Sahara occidental : la guerre invisible

Vivian Solana[1], extraits d’un texte paru dans MERIP, 298 (Printemps 2021)

 

Les Sahraouis participent au sit-in bloquant la route au point de passage de Guergarat entre le Sahara occidental occupé par le Maroc et la Mauritanie, à travers la zone tampon de l’ONU. Octobre 2020. Photo de Liman Bachir.

À la croisée des chemins entre l’Afrique subsaharienne et l’Afrique du Nord, le désert saharien a longtemps été interprété dans les discours coloniaux comme un territoire dépeuplé. Habité par une population culturellement marginale et largement assimilable aux États-nations post-coloniaux maghrébins. En partie pour cette raison, les revendications politiques de centaines de milliers de Sahraouis qui soutiennent le Front Polisario – un mouvement de libération nationale anticolonial créé en 1973 pour recouvrer la souveraineté sur le Sahara occidental – sont systématiquement mises à l’écart de l’agenda politique mondial et des médias grand public.

Un conflit qui s’éternise

Le Front Polisario a inauguré son mouvement anticolonial armé avec un raid sur un poste de contrôle colonial espagnol à al-Khanga le 20 mai 1973. Cet événement faisait suite à des tentatives infructueuses de négocier pacifiquement l’indépendance de ce qui était alors connu sous le nom de Sahara espagnol. En 1975, l’Espagne n’a pas honoré les demandes sahraouies d’indépendance totale : au lieu de tenir ses engagements envers l’ONU et d’organiser un référendum sur l’autodétermination de la colonie, la puissance coloniale s’est retirée et a autorisé l’invasion du territoire par le Maroc et la Mauritanie à les accords de Madrid, un pacte secret qui contrevenait au droit international.

Le Front Polisario a résisté à cette réimposition de la gouvernance coloniale sur le Sahara occidental en poursuivant sa lutte armée. Le mouvement a obtenu le soutien des pays non alignés, notamment celui de l’Algérie, qui reste à ce jour le plus grand allié et soutien du Front Polisario. À son tour, le Maroc a reçu le soutien de ses alliés occidentaux de la guerre froide pour une guerre qui a duré 16 ans. La Mauritanie s’est retirée du conflit en 1979. En 1991, un accord de cessez-le-feu a été conclu en partant du principe que l’ONU interviendrait pour arbitrer les termes d’un référendum sur l’autodétermination du territoire. Mais 30 ans après l’envoi de la mission de paix de l’ONU MINURSO dans la région, le référendum auquel le peuple sahraoui s’était contenté n’a pas encore eu lieu.

Depuis, le Maroc a violé les termes du processus de paix sous la médiation de l’ONU, notamment en procédant à la construction d’une route à travers la zone vers la Mauritanie en 2016 sans le consentement des Sahraouis.  Pour le Maroc, cette route est un élément clé de l’infrastructure dans ses objectifs de développement ambitieux pour améliorer la connectivité régionale et se positionner comme une puissance maghrébine majeure. Pour les Sahraouis, cette infrastructure marocaine va accentuer la commercialisation illégale des ressources du Sahara occidental, empiétant davantage sur leur droit de déterminer le statut politique du territoire. Le fait que cette route ait été construite sous la surveillance passive de la Mission des Nations Unies pour le référendum au Sahara occidental (MINURSO) n’a fait qu’attiser l’indignation des Sahraouis.

En octobre 2020, un groupe de Sahraouis a interrompu la circulation sur la route pendant 22 jours, illustrant le fait que la frontière entre le Sahara occidental et le nord de la Mauritanie occupe une place centrale dans ce conflit territorial. Le Front Polisario a maintes fois attiré l’attention sur ce passage illégal, notamment par son refus à plusieurs reprises de laisser passer l’Africa Eco Race (également connue sous le nom de Rallye Monaco-Dakar).

Le 13 novembre 2020, l’armée marocaine a expulsé de force les manifestants pacifiques qui bloquaient la route. En réponse à cette nouvelle violation du cessez-le-feu de 1991, le secrétaire général du Front Polisario, Brahim Ghali, a acquiescé à la volonté populaire des réfugiés sahraouis en annonçant que l’Armée populaire de libération (APLS) allait reprendre sa lutte armée.

Connivences occidentales avec l’occupation marocaine

L’évolution de la politique étrangère occidentale depuis la fin de la guerre froide, passant de l’endiguement du communisme à l’endiguement de l’intégrisme islamique, explique le maintien de relations amicales avec le régime marocain en violation des droits politiques des Sahraouis et l’application du droit international dans la région. Pendant toute la durée du cessez-le-feu, des entreprises corporatives nord-américaines, européennes et marocaines se sont régulièrement engagées dans l’extraction illégale des ressources du Sahara occidental, y compris l’exportation de phosphates, de poisson, de produits agricoles et de sable du territoire, ainsi que des investissements dans l’éolien. fermes énergétiques et dans l’exploration des réserves de pétrole.

Ce respect tacite et profitable de l’occupation marocaine inclut le veto consistent de la France devant les résolutions annuelles de l’ONU qui proposent d’augmenter les compétences de la Mission des Nations Unies sur le terrain (MINURSO) qui permettraient une surveillance accrue sur ces violations de droits, notamment le harcèlement policier, la détention arbitraire, les procès militaires, la torture et les disparitions. Entretemps, la stratégie du Maroc est de gagner du temps pour continuer la colonisation du Sahara occidental, ce qui inclut la consolidation de l’administration coloniale dont le but est d’assimiler l’identité sahraouie.

Cependant, rien n’indique que la résistance du Front Polisario n’a faibli. La reprise de la lutte armée qui découle de l’impasse des négociations et de la poursuite de l’occupation illustre cette volonté. Elle indique également la volonté qu’ont de nombreux Sahraouis de refuser le statu quo. Bien que loin d’être homogène ou dénué de tensions internes, le mouvement du Front Polisario reste uni autour du consensus selon lequel le peuple sahraoui a le droit de choisir sa propre forme de gouvernement.

[1] Professeure à l’Université Carleton et anthropologue hispano-canadienne. Le texte résulte d’un travail ethnographique de longue durée menée en République arabe sahraouie démocratique (RASD).