Romain Mielcarek, Le Monde diplomatique, avril 2021
Dans un village à une vingtaine de kilomètres de Gao, dans le nord du Mali, trois blindés se positionnent entre des maisonnettes en terre. Les soldats se dispersent au milieu des ânes et entreprennent de surveiller les alentours, arme au poing. Il faut patienter une vingtaine de minutes pour que les habitants se réunissent face à l’officier de l’opération française « Barkhane » chargé d’écouter leurs doléances. Ce dernier s’installe nonchalamment sur une chaise, jambes écartées. Les villageois ne semblent pas se formaliser outre mesure.
« Connaissez-vous le prix du kilo de poisson ? », tente le militaire, histoire de briser la glace au milieu du désert. Incompréhension de l’instituteur, bombardé porte-parole en raison de sa maîtrise du français : « Nous n’avons pas de cela ici. Nous, nous avons le chameau, la chèvre, la vache. » Imperturbable, le lieutenant rebondit : « Combien, le kilo de chameau ? » Réponse : 5 000 francs CFA (7,60 euros). Cela lui paraît cher. « C’est le bon prix, car dans le chameau, il y a aussi des médicaments », garantit le Malien.
Ce dialogue de sourds n’est qu’un prélude à une discussion ardue sur les besoins des populations. Les villageois sont unanimes à réclamer le creusement d’un puits. Le lieutenant promet de rédiger un rapport en ce sens, mais laisse entendre qu’il faudra, en échange, lui fournir des renseignements sur l’ennemi. Son interlocuteur ne voit pas bien comment l’aider : le fléau, ici, ce sont les bandits et les voleurs de bétail. Pas de djihadistes. « Ça n’arrête pas, se plaint un habitant en aparté. Les Français, les Estoniens, les Hollandais, les Allemands…, viennent ici toutes les semaines. Ils demandent de quoi nous avons besoin. Mais ils ne font jamais rien. »
Cette scène pourrait paraître banale dans le quotidien de l’opération « Barkhane » et de ses cinq mille hommes et femmes plongés dans la guerre au Sahel. À un détail près : les militaires qui patrouillent dans ce hameau ne sont pas français, mais estoniens. Depuis mars 2018, une cinquantaine de fantassins du prestigieux bataillon Eesti Scouts sont déployés sous commandement tricolore. Ils protègent l’immense base de Gao et interviennent dans un périmètre d’une vingtaine de kilomètres. Plusieurs d’entre eux ont été blessés en juillet 2019 lors d’une attaque-suicide. Pourtant, Tallinn, qui pose en allié indéfectible de Paris, a promis de doubler son détachement au Sahel : en décembre, le Parlement a donné son accord pour atteindre 175 hommes.
Mais que viennent faire des Estoniens au fin fond du Mali ? Pour le petit État balte, la menace militaire se situe en effet à l’est, où la Russie bande ses muscles. Le commandant Argo Sibul, à la tête du détachement présent à Gao, admet qu’il découvre le terrain. « Nous avions déjà envoyé une section aux côtés des Français en Centrafrique en 2014. Mais un tel niveau de coopération est nouveau. » Il y voit un échange de bons procédés qui s’étend bien au-delà du Mali : « Notre présence n’est pas directement liée à la défense de notre pays. Des unités apportent la sécurité ici, tandis que d’autres défendent notre propre pays au sein de la présence avancée renforcée. »
La présence avancée renforcée (Enhanced Forward Presence, eFP) est un dispositif mis en place en Europe de l’Est par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) lors du sommet de Varsovie en 2016. Si les Estoniens évitent en général de le dire trop franchement, il s’agit d’un exemple de diplomatie transactionnelle : en échange de l’engagement d’un détachement de trois cents Français et de leurs chars Leclerc dans le cadre de l’eFP, Tallinn participe à « Barkhane ». Officiellement, on préfère parler de « solidarité ». Les groupes armés nord-africains « ne sont pas une menace directe pour l’Estonie, admet par courriel la sous-secrétaire à la défense estonienne, Mme Kadi Silde. Mais nous comprenons la menace qu’ils posent directement pour nos alliés européens et leurs concitoyens. (…) Dans le même esprit de solidarité, lorsque la Russie attaque nos valeurs démocratiques, se comporte agressivement et viole notre espace aérien, la France et d’autres alliés sont aux côtés de l’Estonie pour nous protéger de cette menace. »
Pour le général Riho Terras, eurodéputé (Parti populaire européen, PPE) qui commanda les premières forces déployées par son pays en Afrique en 2018, il s’agit aussi de se valoriser aux yeux de ses partenaires occidentaux les plus puissants. « Nous affichons notre engagement envers l’Alliance [atlantique], explique-t-il. Nous l’avons fait avec les Américains en Irak et avec les Britanniques en Afghanistan. » Pour l’Estonie, participer à une opération de la France ou à une opération de l’OTAN revient au même.
