JOSEPH CONFAVREUX, médiapart, 29 février 2020
Cisjordanie, envoyé spécial.– « Annexer la vallée du Jourdain ne changerait rien pour moi, je suis déjà annexé. » Pour Abdelraheem Bisharat, la mise en œuvre de cette mesure centrale du plan Trump serait redondante. Elle a pourtant été promise aussi bien par le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou que par Benny Gantz, son principal rival aux élections législatives de lundi prochain, même si ce dernier a concédé une coordination avec la « communauté internationale », bien aphone sur le sujet.
« Nous ne pouvons pas nous déplacer librement, nous n’avons pas accès à la plus précieuse des ressources qu’est l’eau, nous ne pouvons bénéficier d’aucun soin. Nous n’avons même pas le droit de construire des écoles pour nos enfants ! », explique l’homme vêtu d’un keffieh et d’une djellaba.
La vallée du Jourdain, à l’exception de la ville de Jéricho, se situe en effet en zone C, sous contrôle à la fois administratif et sécuritaire d’Israël, d’après la nomenclature définie par l’accord d’Oslo de 1993 qui divise la Cisjordanie en trois catégories, selon le degré de souveraineté qu’elle concède aux Palestiniens. Mais, ici, la mainmise est encore renforcée par le fait que près de 60 % de ce territoire, qui représente pas loin d’un tiers de la Cisjordanie et l’immense majorité de ses ressources en eau, est déclaré zone militaire.
Vallée des larmes pour les uns, vallée des armes pour les autres, le reste de cet espace frontalier d’avec la Jordanie est ensuite divisé entre des « réserves naturelles », où le gouvernement israélien peut agir à sa guise et empêcher toute construction ou récolte palestinienne, qui couvrent 20 % de sa surface, et une quarantaine de colonies, qui occupent désormais près de 15 % du territoire, en violation des résolutions internationales.
Ce qui était le grenier à blé de la Palestine historique, le réservoir d’eau de toute la Cisjordanie et la réserve de terres pour un possible État palestinien qui imaginait même pouvoir y accueillir les futurs bénéficiaires d’un « droit au retour » aujourd’hui dans les limbes, s’est mué en poste avancé, en apparence irréversible, de l’emprise israélienne sur les territoires occupés.
Abdelraheem Bisharat vit dans un minuscule hameau « soumis à un ordre d’expulsion », bien qu’il ne soit constitué que de quelques grandes tentes ouvertes au vent, au milieu de collines qui commencent à fleurir en cette fin février. L’endroit n’est accessible qu’après qu’on a emprunté une mauvaise piste. Une route bitumée passe pourtant à quelques dizaines de mètres de là, mais elle appartient à la colonie voisine de Ro’i, qui en interdit l’accès à ce Palestinien qui vit ici, tient-il à préciser, depuis « bien avant 1967 », l’année où les Israéliens ont conquis militairement la vallée.
« Je suis né en 1950, mais mon père cultivait déjà cette terre. Au début, on habitait dans des tentes en laine, puis on a construit des bâtiments en bois et en métal, mais les Israéliens ont tout démoli. C’est pour cela qu’aujourd’hui je vis avec ma famille dans ces tentes en plastique », ajoute-t-il.
