d’ailleurs reparti sans avoir obtenu aucune reconnaissance de quelque État palestinien de la part de l’UE. Quant à la colonisation, elle s’est encore accélérée avec l’élection de D. Trump aux USA.

Tout cela du fait d’un rapport de forces qui se maintient en faveur d’Israël, qui multiplie de surcroît ses campagnes de séduction aussi sur d’autres continents et dans les pays arabes déclarés « modérés » [17].


  1. Et l’économie dans tout ça ?

Plusieurs chiffres ont été compilés sur le site www. Plateforme-Palestine.org (publication du 26 juin 2016) : structure du PIB, coût financier de l’occupation, commerce extérieur, emploi, pauvreté, insécurité alimentaire. Ils sont révélateurs de la situation (même si d’autres indicateurs seraient utiles comme l’indice de Gini …). On lit concernant l’AP que sa dette est en forte augmentation, atteignant 39% du PIB , que la plus grande part du budget en 2014 a été allouée à la sécurité et que 70% de son revenu provient des recettes douanières qu’Israël doit lui reverser après les avoir perçues (suite au Protocole de Paris) mais qu’il retient parfois plusieurs mois de suite quand la politique palestinienne ne lui convient pas (comme en 2015) alors que les salaires des fonctionnaires en dépendent. Le document indique aussi que depuis la conférence des bailleurs de fonds pour la reconstruction de Gaza en octobre 2014, seulement 40 % de l’aide promise a été débloqué.

Dans un article publié en février 2018 par Le Monde Diplomatique [18], plusieurs Palestiniens d’une vingtaine d’années témoignent sur leur vie en Cisjordanie. Vingt ans c’est l’âge médian des Palestiniens dans les territoires occupés (50 % de la population a donc moins de vingt ans et l’autre moitié a plus de vingt ans ; la population palestinienne est jeune et la catégorie des « 30 ans et plus » représente seulement 30 % de la population). Ces jeunes nés vers 1998 étaient de tout jeunes enfants lors de la deuxième intifada, de la réinvasion militaire de la Cisjordanie par l’armée d’A. Sharon et de la construction du Mur, avec tout ce que cela a impliqué de destructions. Ils avaient environ 7 ans quand M. Abbas a succédé à Y. Arafat à la Présidence de l’AP et ils étaient trop jeunes pour participer aux élections législatives de 2006 (qui ont abouti à la division entre Fatah et Hamas). Ce sont des jeunes de la génération post-Oslo qui décrivent leur avenir en parlant de « partir à l’étranger » ou de « rester et tenir » (en se résignant ou en luttant). Ils évoquent à la fois leur volonté d’une lutte collective dépassant les frontières qui divisent le peuple palestinien et les difficultés qu’ils rencontrent. Lucides, ils critiquent :
la politique autoritaire de l’AP (envers les journalistes, les bloggeurs…), surtout sa collaboration policière avec Israël, alors que l’armée israélienne fait tant de victimes parmi les jeunes (d’où le fait que certains, comme en 2015, décident d’agir seuls avec des couteaux contre les soldats et les colons) ;
les partis qui ne leur offrent pas de projets sérieux (juste des commémorations de martyrs ou des « manifestations folkloriques ») et qui sont divisés alors que les jeunes, premières victimes de l’occupation, ne voient pas de gains politiques ;
la situation économique avec un chômage élevé (surtout à Gaza, chez les jeunes, les femmes) mais aussi une dualité sociale croissante (qu’ils expliquent non seulement par la division du territoire mais aussi par la politique néo-libérale de l’AP « sous l’influence de la Banque mondiale et des Occidentaux ») ;
la dépolitisation des plus âgés qui se sont endettés pour acquérir des biens immobiliers quand les crédits ont été facilités en 2008 ;
les étrangers et les ONG qui passent chez eux quelques mois et repartent avec l’impression que leur tâche est terminée …

