BEN BURGIS, JACOBIN, 7 novembre 2020 (traduction par Médiapart)
La fin de l’ère Trump est une bonne chose. Comme aime à le dire mon ami et camarade David Griscom, « voilà un show dont nous ne voulions pas regarder la deuxième saison ». Donald Trump a nommé des personnalités très anti-syndicales au Conseil national des relations du travail, et une pléthore d’avatars de la Federalist Society aux postes de juges fédéraux. Il a doublé le nombre d’attaques par drones au Yémen et a mené les États-Unis au bord d’une guerre avec l’Iran. Il a interdit aux musulmans d’entrer dans le pays et a séparé des parents migrants de leurs enfants.
Le 46e président élu des Etats-Unis, Joe Biden, et la vice-présidente, Kamala Harris, lors de leur discours à Wilmington (Delaware), samedi 7 novembre au soir. © Andrew Harnik-Pool/Getty Images/AFP
S’il est un moment où la victoire du moins pire des deux diables mérite de déboucher une ou deux bouteilles de champagne, c’est bien celui-là. Mais quand vous aurez cuvé, rappelez-vous qu’être moins diabolique que Trump est tout à fait compatible avec le fait d’être un ennemi implacable de la working class.
L’administration Biden qui va s’installer ne mérite pas une once de crédit quant à ses intentions, et les progressistes n’ont pas à attendre qu’elle agisse avant de pivoter dans une posture d’opposition.
Ce que je dis peut paraître exagéré. Le site de la campagne Biden-Harris promet la gratuité des frais de scolarité des community colleges, la création d’une option publique de l’assurance-santé capable de rivaliser avec les assurances privées, et la capacité de se syndiquer facilement, ce qui développerait le nombre de membres des syndicats et leur pouvoir.
Les gens de gauche ont pourtant de bonne raison de critiquer le caractère inadéquat de ces propositions. […] L’option publique de santé proposée par Biden revient à créer un système de santé à deux vitesses qui n’aurait presque aucun des avantages de « Medicare for All » [l’assurance-santé universelle proposée par Bernie Sanders sur le modèle européen ou canadien – ndlr], et conserverait nombre des effets négatifs du statu quo.
On peut faire la même critique de la gratuité des community colleges, tandis que les établissements universitaires fréquentés par les parents plus riches continueront d’être chers. On ne peut nier pourtant que ces réformes amélioreraient la vie de millions de travailleurs. Le problème est qu’il n’y pas de bonne raison pour prendre ces propositions au sérieux.
Joe Biden est devenu sénateur du Delaware en janvier 1973. Il est resté à ce poste jusqu’à ce qu’il devienne vice-président de Barack Obama en janvier 2009. Il a conservé ce poste jusqu’à janvier 2017. Il est quasiment candidat à la présidence depuis lors. Autrement dit, nous avons 47 ans de preuves qui nous montrent qui est Biden, et quels intérêts il représente.
Sur son site de campagne, on lit des mots très durs contre les ravages de l’incarcération de masse. On y lit que personne ne devrait être emprisonné parce qu’il est en possession de drogue, que le système carcéral devrait être centré sur la « rédemption et la réhabilitation », et qu’il convient de réduire le nombre de prisonniers.
Pourtant, tous ceux qui sont familiers, même de loin, de son activité au Sénat savent que Joe Biden a été pendant des décennies l’un des plus ardents défenseurs d’un système carcéral plus dur et plus punitif. Dans Rise of the Warrior Cop, un livre de Radley Balko sur l’histoire des mesures anti-crimes paru en 2013, le nom de Biden revient tout le temps. Il n’y a pas très longtemps, Biden s’en vantait encore…
Le site du candidat propose un plan, emprunté à Elizabeth Warren [ancienne candidate social-démocrate à la primaire – ndlr], destiné à « soulager via les faillites personnelles les gens assaillis par les dettes ». Pourtant, le sénateur Biden a joué un rôle majeur quand il a fallu compliquer l’accès à ces dispositifs. Il fut un des principaux défenseurs d’une loi sur les faillites personnelles si dure que nombre de démocrates centristes s’y opposèrent.
Il n’est pas difficile de multiplier les contradictions entre la carrière de Biden et ce que promet son site de campagne. Il en est d’ailleurs de même pour sa future vice-présidente Kamala Harris : malgré les affirmations trompeuses qui l’ont désignée parmi les membres du Sénat les plus progressistes, son bilan n’est pas plus fameux. Mais peut-être ne faut-il pas décourager ceux qui, comme Bernie Sanders, espèrent que Biden sera « le président le plus progressiste depuis Franklin Delano Roosevelt ».
Il est techniquement possible que Biden ait vécu une expérience de conversion, une sorte de chemin de Damas, et qu’il se consacre désormais à s’opposer aux établissements de l’establishment qu’il a servis toute sa vie. Ce genre de chose arrive.
Un des problèmes avec cette hypothèse est que Joe Biden a très récemment encore agi… comme Joe Biden. En juin 2019, il a promis devant un parterre de riches donateurs qu’il n’allait pas « “démoniser” les riches », que les « conditions matérielles » de personne ne seraient diminuées sous sa présidence et qu’avec lui, « rien ne changerait fondamentalement ».
