Hakim Ben Hammouda, militant tunisien, 2 juin 2020
« J’ai rêvé d’un autre monde », est le tube du groupe mythique de rock français Téléphone qui a enflammé les soirées des jeunes français tout au long des années 1980. Cette chanson tube sonnait comme la fin d’une époque bercée par les rêves de changer le monde, portés par les révoltes de la jeunesse française après les dissidences et les révolutions de mai 1968. La jeunesse mondiale a cru après mai 1968 dans ce changement du monde et de la vie pour mettre fin à l’oppression, aux visées d’empires des grandes puissances économiques et de cette survivance des conservatismes politiques et sociaux qui ont réduit à néant les rêves d’égalité et de liberté de disposer de ses rêves et de son corps. L’air du temps était rouge et on espérait changer le cours de la vie.
Or, au même moment où Jean-Louis Aubert, le chanteur du groupe Téléphone, annonçait ses rêves d’un autre monde sur toutes les radios et dans toutes les fêtes de la jeunesse révoltée, c’est une autre révolution qui se préparait, ou plutôt une contre-révolution qui va assurer un retour à la normale et la fin des rêves d’un ailleurs politique et social !
C’est comme un air de « déjà vu » que nous sommes en train de vivre après cette crise et cette pandémie sans précédent. Après les promesses d’un changement de notre mode de vie pour faire à la fragilité de notre monde, c’est un retour au monde d’avant qui est en train d’apparaître. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si les promesses tenues en pleine pandémie seront vite enterrées ?
Le monde vit depuis l’éclatement de la pandémie du Covid-19 avec ces peurs et cette grande anxiété qu’elle a créée, sur deux grandes interrogations. La première concerne l’urgence et les moyens de faire face aux effets multiples de cette crise. Les pays de par le monde ont mis en place des politiques d’une ampleur que nous n’avons jamais connue par le passé, et ce depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale pour protéger les vies humaines et défendre les populations face aux conséquences sans précédent de ce virus. Par ailleurs, tous les pays ont mis en place des politiques sans précédent pour défendre l’économie, permettre aux entreprises de sortir de ce tsunami, reprendre goût à l’investissement et des politiques sociales pour venir en aide aux couches sociales les plus défavorisées.
Mais, en dépit de l’ampleur et de l’envergure de ces politiques, l’inquiétude et l’angoisse sont encore de mise du fait des difficultés à maîtriser ce virus et de trouver le vaccin nécessaire pour couper court à son déploiement. Ces peurs et ces inquiétudes vont continuer à fragiliser et l’humanité.
La seconde interrogation qui ne cesse d’interpeller les institutions internationales, les pouvoirs publics, les intellectuels et les penseurs concerne le monde d’après. La question qui se pose avec beaucoup d’acuité et de force porte sur l’avenir du monde et notre capacité à opérer les changements et les transformations nécessaires de notre mode de vie qui avec des choix politiques, économiques et sociaux a contribué aux fragilités de notre monde et à la fin de notre immunité collective face aux pandémies et aux crises climatiques et sociales. Serons-nous en mesure de sortir de «la situation normale » du monde d’avant et de reproduire le monde d’hier considéré comme l’étape ultime du monde démocratique ? Ou aurons-nous le courage de construire un nouveau rêve et d’entamer une nouvelle expérience démocratique qui nous permettra de rompre avec la « normalité » d’avant, et d’ouvrir ainsi de nouvelles perspectives au rêve de l’humain et à sa trajectoire historique ?
Pour répondre, nous allons nous arrêter sur trois éléments essentiels. Le premier concerne les origines profondes et structurelles de cette pandémie sans précédent. Notre réflexion s’inscrit dans les évolutions philosophiques, politiques, économiques et sociales qui ont marqué le monde d’avant covid-19.
Au niveau philosophique, nous avons atteint l’ultime conviction de la parfaite maîtrise de la science et de l’homme sur la nature, et de notre capacité à la transformer et à trouver des réponses à ses plus grands défis dans un temps record. Les inventions scientifiques, les résultats de la recherche, notre entrée fracassante dans le monde des gènes héréditaires et notre capacité à faire face à toutes les maladies et à toutes pandémies à travers une modification de ces données, ont renforcé la prétention de l’homme à dominer le monde.