Bref, ils décrivent la Palestine dans laquelle ils vivent (en Cisjordanie surtout) et qui est bien différente de l’État fantasmé depuis Oslo. Pour comprendre cet écart entre réalité et fantasme et contextualiser ces témoignages, il est intéressant de lire l’analyse faite par J.Salingue dans « La Palestine d’Oslo » et notamment ce qu’il écrit quant au rôle fondamental du volet économique d’Oslo (car enfin, Oslo ne se résume pas à une « poignée de mains historique », une sorte de réconciliation avant l’heure entre Israël et l’OLP). Pour J. Salingue, Oslo c’est surtout la mise en place par Israël d’un nouveau dispositif d’occupation lui permettant de se dégager d’une partie des tâches et coûts de l’occupation (stratégie basée sur le Plan Allon). Pour reprendre la métaphore de la prison utilisée par J.Halper, Israël ne s’occuperait plus que du contrôle des murs en déléguant la gestion de l’ordre à l’intérieur des prisons à une institution palestinienne créée pour l’occasion. Ainsi, dès 1995 (Oslo2) le rapport de forces a abouti au découpage géographique des territoires occupés et au partage des tâches suivant : les « îles » – appelées zones A (les zones urbaines palestiniennes les plus peuplées) seraient « autonomes » c’est-à-dire placées sous contrôle de l’Autorité Palestinienne, tandis qu’Israël et son armée garderaient le contrôle des terres colonisées et colonisables (avec les ressources en eau) soit les zones C et que le reste – les zones B – resterait également sous contrôle militaire israélien tandis que l’AP gérerait les problèmes civils. D’où la carte en « archipel » avec 18 % en zones A, 61 % en zones C, et le reste en zones B et des tas de complications lors du passage d’un type de zone à l’autre.

Mais, en 1994, quelques jours avant le « désengagement de Gaza et Jéricho d’abord », les règles de « coopération » entre Israël et l’AP en matière économique avaient été fixées dans un Protocole (le Protocole de Paris) qui depuis réglemente six secteurs économiques : les taxes, les douanes, l’industrie, le tourisme, l’agriculture, le travail (un Comité Économique Conjoint a été créé pour contrôler leur application). Or les règles que doivent respecter les « partenaires » économiques ont été établies sans remise en cause du fait qu’Israël gardait la mainmise sur l’essentiel des ressources économiques (l’eau par exemple, qui depuis Oslo est gérée au sein d’un même type de comité « conjoint » dominé concrètement par Israël) et sur la quasi-totalité des frontières (extérieures et intérieures) et que l’économie palestinienne était déjà affectée par des dizaines d’années d’occupation (entre 1967 et 1993, 50 % des ordres militaires utilisés par Israël dans les territoires palestiniens occupés concernaient l’économie). Dès lors, le Protocole de Paris a « légalisé » les relations asymétriques qui existaient déjà entre les deux économies – palestinienne et israélienne – et par ses grandes tendances, il a instauré un processus de « dé-développement » (terme repris de S. Roy) de l’économie palestinienne [19].

L’économie palestinienne est actuellement déstructurée et hétéro-centrée : coupées de leur marché, et séparées les unes des autres, les villes palestiniennes ont perdu leur rôle de centres économiques (les villageois sont eux-mêmes non seulement coupés de leurs terres et ressources en eau mais souvent situés en zones B). Désormais les centres économiques se trouvent en Israël (il suffit de voir le réseau routier). L’économie palestinienne est captive de l’économie israélienne : elle sert aux besoins d’Israël. Cela se voit au niveau agricole, avec un marché palestinien envahi par les produits agricoles israéliens et la perte de leur souveraineté alimentaire pour les Palestiniens. Ou encore au niveau de l’industrie (avec les exportations de pierres palestiniennes vers Israël). Il y a un déficit commercial structurel dû au fait que les exportations palestiniennes ne permettent pas de subvenir au coût des importations en provenance d’Israël.

L’AP se retrouve dès lors doublement dépendante : en plus de dépendre d’Israël, elle dépend des subsides extérieurs. Elle a dès lors une corde au cou. Par rapport aux « Parrains d’Oslo », sa situation est assez comparable à celle des régimes rentiers avec ceci de particulier que la rente ici dépend de son engagement à garantir le « maintien de l’ordre », au bénéfice d’Israël mais aussi des investisseurs. Elle est donc devenue le principal employeur des territoires palestiniens dont elle doit assurer les salaires dans une situation économique difficile mais dans le même temps, la majeure partie de ses dépenses est réservée au développement pléthorique de ses services policiers.