Avait-il vécu son chemin de Damas lorsqu’en mars 2020, en plein début du chaos de la pandémie de Covid-19, il a dit à un journaliste qu’il s’opposerait en tant que président à une loi « Medicare for All » si elle était votée par le Congrès ? Ces déclarations ne sont pas incompatibles avec les demi-mesures qu’il annonce sur son site en matière d’éducation et santé, mais enfin, tout cela ne nous incite pas à dire que l’homme a changé…
Il y a deux semaines, plusieurs médias ont rapporté que l’équipe de transition de Biden est en train d’éplucher les CV de plusieurs républicains à des positions importantes dans son administration, notamment Charlie Dent, un ancien élu au Congrès devenu lobbyiste, ou John Kasich, l’ancien gouverneur de l’Ohio. Lorsque Dent s’est enregistré comme lobbyiste après la période de carence légale due à ses anciennes activités de membre du Congrès, il a indiqué que ses clients étaient des entreprises pharmaceutiques et des assureurs de santé privés. En tant que gouverneur, Kasich était notoirement opposé aux syndicats.
Biden, un caméléon ?
Il y a une manière a priori plus réaliste de voir les choses : « Oui, bien sûr, Biden n’a pas changé. Il est resté l’opportuniste cynique qu’il a été durant toute sa carrière. Mais le vent a tourné. Il était sur la ligne dure contre le crime quand c’était populaire, il est désormais contre l’incarcération de masse parce que c’est cela qui est devenu populaire. Il était pour la ligne dure contre les faillites personnelles en 2005 quand la rhétorique de la responsabilité individuelle marchait bien, mais il a bougé sur sa gauche avec le reste de son parti. Il n’a pas de principes, et donc il suit le courant. Il va donc gouverner en progressiste. »
C’est plus ou moins ce que la campagne Trump-Pence a dit depuis un an pour tenter d’effrayer les conservateurs des banlieues. L’idée était de dire que malgré sa longue carrière de centriste favorable au business, il s’est rapproché de Bernie et du Squad [le groupe des congresswomen les plus à gauche du Congrès, comme Alexandria Ocasio-Cortez – ndlr]. La plupart des gens de gauche lèvent les yeux au ciel lorsque Trump dit cela. Peut-être ne devrions-nous pas. Peut-être Biden gouvernera-t-il vraiment comme une sorte d’avatar de Sanders.
Il y a au moins trois raisons de ne pas y croire. La première est qu’il est rationnel de soupçonner qu’un politicien qui a passé des décennies à agir d’une certaine façon n’est pas un simple caméléon parce qu’il déclare pendant une élection qu’il agira différemment. Il a des préférences en matière de politique publique, et ses préférences ont été reflétées par sa longue carrière publique.
La deuxième est que l’affirmation selon laquelle le « parti démocrate » a bougé sur sa gauche est aller un peu vite en besogne. Certes, le mouvement de « Bernie », et la popularité de ses propositions politiques, est un développement excitant, mais les membres du Congrès proches des idées socialistes ne se comptent à ce stade que sur les doigts d’une main, alors qu’il y a des centaines d’élus au Congrès.
La troisième, et la plus convaincante, est que nous n’avons pas à spéculer sur ce qu’un représentant de l’aile centriste du parti démocrate promettant des mesures de gauche pendant sa campagne fera une fois élu. Ce film, nous l’avons déjà vu . Lorsque ce que Biden appelle l’« administration Obama/Biden » est arrivée au pouvoir, le programme d’Obama incluait déjà l’option publique en matière de santé et le « card check » [permettant de se syndiquer plus facilement – ndlr].
Il a souvent été dit à la base du parti démocrate qu’Obama a tenté jusqu’au bout de mettre en place une option publique dans sa loi Affordable Care Act, mais qu’il ne lui fut pas possible d’obtenir les soixante voix nécessaires au Congrès. […] En fait, il a été établi que la possibilité d’inclure un « plan public » dans la loi a été écartée dès l’été 2009 lors de négociations avec les compagnies d’assurance et l’association des hôpitaux. Le « card check », lui, a été abandonné sans bruit…
Obama n’était-il pas sincère quand il affirmait soutenir ces réformes ? Peut-être. Peut-être pas. […] Il est même possible qu’Obama souhaitait sincèrement protéger les lanceurs d’alerte, lui qui répéta pendant sa campagne de 2008 qu’il fermerait Guantánamo. Mais de même que les mesures économiques auraient suscité une résistance farouche de la part des milieux financiers, des problèmes similaires auraient émergé s’il avait tenté de s’opposer à l’establishment de la sécurité nationale sur ces sujets – et il n’y a pas de raison de penser qu’Obama ait souhaité engager ce combat.
S’il avait été élu, même un président Sanders n’aurait pu venir à bout de la résistance du capital à son programme qu’à condition d’une mobilisation massive des mouvements de terrain. Or les chances du futur président Biden d’en appeler à un tel mouvement et de l’amener à la victoire sont moins que nulles.
Nous savons comment le film s’est terminé la dernière fois. L’administration Obama/Biden a bombardé des mariages au Pakistan, traqué Edward Snowden dans le monde entier. Elle était en fonction lorsque les inégalités économiques aux États-Unis ont augmenté de façon continue. Elle s’est coordonnée avec les autorités locales pour réprimer « Occupy Wall Street », menant aussi une guerre silencieuse, mais efficace, contre les syndicats enseignants.
Cette fois, peut-être le scénario sera-t-il différent. J’aimerais beaucoup avoir tort, et je passerai les quatre prochaines années à me battre contre les libéraux sur l’option publique de santé telle que proposée par Biden, à pousser pour une assurance-santé vraiment universelle. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’y croire, et nous ne devons donc pas nous retenir d’attaquer la future administration au prétexte que Biden fait de son mieux, ou bien souhaite vraiment ce que nous souhaitons.
Comme George W. Bush l’a presque dit un jour : « Si tu me joues un tour une fois, honte à toi. Si tu me joues un tour deux fois, honte à moi. »
[…] Pas de lune de miel pour Joe Biden […]