Ces évolutions scientifiques et les résultats récents de la recherche ont contribué au renforcement de la pensée moderniste et à la domination des versions les plus radicalement ancrées dans un déterminisme philosophique absolu. Ces visions ont largement contribué à l’exclusion de l’incertain et de l’imprévu du champ de la réflexion philosophique.
Les crises passées dans les différents domaines politiques, économiques et climatiques n’ont pas réussi à entrouvrir cette doxa totalement renfermée sur elle-même et convaincue de la capacité de l’humain à maitriser tous les phénomènes naturels et à leur trouver des solutions. Cette ligne philosophique a conduit l’homme à cette arrogance et cette confiance démesurée qu’il peut être le maitre des temps modernes. Cette doxa moderniste totalement imprégnée de l’absolu d’un homme moderne qui se rapproche de l’absolu religieux a dominé le monde au cours des deux siècles passés.
Cette pandémie est venue démontrer l’échec de l’ordre philosophique et son incapacité à déchiffrer le monde pour réfléchir les principaux phénomènes que nous traversons. Cette pandémie est venue annoncer la fin du monde du déterminisme scientifique érigé en paradigme et en croyance suprême. Elle inaugure l’avènement de l’imprévu et de l’inattendu à large échelle.
Les dérives du monde d’avant ne se sont pas limitées aux aspects philosophiques et intellectuels, mais ont également touché l’ordre politique. Ainsi, le système démocratique est-il en train de vivre une crise sans précédent avec cette coupure entre les élites politiques, les institutions et les citoyens. Cette césure a fait l’objet de travaux qui se sont largement intéressés aux régimes électoraux, et plus particulièrement aux systèmes de représentation qui sont au cœur de cette dérive de l’ordre démocratique.
Cette crise a eu des effets et un impact sur les mécanismes politiques ainsi que les institutions dans les systèmes démocratiques. Le recul et la remise en cause de la représentativité des institutions ont érigé la ruse et les révoltes populaires comme les nouvelles formes de contestation du politique. Les forces populistes ont alors saisi cette césure pour renforcer leurs critiques aux élites politiques traditionnelles, et pour annoncer la crise ultime des régimes politiques démocratiques.
Comme la doxa philosophique, la pandémie est venue annoncer la crise du régime politique démocratique, et sa perte de légitimité et son efficience.
Le troisième niveau concerne la dimension économique. En effet il y a eu à partir des années 1990 une quête effrénée du profit avec la victoire du néo-libéralisme et le recul de tous les équilibres, et particulièrement les équilibres sociaux. Cette domination de la logique du gain immédiat va trouver son expression la plus aboutie avec la montée de l’aventurisme financier qui sera à l’origine de l’accélération des crises financières, et celle de 2008 a été la plus grave et a failli mettre le système global à genoux.
Cette domination du productivisme et de la recherche du profit a eu des effets majeurs sur les équilibres écologiques, avec une destruction sans précédent de la nature entrainant la détérioration du climat et la montée de l’effet de serre. Cette dérive a également touché les équilibres sociaux avec un recul du rôle social de l’Etat dans bon nombre de secteurs stratégiques, notamment ceux de l’éducation et de la santé.
Cette pandémie n’est pas seulement une crise sanitaire et épidémiologique. Il s’agit véritablement d’une crise profonde d’ordre intellectuel, politique, économique et social. Cette crise a fait l’objet d’appels répétés pour sortir de « l’état normal du monde » qui prévalait et pour construire une nouvelle expérience humaine et mettre notre monde sur une nouvelle trajectoire historique.
La seconde question que nous souhaitons soulever dans cette réflexion concerne la nature de la crise. Les manifestations que nous avons soulignées dans notre premier point indiquent que la pandémie du Covid-19 est l’expression d’une crise beaucoup plus profonde qui a touché les fondements de l’ordre humain et de notre expérience de vivre ensemble. Cette crise est philosophique dans la mesure où elle met en avant la dérive des philosophies du sujet et d’une modernité libérée de tout contrôle, qui s’est transformée au fil des siècles en une volonté de l’homme moderne de dominer l’univers et la nature. Cette dérive est au cœur des tentations et des expériences les plus folles pour maitriser le mouvement de l’univers avec toutes les manipulations possibles, y compris celles du génome humain. Cette course folle du déterminisme de la modernité est au cœur de l’apparition de l’absolu des temps modernes qui est venu remplacer les croyances religieuses et ériger à leur place la suprématie d’un homme moderne, devenu le nouveau prophète de ces temps incertains et troubles.