Alors que des serres irriguées s’étendent à perte de vue dans la colonie voisine, il doit faire venir l’eau avec un tracteur, pour un coût au mètre cube dix fois plus élevé qu’il ne le serait au robinet, afin de nourrir ses 120 moutons. « En 2013, j’en avais plus de 500, se souvient-il. Mais une partie a été empoisonnée par les colons d’à côté, une autre a été tuée lorsque l’armée est revenue en 2015 détruire nos tentes, et j’ai dû encore en vendre une autre partie pour pouvoir rester ici avec ma famille. Ici, ce n’est pas une démocratie. »
Les 60 000 Palestiniens qui habitent cette vallée reliant la mer Morte au lac de Tibériade – ils étaient plus de 300 000 avant 1967 – sont soumis à une pression et à un arbitraire constants. Rashid Khederi, un fermier palestinien qui cultive des goyaves, des olives et des pois-chiches, mais dirige aussi le Comité populaire de résistance de la vallée du Jourdain, énumère les voies par lesquelles l’occupation israélienne se fait sentir. « Ils ne nous délivrent aucun permis de construire, que ce soit pour l’habitation ou le travail. Dans le village de Bardala, où je cultive des terres qui appartenaient à mon arrière-arrière-grand-père, l’armée vient chaque année détruire tout notre système de captation d’eau, au motif qu’il serait illégal. Mais ils ont détruit tous nos moulins à eaux et ils ont asséché toutes nos ressources en construisant leur propre système d’irrigation ! Quand ils veulent s’emparer d’une terre, ils mettent un panneau “danger, mines” ou bien “interdit, champ de tir”, et nous en interdisent l’accès. Et, quelques mois plus tard, on voit arriver des colons. Meskiyot, dans le nord de la vallée, était une base militaire. Quand ils ont évacué Gaza en 2006, ils ont retiré les soldats et mis des colons à leur place. »
Pense-t-il que l’annexion complète de la vallée du Jourdain aggravera encore la situation, même si le territoire l’est déjà en pratique ? « Oui. Les entreprises étrangères qui sont implantées ici ne seront plus considérées comme illégales et soumises au boycott. Il y aura encore davantage de colons. Et aussi davantage de réfugiés palestiniens partout dans le monde. » Dans son village de Fasayil, six familles palestiniennes sont parties ces dernières années, parce qu’elles n’avaient plus de quoi vivre ou craignaient pour leur sécurité.
Abdelraheem Bisharat refuse, lui, d’envisager le moindre départ, même en cas d’annexion totale : « Où pourrais-je partir ? Où pourrais-je aller ? Pourquoi devrais-je partir de cette terre qui est la mienne et dont je vis. Vous avez vu comment sont traités les réfugiés en Europe, au Liban ou en Jordanie. Quelle dignité est-ce qu’il me resterait ? Je ne réclame pas un État palestinien, je veux juste vivre librement dans un État multinational. Ce que font Trump et Netanyahou n’est même pas bon pour le futur d’Israël, car les forts ne seront jamais forts pour toujours. Et la nouvelle génération de Palestiniens ne distingue plus les bons juifs des juifs racistes à cause des crimes quotidiens qu’elle constate chaque jour, tandis que ma génération avait encore des amis juifs. »
Rashid Khederi brocarde lui aussi le prétendu « deal du siècle », reçu en Palestine comme la « gifle du siècle ». « Qui est Trump pour prétendre pouvoir donner aux Israéliens des terres qui nous appartiennent ? Il n’a qu’à leur en donner en Californie ! Vous devez comprendre que nous mourrons dans notre pays ou que nous vivrons dans notre pays. Mais, que nous soyons sous terre ou au-dessus, cela restera notre terre. D’autant que le conflit que vous avez aujourd’hui sous les yeux n’est pas seulement un conflit entre Israéliens et Palestiniens. C’est un conflit international, qui touche aux droits humains. »
Alors que le village de Fasayil manque cruellement d’eau et de travail, et n’apparaît pas sur la très populaire application de navigation Waze si on coche l’option « éviter les zones à risque » qui contourne tous les bourgs palestiniens, la colonie voisine de Tomer dispose de plusieurs piscines, d’un terrain de foot verdoyant et emploie de nombreux Palestiniens, parmi lesquels Lyth, 16 ans.
