Marco d’Eramo – de New Left Review –
Le journaliste italien dénonce les fausses mesures de la classe politique pour faire croire qu’elle prend à bras le corps la lutte aux dérèglements climatiques et les écarts gigantesques entre les sommes dépensées pour faire la guerre et celles mise en œuvre pour commencer à ralentir la destruction de la planète.
Traduit de l’anglais de Sidecar
Comment se fait-il que personne n’y ait pensé avant ? Alors que des millions de personnes souffraient de températures record en Amérique et dans le sud de l’Europe, une solution se cachait sous nos yeux. Simple, efficace et juste sous notre nez, il a fallu la perspicacité du président de la République française pour la repérer. Lors de la semaine de la mode à Paris, la secrétaire d’État à l’écologie de Macron, Bérangère Couillard, a annoncé une mesure inédite : à partir de l’automne prochain, des subventions allant de 6 à 25 euros seront accordées à tout citoyen français qui fera réparer un vêtement. Une visite chez le tailleur ou le cordonnier permettra d’éviter la crise climatique. Grâce à la bureaucratie minutieuse de l’État français, nous connaissons déjà les détails 1 de ce bonus réparation textile :
Pour une paire de chaussures :
- 8 € pour une semelle intérieure
- 7 € pour le talon
- 8 € pour une couture ou un collage
- 18 € pour un ressemelage complet (25 € si les chaussures sont en cuir)
- 10 € pour le remplacement d’une fermeture éclair
Pour un vêtement :
- 7 € pour réparer un trou, un accroc ou une déchirure
- 10 € pour une doublure (25 € si elle est complexe)
- 8 € pour une fermeture à glissière
- 6 € pour une couture (8 € si elle est double)
Avant d’encourager les consommateurs à moins gaspiller, le gouvernement français devrait encourager les industries du textile et de la chaussure à réduire leur pratique de l’obsolescence programmée, en imposant des garanties qui les obligeraient à réparer gratuitement les articles défectueux pendant plusieurs années, ou en exigeant l’utilisation de matériaux plus durables. L’éducation des citoyens aux pratiques respectueuses de l’environnement n’est certainement pas une mauvaise chose. Mais comme Mies van der Rohe disait que « Dieu est dans les détails », il convient de s’arrêter un instant sur les sommes en jeu. Le montant total alloué à cette mesure révolutionnaire s’élève à 154 millions d’euros. Si l’on suppose que ce chiffre n’inclut pas le coût de l’emploi de bureaucrates chargés d’évaluer les demandes, de verser les subventions et de contrôler la qualité des réparations, cela signifie que 2,26 euros ont été alloués à chacun des 68 millions de Français. Même si l’on ne tient compte que des 29,9 millions de ménages composés en moyenne de 2,2 personnes, chaque ménage reçoit un total de 5,13 euros par an. Pour replacer ces chiffres dans leur contexte, rappelons que l’État français a dépensé quelque 7 milliards d’euros pour sa mission coloniale inutile en Afrique, l’opération Barkhane, qui s’est achevée dans l’ignominie l’année dernière ; soit environ 100 000 euros par an pour chaque soldat envoyé au Sahel.
Ces chiffres en disent long sur l’ampleur des engagements environnementaux du gouvernement français et, plus largement, sur la gigantesque farce à laquelle se livrent les dirigeants mondiaux dans leur « déclaration de guerre » au réchauffement climatique. Macron n’est pas le seul concerné. Regardez comment se sont comportés les dirigeants des pays frappés par la canicule record de juillet : comme si le réchauffement climatique était une menace future, à laquelle il faudrait remédier avec 6 euros pour une veste ici et là (ou 10 euros si elle est doublée).