Cette crise ne s’est pas limitée aux fondements philosophiques du monde moderne mais a touché son expression politique avec la dérive des sociétés démocratiques. Le régime démocratique a perdu sa capacité à enchanter les gens. En effet, la politique n’est plus cette trouvaille des temps modernes pour changer les sociétés et nous permettre de construire un monde meilleur. Cette faillite du politique est au cœur de la mélancolie des modernes et de ce désenchantement au sein des sociétés démocratiques.
Ces crises ne se sont pas arrêtées aux portes de la philosophie et du politique mais ont également touché les dimensions économiques, avec l’hégémonie de la cupidité et de la recherche exaltée du gain et du profit immédiat. Ces sociétés capitalistes ont perdu toutes les normes et règles qui ont contraint par le passé la boulimie du gain et la cupidité et ont laissé les portes grandes ouvertes face aux aventuriers des temps modernes en quête de profit immédiat.
Cette crise s’est aussi inscrite dans les institutions du contrat social qui ont su gérer pendant des décennies les équilibres sociaux et faire de la solidarité et de l’égalité, les fondements des sociétés modernes et des régimes démocratiques.
Notre monde est en train de vivre aujourd’hui une crise existentielle que la pandémie est venue mettre en valeur, celle du pacte civilisationnel hérité des grandes révolutions du XVIIIième siècle et des Lumières. Cette crise s’est attaquée au triptyque sacré des sociétés modernes : la modernité, la démocratie libérale et l’ordre marchand. Chacun de ces axes a atteint ses limites. Le projet de libération du sujet de son aliénation et de la fin de sa soumission à un autre qui lui est étranger est en train de s’essouffler. Les sociétés modernes sont devenues le lieu d’exercice de nouvelles hégémonies et de nouvelles dominations, et d’une aliénation dont nous avons cherchée à nous libérer depuis des siècles.
Nous avons besoin aujourd’hui d’une véritable rupture épistémologique et d’une révolution comme celles que nous avons connues à la fin du 18ième siècle avec l’apparition des sociétés modernes. Cette révolution doit reconstruire un nouveau triptyque similaire à celui qui a conduit la trajectoire historique de l’humanité au cours des deux derniers siècles.
Le premier élément de ce triptyque concerne le fondement philosophique et intellectuel qui a qui conduit le monde moderne et qui a fait de la raison la référence ultime pour la pensée et l’action. Cette question a constitué une véritable rupture dans l’histoire de l’humanité et a permis à l’homme de trouver en lui-même les fondements de son discernement. Mais, cette posture philosophique a connu une dérive importante et a fait de la science et de la technique le centre de la connaissance et du discernement. Cette dérive a été au centre du recul de la dimension libre de la modernité pour assister à la domination de la vérité absolue. La renaissance du projet de libération du sujet et de son autonomie dans le domaine de la philosophie doit rompre avec le déterminisme qui a été imposé par la victoire de la technique, pour redécouvrir les principes de base de ce projet et faire du doute, de la critique et du questionnement les fondements de la connaissance et de la relativité du savoir.
La seconde question est relative à la dimension politique de ce projet de libération du sujet. Si la démocratie et le système politique moderne ont contribué au recul des régimes autoritaires et absolutistes, ils ont aujourd’hui perdu de leur attrait et de leur capacité d’enchantement. Nous avons besoin de revisiter le politique pour ouvrir la porte à une praxis capable de redonner l’espoir dans le changement, de retrouver l’idée de progrès et par conséquent la capacité du sujet à s’offrir de nouvelles perspectives historiques pour le projet de libération.
La troisième question concerne la dimension économique. Si le régime capitaliste a contribué à libérer l’humanité de la domination des régimes féodaux et a développé la productivité qui nous a libérés de la faim et de la pauvreté, il a connu au cours des dernières décennies une poussée de la cupidité et de la recherche du gain immédiat. Nous devons aujourd’hui entamer de grandes réformes et de grandes transitions afin de faire de l’inclusion, de la justice, du respect de l’égalité et de la nature les fondements d’un nouveau modèle de développement.
Cette pandémie nous a permis non seulement de mettre l’accent sur la crise du secteur de la santé mais également de mettre en exergue une crise plus importante, celle du projet universel de libération du sujet héritée des révolutions du XVIIIième siècle et des philosophies des Lumières. Cette rupture exige un nouveau projet civilisationnel qui nous permet d’ouvrir une phase nouvelle dans l’expérience historique de l’humain.