Depuis qu’il a 14 ans, il trie des piments dans une entreprise de la colonie, pour un salaire d’environ 20 euros par jour, à peine plus d’un tiers du salaire minimum en Israël. « C’est épuisant, je n’aime pas ça, mais je n’ai pas le choix. Il n’y a rien d’autre à faire ici. Mon travail consiste à sélectionner les plus beaux piments, qui sont exportés en Europe. Les piments corrects sont vendus en Israël. Et les piments abîmés sont pour le marché local. »
Après six années passées à faire le même travail que son neveu, son oncle, prénommé Salah, a demandé une augmentation, refusée par son patron. « Je suis parti. Mais j’ai alors été obligé d’aller travailler dans une autre colonie de la vallée, également dans l’agrobusiness. À 30 ans, je gagne 25 euros par jour. »
La perspective d’une annexion bouleverserait-elle leurs manières de vivre et leurs relations avec les colons ? « Non, cela ne changera pas nos vies », répond Lyth. Djamila, une voisine plus âgée et voilée qui s’est mêlée à la conversation, craint toutefois que « les Israéliens n’évacuent les gens qui ne sont pas enregistrés dans la vallée du Jourdain sur leur carte d’identité » : « Je vis et je travaille ici, mais je suis enregistrée à Naplouse. » « Il y a beaucoup de rumeurs qui circulent, enchaîne Salah. Rien n’est clair. Certains disent qu’ils vont nous envoyer à Jéricho, voire dans un autre pays. Mais je ne bougerai pas d’ici, même si on me coupe la tête. »
Les rumeurs colportées en vallée du Jourdain viennent aussi de certains colons, qui croient savoir que l’annexion se traduirait par des droits supplémentaires accordés aux Palestiniens. « Je suis pour qu’Israël affirme enfin sa souveraineté entière sur la vallée du Jourdain, mais je pense que cela profitera surtout aux Palestiniens », affirme ainsi Dron, 33 ans, kippa blanche et longue barbe. Ce jardinier qui étudie à mi-temps dans une Yeshiva s’est installé ici il y a quatre ans, après avoir vécu sur le plateau du Golan, par « amour du désert, du silence et de la nature. »
Que pense-t-il de la question, encore non tranchée, de savoir si les Palestiniens seraient alors en mesure d’acquérir la citoyenneté israélienne, à l’instar de 20% de la population actuelle de la population du pays, et au grand dam d’une partie du pays décidée à rester majoritairement juive ? « Cela ne m’effraie pas, répond Dron. La seule chose qui me fait peur serait qu’on ait un gouvernement faible, qui laisserait les Palestiniens s’armer, comme l’avait fait Yitzhak Rabin », le premier ministre israélien assassiné en 1995 par un extrémiste juif. Moshé, un autre colon vivant depuis un an et demi dans une petite implantation du nord de la vallée, juge aussi que l’annexion sera « meilleure pour les Arabes que pour nous. Je pense qu’ils obtiendront la citoyenneté. Et ils bénéficieront de la sécurité sociale. »
Salah sourit quand on lui rapporte ce genre de propos : « Nous n’allons pas obtenir davantage de droits, et pas non plus d’argent. Nous allons continuer à suer sang et eau pour des sommes dérisoires. » Quant à Abdelraheem Bisharat, il part d’un rire tonitruant quand on lui demande s’il voudrait de la citoyenneté israélienne si celle-ci lui était proposée en même temps que l’annexion de la vallée du Jourdain : « Certainement pas ! Israël n’existe que depuis 1947. La Palestine remonte à beaucoup plus longtemps. Mais je ne refuserais pas la citoyenneté d’un pays multinational s’il était démocratique et respectait le droit. »
Moshé, 55 ans, s’est installé en vallée du Jourdain après avoir trouvé un emploi de conducteur de bus scolaire. Il pense que ce territoire « appartient à Israël », mais « n’attend rien de ce gouvernement qui ne parle que d’annexion et de colonies, alors que notre problème c’est la vie chère, le logement, le transport. » Il ne s’est pas déplacé aux précédents scrutins du printemps et de l’automne dernier, qui n’ont pas permis de dessiner une majorité. Et il hésite encore à aller voter lundi prochain, ou plutôt à se rendre à la plage en ce jour férié à l’occasion des élections.
Ne craint-il pas que l’annexion ne tende la situation dans cette région frontalière de la Jordanie, dont le roi, pourtant très dépendant de l’aide américaine, a vertement critiqué le plan Trump ? Si Netanyahu n’a pas immédiatement déclenché l’annexion de la vallée du Jourdain après l’annonce de la Maison Blanche, ce n’est pas seulement pour des raisons juridiques liées au fait qu’il se trouve à la tête d’un gouvernement censé se cantonner à la gestion des affaires courantes. C’est d’abord en raison des positions de l’armée, pour une bonne partie rétive à provoquer le voisin jordanien et à mettre en œuvre un projet qui risquerait de conduire à ce que de nombreux militaires désignent par le « cauchemar de l’Etat unique ». Mais, pour Moshé, il n’y a guère de raison de s’inquiéter. « Dans les années 1970, les terroristes venaient de Jordanie, mais désormais c’est calme. Ce n’est pas comme à Gaza. Ici on vit en paix avec les Arabes. »