Nous n’avons pas affaire ici à des négationnistes : ils sont relativement peu menaçants, car leur mauvaise foi est transparente et ils deviennent de plus en plus pathétiques d’heure en heure, malgré leur financement par les entreprises. Bien plus dangereux sont ceux qui, comme Macron – c’est-à-dire l’écrasante majorité de la classe politique mondiale, quelle que soit son orientation idéologique – feignent de s’inquiéter depuis leurs bureaux climatisés et leurs avions privés, puis ne font rien. Pire que rien, en fait : ils font croire à l’opinion publique que le problème peut être résolu par des demi-mesures et des palliatifs, en promouvant des solutions de marché pour un problème créé par le marché lui-même.
Le monde étouffe actuellement sous un déluge de plastique. Pourtant, l’industrie du plastique, qui pourrait bien avoir le lobby le plus efficace de la planète, est manifestement absente des débats sur l’environnement. L’industrie pétrolière, dont elle dépend, s’est quant à elle découvert une passion irrépressible pour l’environnement, si l’on en croit ses campagnes publicitaires ; le terme « greenwashing » est d’ailleurs tout à fait approprié car il rappelle le blanchiment d’argent des organisations criminelles. Ils proposent également des solutions totalement improbables. Pensez à l’illusion de la voiture électrique : pour moins polluer, il faudrait construire un réseau électrique couvrant l’ensemble du globe, remplacer toutes les voitures du monde (y compris les camions et les camionnettes) et les équiper de batteries dont la production est l’un des processus les plus polluants que l’on connaisse.
Les scientifiques contribuent à ces absurdités. Un rapport récent paru dans Nature 2 décrit des tentatives d’introduction de cristaux dans l’océan afin d’augmenter son alcalinité : un quart des émissions de dioxyde de carbone aboutit dans l’océan, ce qui acidifie l’eau et la rend potentiellement inhospitalière pour la vie. Ce projet revient donc à jeter de la chaux (ou un équivalent) dans la mer. Le problème est que l’humanité produit 37 milliards de tonnes de dioxyde de carbone par an (en 1950, ce chiffre était de 6 milliards). Un quart de cette quantité représente plus de 9 milliards de tonnes, qui ne pourraient être neutralisées que par une quantité de cristaux de la même taille, qui seraient vraisemblablement largués dans la mer depuis les airs. Quelle quantité de CO2 serait émise par la production et la distribution mondiale de milliards de tonnes d’antiacide océanique (sans même parler de l’immense pollution que cette « solution » entraînerait) ?
Chaque année, alors que les émissions de CO2 et la production de plastique continuent d’augmenter, des objectifs que tout le monde sait inatteignables sont annoncés en grande pompe. L’objectif global du sommet de Paris de 2015 était de maintenir « l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels » et de poursuivre les efforts « pour limiter l’augmentation de la température à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels », en exigeant que les émissions de gaz à effet de serre « atteignent leur maximum avant 2025 au plus tard et diminuent de 43% d’ici à 2030 ». De tels communiqués ressemblent à une lettre adressée au Père Noël ; des souhaits enfantins pour que des cadeaux tombent du ciel ou de la cheminée. Mais ici, les gouvernements du monde entier s’écrivent des lettres de Noël à eux-mêmes. L’Organisation météorologique mondiale a annoncé en mai qu’il y avait 66 % de chances que l’augmentation de température de 1,5°C soit atteinte avant 2027. Pourtant, la même organisation affirme que, dès 2022, la planète était plus chaude de 1,15 ± 0,13° par rapport à la moyenne préindustrielle, ce qui fait des huit dernières années les plus chaudes jamais enregistrées ; qu’entre 2020 et 2021, l’augmentation de la concentration de méthane dans l’atmosphère a été la plus forte depuis qu’il existe des mesures (le méthane est bien plus nocif que le dioxyde de carbone pour l’effet de serre) ; que le taux d’élévation du niveau des océans a doublé entre les décennies 1993-2002 et 2013-2022 ; que l’acidification des océans s’accélère. Et ainsi de suite.