Instructeurs, spécialistes du renseignement, capacités logistiques…
Les cinquante soldats présents à Gao ne changent pas fondamentalement l’équilibre des forces sur le terrain. Mais ils permettent au commandement français de redéployer une partie de ses propres troupes pour des missions de combat. Pour leur part, les Britanniques et les Danois ont mis à disposition respectivement trois hélicoptères Chinook depuis 2018 et deux Merlin en 2019. L’armée française ne dispose pas de tels engins lourds, qui permettent de déplacer du fret ou des soldats en grand nombre au plus près des combats.
Si précieuses que soient ces contributions, c’est encore trop peu pour Paris, qui s’acharne à convaincre les Européens d’envoyer des renforts. « Ce que je dis aux ambassadeurs, nous raconte à N’Djamena le général de division Marc Conruyt, commandant de « Barkhane », c’est qu’à l’échelle de chacun de leurs pays et de l’Europe, deux hélicoptères, ça peut paraître bien peu. Mais pour moi, c’est une perte sèche très, très importante. Si vous voulez nous aider, aidez-nous dans ce domaine. »
Alors, chaque fois qu’ils en ont l’occasion, les Français brossent leurs alliés dans le sens du poil. Le moindre renfort est salué et valorisé. Le général Conruyt ne tarit pas d’éloges sur ceux, Estoniens, Britanniques et Danois, qui sont déjà présents. « Je suis vraiment admiratif de la façon dont les contingents de ces trois pays s’engagent à nos côtés, assure-t-il. Ils sont vraiment très volontaires. Ils veulent toujours en faire plus. S’ils pouvaient, ils dépasseraient les conditions d’engagement fixées par leurs autorités pour aider leurs frères d’armes français, pour jouer un rôle plein et entier dans les opérations. »
Lorsqu’on entre dans le détail, chaque pays impose en effet ses restrictions, qui réduisent la marge de manœuvre du commandement français. Londres, par exemple, refuse que ses hélicoptères lourds prennent part directement aux combats. Ses aviateurs doivent absolument éviter de mettre leurs hommes et leur matériel en danger. Quand il existe un risque que des échanges de tirs se produisent, ce sont donc les Danois qui s’y collent. Eux ont l’autorisation d’approcher du front… mais uniquement de jour. Le crash d’un de leurs appareils en Afghanistan en 2014 a montré que les équipages ne maîtrisaient pas suffisamment les manœuvres nocturnes. Les Français doivent donc jongler avec ces contraintes. De nuit, on fait voler les Britanniques. Près des zones de combat, on fait voler les Danois. S’il fait nuit et qu’un accrochage est possible, il faut se débrouiller seuls.
La mise en place progressive d’un nouveau détachement de forces spéciales, baptisé Task Force Takuba, change quelque peu la donne : cette fois, les soldats européens intégrés aux rangs tricolores iront avec eux en première ligne. Lancée par la France au sommet de Pau, en janvier 2020, cette initiative vise à renforcer et à coordonner l’action militaire internationale au Sahel. Ce sont les officiers supérieurs français de « Barkhane » qui organiseront les opérations. Le concept, qui a d’abord suscité un certain scepticisme, a fini par séduire, outre l’Estonie, la Suède, la République tchèque et, dernièrement, la Grèce. On raconte que des officiers des forces spéciales françaises seraient parvenus à convaincre leurs homologues que le Sahel leur fournirait un terrain de manœuvres particulièrement riche. Ceux-ci auraient ensuite convaincu leurs autorités de tutelle. Le détail des effectifs reste à préciser, mais on évoque cinq cents hommes et plusieurs hélicoptères.