Cette dépendance est devenue très claire après l’écrasement de la seconde intifada. A l’heure de la « reconstruction » (après les destructions par l’armée israélienne, y compris de l’appareil policier de l’AP) et tandis que débutait la construction du Mur (et les démolitions conjointes), les USA, l’UE et la Russie se sont joints à l’ONU pour créer une curieuse institution-bateau : le Quartet et ils ont dicté leur plan pour la construction d’un État palestinien en 2003 : la Feuille de route ; tandis qu’en 2004, la Banque mondiale a expliqué dans un rapport comment elle concevait sa contribution à la (re)construction de l’économie palestinienne. Pour bénéficier de son aide, il fallait développer l’économie comme si l’occupation, la domination israélienne, les colonies, le Mur n’étaient pas une contrainte (voir les critiques élaborées par l’ONG palestinienne Stop The Wall sur www.stopthewall.org ). Mais c’était illusoire de croire que la Feuille de Route et le Quartet allaient faire le bonheur des Palestiniens qu’Israël était occupé à « emmurer ». Lors des élections législatives du 25 janvier 2006, c’est le Hamas qui est sorti vainqueur, pas le parti de M. Abbas, élu président de l’AP environ un an auparavant (mais il est vrai qu’entre-temps Israël avait judicieusement évacué les colons de Gaza, sur base d’une décision unilatérale). Ce qui s’est passé après les élections montre à nouveau la dépendance dans laquelle est piégée l’AP et on ne s’étonnera pas dès lors de la participation très faible, tant en termes de candidats que d’électeurs, aux élections municipales de 2012 ou du désintérêt des jeunes pour les partis traditionnels !

Pour rappel, refusant toute négociation avec le gouvernement d’I. Haniyeh, les USA et l’UE décident en avril 2016 de suspendre leur aide et tout est mis en place pour qu’éclate une guerre intra-palestinienne qui, après plusieurs mois de violences, se solde par une division territoriale du pouvoir. À Gaza, le Fatah est évincé et le territoire déclaré « zone hostile » avec comme conséquences le blocus et une série de plusieurs périodes longues de bombardements intensifs israéliens. En Cisjordanie, I.Haniyeh (Hamas) est évincé du poste de Premier Ministre et il est remplacé par S.Fayyad, un Palestinien ayant une longue expérience du FMI et de la Banque Mondiale. Aussitôt, les 26-28 novembre 2007, les élections US approchant, une conférence est organisée aux USA, à Annapolis, pour relancer les négociations en vue de la création d’un État Palestinien avant fin 2008. En décembre 2007, une Conférence des bailleurs de fonds a suivi à Paris. Pour obtenir l’argent, l’AP est non seulement dans l’obligation de respecter les conditions du Quartet (c’est T. Blair qui en est le représentant depuis la fin de son mandat britannique) mais aussi les critères de l’OCDE établis depuis 2005 (Déclaration de Paris) pour « l’efficacité de l’aide ». L’OLP fait donc appel à une société privée d’aide au développement qui travaille avec l’Agence de Coopération Britannique, l’Adam Smith Institute (www.adamsmithinstitute.com). Cette agence ultralibérale spécialisée dans la privatisation des services publics est donc payée pour lui concocter un plan visant à récolter les fonds sur base des desiderata du Quartet et de l’OCDE (discipline fiscale, austérité budgétaire, bonne gouvernance, climat propice au développement des sociétés privées, réforme du secteur sécuritaire). Avec ce projet (le Plan de Réforme et de Développement Palestinien), S. Fayyad obtient plus d’argent qu’il n’en espérait. Quant à l’État palestinien, pas plus qu’en 2003, il n’y en a eu en 2008. Il y a eu juste une fois encore, des « négociations » entre partenaires inégaux (durant lesquelles, en plus, l’UE resserrait ses relations avec Israël !), « une farce », écrit Z. Clot, un négociateur qui avant de donner sa démission, faisait partie d’un groupe de conseillers juridiques que l’OLP avait engagé auprès de l’Adam Smith Institute [20]. L’argent des bailleurs de fonds servirait surtout à prouver que la Palestine s’apprête à être reconnue comme État. Mais en 2011, lors de la demande de reconnaissance de la Palestine à l’AG des Nations Unies, celle-ci la reconnaît seulement comme État observateur.

