La boucle est bouclée. Moins de trois ans après la très forte secousse qui l’a ébranlé, le système de pouvoir algérien s’est reconstitué autour de son noyau dur, après avoir réussi à amortir puis à contrer le puissant choc du hirak.
Symbole de cette reconstitution : le Front de libération nationale (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND), les deux partis qui constituaient « l’alliance présidentielle », pouvoir formel de l’ère Bouteflika, sont arrivés en tête lors des élections locales du 27 novembre 2021.
Pourtant, ces deux partis semblaient condamnés pendant les premiers mois du hirak, lorsque des millions d’Algériens sont sortis manifester, de manière pacifique, à partir du 22 février 2019, pour exprimer leur refus d’un cinquième mandat de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika.
Le soutien de ces deux formations à un homme très diminué sur le plan physique, incapable de marcher, de tenir des réunions et même de s’exprimer, leur attitude humiliante, leur implication dans la mauvaise gestion et dans de multiples scandales de corruption, tout cela semblait les condamner irrémédiablement.
Qu’on en juge, le patron presque immuable du RND depuis sa création en 1997, l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, a fait l’objet de nombreuses condamnations, dont certaines à quinze ans de prison, dans des affaires de corruption.
Trois anciens patrons du FLN ont eu maille à partir avec la justice ; Djamel Ould Abbès, 87 ans, en poste avant le hirak, a été condamné à huit ans de prison (un de ses fils a été condamné à dix ans de détention, et le second, en fuite à l’étranger, fait l’objet d’un mandat d’arrêt international).
Abdelkader Djemaï, qui a succédé à M. Ould Abbès la tête du FLN, a purgé une peine d’une année de prison ; celui qui l’a précédé, le sulfureux Amar Saadani, est réfugié au Maroc, pays avec lequel l’Algérie a décidé de rompre ses relations diplomatiques.
Impasse du hirak
Comment des partis avec un passif aussi lourd ont-ils pu revenir au premier plan en moins de trois ans ? La question paraît d’autant plus intrigante que les deux formations avaient voté contre le président Tebboune lors de la présidentielle du 12 décembre 2019.
Ce retournement est le résultat de quatre facteurs convergents. Il y a, en premier lieu, les conditions dans lesquelles se sont tenues les élections. La participation au scrutin s’est limitée à 36 % lors des élections communales du 27 novembre, beaucoup moins (23 %) lors des législatives de juin 2021 et au référendum de novembre 2020 sur la révision de la Constitution (23 % également).
Cette participation, qui se limite à un quart ou un tiers de l’électorat, comprend trois blocs distincts : les clientèles traditionnelles du pouvoir ; une frange de la société soucieuse de stabilité ; et une fraction de l’opposition participative.
Dans ces deux premiers milieux, l’appartenance aux partis traditionnels, dont le FLN et le RND, est solidement ancrée, indépendamment de l’identité et de la qualité des dirigeants.
Le deuxième facteur qui a permis le retour de ces deux partis sur le devant de la scène est relatif à l’absence d’alternative, et à l’impasse du hirak.
Après des manifestations qui ont drainé des millions de personnes pendant plusieurs mois, le hirak n’a donné naissance à aucune construction nouvelle crédible. Aucun parti d’envergure n’a été créé, aucune personnalité forte n’a émergé, aucune idée force ne s’est imposée.
Que cela soit le résultat de divergences politiques, de manœuvres du pouvoir ou d’une incapacité de construire, cela importe peu au final, car le résultat est le même. En tout état de cause, les élites n’ont pas réussi à proposer un projet viable ou un compromis acceptable, susceptible d’entraîner l’adhésion de la rue et d’intéresser l’armée, ou au moins ne pas l’effrayer.
C’est le grand paradoxe du hirak : au printemps 2019, le champ politique était en ruines ; les partis et le personnel politiques traditionnels étaient totalement discrédités, personne ne leur prédisait le moindre avenir ; un vent de liberté soufflait sur le pays, et tout semblait possible.
Pourtant, rien de nouveau n’a poussé. Résultat : les citoyens qui étaient déjà liés à des partis traditionnels se sont résignés à y revenir, quitte à changer quelques noms dans les sphères dirigeantes, alors que d’autres, n’ayant pas trouvé d’offre séduisante nouvelle, ont continué à bouder la vie politique.
Une nébuleuse sans plan B
Dans une autre sphère, l’opposition dite radicale et les activistes ont tout misé sur l’idée d’une période de transition. C’est le troisième élément qui a facilité la restauration de l’ordre politique ancien : cette idée de transition n’ayant pas abouti, cette nébuleuse, n’ayant pas de plan B, s’est privée de toute possibilité de rebondir.
