Louise Otis, Brigitte Alepin et Lyne Latulippe, 20 avril 2020
Louise Otis, magistrate et professeure à l’université McGill, Brigitte Alepin, fiscaliste, documentariste et professeure à l’université du Québec, et Lyne Latulippe, professeure de fiscalité à l’université de Sherbrooke, ont fondé TaxCOOP, une initiative pour le paiement du juste impôt par tous, multinationales comme milliardaires, dans le monde, à travers une refondation du système fiscal.
L’économie mondiale est désormais entrée en récession. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a déclaré que le Covid-19 était la crise la plus difficile à laquelle nous ayons été confrontés depuis la Seconde Guerre mondiale. Selon la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), cette récession mondiale pourrait être plus profonde que celle de 2008. Le ralentissement de l’économie mondiale, les mesures de soutien aux citoyens et aux entreprises pendant le confinement et les dépenses massives dans les systèmes de santé vont mettre à mal les finances des pays pour la plupart déjà endettés.
Pour faire face à la situation actuelle et celle à venir lors du remboursement des coûts de la crise, le temps est venu de réformer la fiscalité afin qu’elle assure la juste contribution des géants du numérique, des milliardaires et de leurs fondations privées de charité.
Depuis le début de la pandémie due au Covid-19, ce sont les Etats qui gèrent la crise avec les moyens que leur permettent des régimes d’imposition émaciés par la concurrence fiscale et la défiscalisation des milliardaires. Fiscalement, les démocraties ont reculé de quelques siècles pour revenir au temps où la noblesse était pratiquement exemptée de contribuer au bien commun. Aujourd’hui, la super-richesse est peu ou pas imposée et, comme à l’époque de la noblesse, elle est surreprésentée auprès des Etats.
Avec le régime des fondations privées de charité en vigueur dans plusieurs pays, il faut craindre que les dons d’apparence charitables qui pourraient être faits par des entreprises, des personnes ou des fondations de milliardaires ne viennent encore affaiblir la démocratie par l’illusion d’une générosité substitutive à la contribution des Etats.
Au 30 mars 2020, il y avait dans le monde 2 153 milliardaires, qui possèdent une richesse totale de près de 9 000 milliards de dollars (selon le magazine « Forbes ») et détiennent plus d’argent que 60 % de la population mondiale.
Une partie de cette richesse existe parce que nos régimes nationaux d’imposition n’ont pu prendre le pas sur la mondialisation par une régulation cohérente et concertée. Comment justifier 2 153 milliardaires, d’un côté, et, de l’autre, 1 milliard de personnes qui survivent avec moins de 2 dollars par jour ?
Géants du numérique : 100 milliards de dollars par an
La crise financière de 2008 et l’examen de ses causes ont permis à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de conduire les négociations menant à la fin du secret bancaire jusqu’alors impensable et de proposer la réforme fiscale mondiale BEPS (base erosion and profit shifting).
Les dernières étapes de la réforme fiscale mondiale visant principalement les géants du numérique sont prometteuses et pourraient ramener jusqu’à 100 milliards de dollars chaque année dans les finances publiques, selon les récentes estimations de l’OCDE [PDF]. La crise actuelle est peut-être l’élément déclencheur pour finaliser la réforme.
De plus, le moment est propice à l’institution de nouvelles règles d’imposition afin d’assurer que les milliardaires et leurs fondations privées de charité contribuent, à leur juste mesure, à l’effort de guerre contre le Covid-19.
Pour imposer les milliardaires et favoriser des résultats à court terme sans trop bouleverser les régimes d’imposition et les mentalités, un impôt minimum serait sans doute la meilleure option.
Milliardaires : 90 milliards de dollars par an
Le taux d’imposition effectif des milliardaires se situe entre 25 % et 30 % dans plusieurs pays, incluant les Etats-Unis, la France et le Canada. Certains pays imposent un taux plus élevé, mais, à l’inverse, les paradis fiscaux proposent des taux nettement inférieurs. Une coordination internationale visant à obliger les milliardaires à payer un impôt minimum de 50 % procurerait aux Etats des recettes fiscales additionnelles estimées à 90 milliards de dollars par an en considérant un rendement de 4 % sur 9 000 milliards de richesses. Ceci, sans tenir compte de l’impôt supplémentaire sur les salaires et bonus encaissés. Certains pays proposent des taux statutaires qui excèdent 50 %. Rappelons que pendant la période d’après-guerre et jusqu’au début des années 1980, plusieurs pays, incluant les Etats-Unis, le Canada et l’Allemagne, ont fixé des taux beaucoup plus élevés atteignant même 98 % au Royaume-Uni.
Malgré les avantages d’un impôt minimum, sa portée pourrait être limitée si les milliardaires réalisent des rendements peu élevés en raison de la crise. En ce cas, l’examen d’un impôt sur la fortune pourrait être la solution. Un taux de 1 % pourrait générer des recettes fiscales d’environ 90 milliards de dollars, un portrait fiscal assez semblable à celui de l’impôt minimum.
Fondations : 60 milliards de dollars par an
Les fondations privées milliardaires, financées indirectement par les contribuables en raison des avantages fiscaux qui leur sont accordés, détiennent plus de 850 milliards de dollars en Amérique du Nord. Présentement, ces fondations n’ont l’obligation de contribuer annuellement qu’à raison de 3,5 % de leur capital au Canada et 5 % aux Etats-Unis. Ainsi le capital de la fondation demeure intact, mais les bénéfices fiscaux sont entiers.
Pour les années 2020-2021, qui risquent d’être les plus touchées par la crise, une contribution supplémentaire de 7 % par année sur le capital des fondations rapporterait plus de 120 milliards de dollars en Amérique du Nord sur deux ans, soit 60 milliards par an. Une contribution obligatoire semblable pourrait être exceptionnellement demandée dans les autres pays et rapporter tout autant. Ces montants, destinés essentiellement à la poursuite du bien commun, rencontreraient la mission initiale de ces fondations sans mettre en péril leur perpétuité. D’ailleurs, un regard scrutateur porté sur ces fondations nous révèle qu’il est impérieux que les règles permettant l’accumulation de ces sommes gigantesques contrôlées par le privé soient revues dans un avenir prochain.
En conséquence, en exigeant des géants du numérique, des milliardaires et de leurs fondations privées de charité de faire leur juste part, les pays pourraient encaisser annuellement 250 milliards de dollars pour financer la guerre contre le Covid-19 et amenuiser ses conséquences.
Après un mois de pandémie mondiale, alors que la moitié de la planète est en confinement, les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), leurs fondateurs et leurs fondations n’ont contribué qu’à la hauteur de 0,2 % de leur richesse totale pour aider à combattre le Covid-19.
Il y a urgence d’agir. Les gouvernements de nos Etats doivent se donner les moyens pour affronter les défis posés par la lutte contre le Covid-19. La crise révèle la nécessité de protéger les attributs de la démocratie et de préserver les ressources financières de nos gouvernements qui sont, pour l’essentiel, les ressources de chacun et de chacune d’entre nous.