Dans Ramallah Dream ,voyage au cœur du mirage palestinien [21] B. Barthe explique comment des montagnes de dollars et d’euros attribués en échange de la « paix » dans les territoires occupés sont utilisés pour le « state building » en créant l’illusion de la construction d’un État palestinien. Ce livre, très documenté, permet de mieux comprendre les intérêts privés et les enjeux politiques cachés derrière le business de l’aide. Il fournit de nombreux exemples de projets « surréalistes » dans le cadre d’une occupation qui, financés notamment par les USA et l’UE, leur permettent de se dédouaner de faire pression sur Israël en gérant la situation de manière technocratique et souvent lucrative. Ainsi après les élections de 2006, quand l’argent versé à l’AP a été bloqué et que les fonctionnaires palestiniens ne recevaient plus leur salaire, EuropAid (l’agence de coopération économique internationale de la Commission Européenne) a conçu l’idée de faire appel à une société privée pour créer un logiciel qui canaliserait l’argent vers les « bons » Palestiniens. Le système servant à passer au crible le nom des destinataires de l’argent a fonctionné jusqu’en 2008 avec Worldcheck mais qui contrôlait le tri ? B. Barthe évoque aussi les difficultés de fonctionnement rencontrées avec la mise en place du système informatique destiné aux douanes palestiniennes, ou avec le programme destiné au Ministère de la Justice palestinienne, du fait que l’on ne prenait pas suffisamment en compte la réalité de l’occupation et de la domination israélienne sur le matériel mais aussi le personnel (destructions, saisies, blocages , …). L’auteur rapporte que dans certains cas, il est même interdit aux salariés d’évoquer l’occupation, la colonisation … Ou alors les réalités sont intégrées dans les projets eux-mêmes. Ainsi le Mur, déclaré illégal par la CIJ en 2004, n’est plus remis en question, on fait avec, on l’intègre dans des projets informatiques de contrôle et de tri des Palestiniens (projets qui ont l’avantage de rapporter de l’argent), on envisage des portes d’entrée sympa pour les touristes ou la création de « zones industrielles » de type maquilladoras sur les terres cisjordaniennes accaparées. Situées hors d’Israël, elles peuvent fournir des produits « palestiniens » en échappant de plus aux normes écologiques et sociales israéliennes.

Quant aux travailleurs, ils sont sélectionnés en fonction de leur activité et de leur passé politiques.

L’AP, quant à elle, est priée d’attirer des capitaux et donc de séduire l’élite cosmopolite, les investisseurs palestiniens, les investisseurs arabes, les banques, les sociétés start-up en technologies de l’information et de la communication pour leur proposer des projets qui les intéressent et leur permettent de retirer un gain en termes financier et/ou politique. D’où l’organisation d’événements de prestige comme les conférences « Palestine is open to business » en 2008 et en 2010 à Bethléem $, dans la ville touristique emmurée au Sud de la capitale confisquée de Jérusalem-Est (www.pipa.ps, www.pita.ps). D’où aussi la construction, dans la nouvelle « métropole » de Ramallah, mais aussi à Jéricho (une « île » en zone C) et à Bethléem (lieu saint touristique), de grands hôtels de luxe, de bars branchés … et la promotion en 2008 des crédits hypothécaires (visant surtout les fonctionnaires salariés de l’AP) et la flambée des prix des loyers à Ramallah. Dans le cadre de son reportage au sein du « bantoustan doré de Ramallah » B. Barthe évoque encore d’autres projets faisant les beaux jours des banques et des cabinets d’affaires comme la création (avec des fonds débloqués par la JP Morgan, cliente du cabinet de conseil de T.Blair) d’une joint-venture de téléphonie mobile entre le Fonds d’Investissement Palestinien et la société privée Qtel (géant Qatari de téléphonie mobile). L’idée étant que si les hommes et les marchandises ne peuvent pas circuler, les capitaux eux peuvent le faire. Selon l’auteur de « Ramallah Dream », on nage même souvent dans les conflits d’intérêts et la transparence n’est pas la règle. Sans compter le déni flagrant de démocratie.