Pourtant, la crise environnementale est traitée comme une menace future, malgré les avertissements émanant d’organes aussi proches des entreprises polluantes que le Financial Times, qui informe sévèrement ses lecteurs que nous sommes confrontés à « une réalité présente ». La planète devient déjà invivable. Comme me le disait récemment une connaissance en plaisantant, « on ne peut pas vivre enfermé dans un réfrigérateur » ; pourtant, la ville des États-Unis qui connaît la croissance la plus rapide est Phoenix, où, cet été, la température a dépassé 40°C pendant plus d’un mois, obligeant les gens à recourir constamment à l’air conditionné (ce qui accélère encore le réchauffement de la planète).
Inspirés, peut-être, par Ionesco et Beckett, les dirigeants du monde d’aujourd’hui ont inventé une politique de l’absurde. Pour prendre la mesure de la situation, il suffit de comparer l’attention, la mobilisation idéologique et les ressources consacrées à la guerre en Ukraine avec celles consacrées à la crise environnementale. La différence est que, tandis que la guerre met en danger la vie de 43,8 millions de personnes et a un impact direct sur 9 millions d’autres qui vivent dans les territoires contestés, la crise environnementale met en danger la vie de milliards de personnes, condamne des milliards d’autres à la pauvreté et à la famine, et a déjà forcé 30 millions de personnes par an à migrer, certaines prévisions annonçant 1,2 milliard de réfugiés climatiques d’ici à 2050. Pendant ce temps, la Russie et l’OTAN dépensent des centaines de milliards en armements, tandis que la guerre fait grimper les prix des matières premières et les déficits publics. Si un dixième seulement de ces sommes était consacré à la crise environnementale, l’effet serait révolutionnaire.
Cela nous donne une idée claire de la place qu’occupe l’environnement dans les priorités de nos dirigeants. D’un certain point de vue, les maîtres de la terre se comportent à l’égard de la nature comme les États-Unis à l’égard de la Russie : ils mènent une guerre contre elle sans la déclarer ouvertement. Ils traitent la planète comme des maraudeurs qui pillent les villes en brûlant tout. Pourquoi une telle obstination de la part de notre « aristocratie cognitive » ? Pourquoi en veulent-ils à notre planète ? Ce n’est pas comme s’ils pouvaient imiter les maraudeurs qui, après avoir mis à sac une ville, pouvaient passer à la suivante. Ils ont beau vanter les mérites de leur mythique industrie spatiale, ils ne pourront pas émigrer sur une nouvelle planète après avoir rendu celle-ci inhabitable. Pure insouciance, peut-être ? Une immersion totale dans le présent qui efface toute pensée du lendemain ? Un égoïsme sans limite ? Le syndrome du scorpion, pour qui la terre joue le rôle de la grenouille ? Ou bien est-ce une simple lâcheté, un manque de courage pour affronter le problème ?
Un indice a peut-être été fourni récemment par l’ineffable Macron lui-même, lorsqu’il a parlé de la violence qui a éclaté fin juin parmi les jeunes Français – en grande majorité des enfants d’immigrés vivant dans les banlieues – déclenchée par l’assassinat d’un jeune homme par la police. Selon lui, la solution est simple : « de l’ordre, de l’ordre, de l’ordre ». L’autorité doit être rétablie », car la violence dépend en fin de compte d’un « déficit parental ». Une écrasante majorité des manifestants, a-t-il expliqué, ont un cadre familial fragile, soit parce qu’ils sont issus d’une famille monoparentale, soit parce que leur famille touche des allocations familiales. En résumé, c’est la faute des mères célibataires (dont on sous-entend qu’elles ont des mœurs légères), qui n’ont pas su inculquer à leur turbulente progéniture les valeurs de l’étiquette civile. En d’autres termes, les jeunes des banlieues sont violents parce qu’ils sont fils de… C’est à croire que nous ne nous en étions pas rendu compte ! Peut-être que les élites exercent une telle violence sur la planète parce que, sans jamais l’admettre, elles sont elles aussi des fils de…
NOTES ET RÉFÉRENCES