Malgré son ancrage limité, cette opposition « radicale » hétéroclite – le RCD (laïc), une frange du FFS (opposition historique), islamistes, extrême gauche, MAK (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie), activistes de tous bords – s’est appuyée sur la puissance des réseaux sociaux pour tenter d’imposer une période de transition. Elle a même tenté d’empêcher l’élection présidentielle de décembre 2019, et envisagé une campagne de désobéissance civile en février 2020.
Le côté aventurier, voire nihiliste, vers lequel menait ce choix a fini par éloigner nombre de militants potentiels, réduisant cette opposition à des noyaux sans influence significative.
La majorité silencieuse sortie manifester le 22 février 2019, et qui avait donné sa puissance au hirak, a fini par rentrer chez elle à partir de l’été 2019.
À tous ces éléments, il faudrait ajouter les particularités du système politique algérien, où le pouvoir formel n’est pas forcément le pouvoir réel. Une majorité parlementaire ne pèse pas lourd devant l’appareil militaire et sécuritaire, qui reste maître du jeu, notamment sur les questions régaliennes. Au niveau local, c’est surtout l’administration qui détient le pouvoir de décision.
Ce décalage entre pouvoir réel et pouvoir formel a été hérité de la période de la guerre de libération, lorsque le FLN-ALN (Armée de libération nationale) a mis en place des institutions civiles alors que le vrai pouvoir était clairement entre les mains des militaires.
L’État algérien a été créé par l’armée, qui lui a offert l’écrasante majorité de ses cadres pendant la guerre puis à l’indépendance. Depuis, les choses ont certes évolué, mais la mue ne s’est pas totalement faite, même si le pouvoir se soucie parfois de se fabriquer une façade acceptable.
Face au choc du 22 février 2019, l’armée s’est retrouvée brutalement face à la rue. Seule. Aucune force politique n’était en mesure d’encadrer les millions de manifestants.
Pour l’armée, il fallait alors parer au plus pressé, en se fixant de nouvelles priorités. Une série de conclaves a permis de définir cinq priorités : préserver la cohésion de l’armée, fixer une nouvelle feuille de route, éviter toute effusion de sang, éviter un écroulement des institutions en place, et se débarrasser des branches pourries.
Choix controversés de l’armée
Ce dernier point a été mené au pas de charge : deux anciens Premiers ministres, plus de vingt ministres et autant d’officiers généraux ont été traduits en justice et condamnés à de lourdes peines de prison.
L’urgence du moment avait imposé à l’armée de se concentrer d’abord sur ces objectifs. L’habillage devenait secondaire, du moment qu’un formalisme électoral était respecté.
Le gouvernement a même fait un choix rare : publier les vrais chiffres des élections, y compris quand la participation était très faible, moins du quart de l’électorat, y compris aussi quand elle était quasi nulle, comme c’était le cas en Kabylie le 12 décembre 2019.
Ces choix controversés de l’armée ont provoqué une certaine désaffection de la population, qui a boudé les urnes. Mais dans une élection, ce sont les votants qui décident, pas les abstentionnistes. Les partis traditionnels ont donc tiré profit de cette aubaine. Avec leurs appareils et leurs militants disciplinés, ils ont comblé le vide et facilement remporté la mise.
Il reste à savoir ce que ce pouvoir ainsi reconstitué va faire. Va-t-il s’ouvrir sur la société, sur les nouveaux acteurs politiques et économiques, sur les élites, pour élaborer un nouveau projet ? Ou au contraire, va-t-il s’enfermer de nouveau, maintenir sa tutelle pesante, hégémonique, sur la société, au risque de replonger le pays, tôt ou tard, dans une nouvelle crise ?
Premier signe inquiétant, la présidence de M. Abdelmadjid Tebboune semble déjà épuisée. À part le calendrier électoral, le chef de l’État n’a présenté aucun projet d’envergure, même s’il faut reconnaître que sa présidence a été plombée par la pandémie de COVID-19.
Après deux années à la présidence de la République, il en est réduit à dénoncer, samedi 4 décembre, les blocages des projets économiques. Lui-même n’a pourtant lancé aucun chantier viable pour changer la gouvernance du pays. Le slogan sous lequel il voulait gouverner, « l’Algérie nouvelle », n’a pas pris de consistance jusque-là, ni sur le plan politique, ni en matière économique.
Cela préfigure peut-être un mandat à blanc, avec un retour à la période pré-hirak, les illusions en moins.