À proximité de cette « vitrine du mirage palestinien » (B.Barthe) que pensent les réfugiés entassés dans les camps, les Palestiniens enfermés dans « la Bande de Gaza », les travailleurs comprimés entre les grilles et les tourniquets des « terminaux » du Mur à l’entrée de Ramallah ou à l’entrée de Bethléem, celles et ceux qui, la peur au ventre, sont traqués par la « police des frontières » israélienne à Jérusalem-Est, les camionneurs qui attendent l’ouverture des portes militaires pour pouvoir entrer ou sortir avec leurs marchandises dans les territoires occupés ?

Imaginons une révolte contre cette « pacification économique » imposée, que les bailleurs de fonds ne versent plus les salaires des fonctionnaires de l’AP, que l’AP doive licencier ou qu’éclate une crise financière comme celle de 2008 … et le château de cartes risque bien de s’écrouler.

Dans son livre (écrit en 2011) B. Barthe indique que si en 2008, quand la crise financière a éclaté, l’économie palestinienne n’était quasiment pas financiarisée, elle a commencé à le devenir sous l’influence d’un think-tank israélo-palestinien, créé par un pionnier du capital-risque en GB. Il ajoute que trois private equity funds sont arrivés dans les TPO (Territoires palestiniens occupés) et que les hedge funds pourraient aussi faire leur apparition (voir le livre pour plus de détails).

Comme l’explique E. Toussaint dans Bancocratie, les hedge funds – qui font partie de la Finance de l’ombre (Shadow Banking) sont des fonds à vocation spéculative à la recherche de rentabilité élevée. Les gains attendus sont importants car ils sont liés à des prises de risques élevées [22].

En attendant, la Palestine était classée à la 140e place sur 190 dans le classement « Doing Business » de 2017, selon le site www.coface.com (qui indique par ailleurs que la jeunesse de la population est un atout !). Il y a de quoi se poser bien des questions !

 

Notes

[1] S.Bailly, Demain le monde de septembre-octobre 2014 et M. Blume, Palestine n°74, oct/nov/déc 2017

[2] Voir Courrier International, 14-20 décembre 2017 et C.Enderlin, Le Monde Diplomatique, janvier 2018

[3Breaking the Silence, Le livre noir de l’occupation, des soldats racontent, 2013 ou www.breakingthesilence.org.il/

[4www.addameer.org

[5] J.Salingue, préface de A. Zaino, Des hommes entre les murs, Comment la prison façonne la vie des Palestiniens, Agone 2016

[6] C.Enderlin, Le Monde Diplomatique, janvier 2018

[7Nakba, « Catastrophe » en arabe, est le nom que les Palestiniens donnent au démembrement de la Palestine du mandat britannique, correspondant à la première expulsion massive de la population palestinienne pour créer Israël comme État juif. Voir Palestine, n°74 oct/nov/déc 2017 ou www.badil.org concernant les camps de réfugiés palestiniens. Pour une carte des destructions Nakba voir www.de-colonizer.org

[8www.btselem.org ou www.arij.org

[9] Selon un rapport de l’OCHA, en 2014, 40 sources sur 56 ont été accaparées et transformées en « attractions touristiques ».

[10www.alhaq.org

[11] A.Zaino, voir note de bas de page n°5.

[12] Dépliant touristique exposé au stand de l’ambassade d’Israël au salon des vacances 2018 à Bruxelles et Femmes d’Aujourd’hui N°48, 30 novembre 2017

[13] N.J. D’othée, Demain Le Monde, juillet/août 2011 et Note politique de l’Association Belgo-Palestinienne Jérusalem-Est capitale en danger, avril 2015

[14] P. Blanc, Atlas des Palestiniens, Un peuple en quête d’un État, Autrement, 2014

[15] D.Vidal et N.J. D’Othée, articles publiés dans Palestine, n°74-oct/nov/déc.2017

[16] C.Enderlin, Le Monde Diplomatique, janvier 2018

[17] A.B. Nouhou, Monde Diplomatique de décembre 2017

[18] A.Belkaïd et O.Pironet, Monde Diplomatique, février 2018.

[19] J. Salingue, La Palestine d’Oslo, L’Harmattan, 2014

[20] Z. Clot, Il n’y aura pas d’État palestinien, Journal d’un négociateur palestinien, Max Milo, 2010

[21] B. Barthe, Ramallah Dream, voyage au cœur du mirage palestinien, La Découverte, 2011

[22] E. Toussaint, Bancocratie, Aden, CADTM, 2014

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