De N’Djamena à Gao, de Niamey à Ménaka (région de Gao), les forces spéciales, malgré leurs efforts pour rester discrètes, sont de plus en plus visibles dans les bases. Ici, des véhicules qu’elles sont les seules à utiliser. Là, des écussons et des petits objets aux couleurs de l’armée suédoise, dont une poignée d’officiers est venue examiner les travaux de l’héliport destiné à accueillir ses hélicoptères Black Hawk. « Le vrai progrès est qu’ils acceptent de remplir des fonctions beaucoup plus exposées, décrypte, sous couvert d’anonymat, l’un des conseillers de la ministre des armées Florence Parly. C’est un saut qualitatif et quantitatif obtenu au sommet de Pau. L’idée que la sécurité au Sahel est l’affaire de tous les Européens a fait son chemin. »
En réalité, la région préoccupe depuis longtemps certaines capitales du Vieux Continent. « Nous sommes là-bas depuis 2013, rappelle par exemple le ministre de la défense suédois, M. Peter Hultqvist. Au sein de la Mission de formation de l’Union européenne au Mali [EUTM] et dans la Minusma [Mission intégrée multidimensionnelle des Nations unies pour la stabilisation du Mali], à Tombouctou, où nous avons une unité de renseignement. » L’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne, la Pologne, la République tchèque, le Royaume-Uni ou l’Italie ont également fourni des instructeurs, des spécialistes du renseignement ou encore des capacités logistiques à ces deux opérations internationales.
Déclenchée en 2013, à la demande du gouvernement malien, et validée par le Conseil de sécurité des Nations unies, l’EUTM relève de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union. Elle dépend directement des ministres des Vingt-Sept et du haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l’Espagnol Josep Borrell. Les États membres qui le souhaitent peuvent envoyer des spécialistes militaires, qui ont pour rôle de conseiller et de former les forces armées maliennes. Après un débat serré sur les règles d’engagement en mars 2016, les ministres ont accepté que les instructeurs européens accompagnent les troupes locales jusque dans leurs casernements à Gao et à Tombouctou… mais pas directement sur les théâtres d’opérations. Les casques bleus de la Minusma, de leur côté, se concentrent sur la protection des populations civiles et l’accompagnement des processus de paix.
Des efforts dont les Français reconnaissent l’importance, et auxquels ils participent eux-mêmes. Paris est d’ailleurs le premier contributeur financier de l’EUTM. Mais « Barkhane » se distingue de ces missions internationales en pourchassant et en affrontant l’ennemi jusque dans les zones les plus reculées. Une stratégie qui n’est pas sans limites.
L’engagement européen s’explique en partie par le choix de l’ancien président américain Donald Trump de retirer ses troupes d’Irak et d’Afghanistan, suivi par l’Alliance atlantique, qui peine à se positionner face aux hésitations de son successeur, M. Joseph Biden. En effet, cette politique libérerait des troupes pour de nouveaux engagements. En décembre 2020, la Belgique a annoncé qu’un contingent de 250 soldats renforcerait « Barkhane » courant 2021 ; ce qui correspond précisément au nombre de ses militaires qui devraient quitter l’Afghanistan. Si le Parlement doit encore donner son accord, le chef du département Opérations et entraînement de l’état-major, l’amiral Wim Robberecht, confirme la démarche : « Nos moyens sont limités. Si nous diminuons nos troupes en Afghanistan, cela nous permet de proposer de nouvelles initiatives au gouvernement. »
Fragiliser les accusations d’impérialisme
Même pour des pays qui préfèrent investir dans le développement plutôt que dans la chasse aux terroristes, aller au feu se révèle indispensable pour maintenir un haut niveau de compétences techniques et apprendre le travail interallié et multinational. Cela permet aussi d’aguerrir les troupes. C’est dans cet esprit que le Danemark a envoyé des hélicoptères de transport lourd, d’abord en Afghanistan, en 2014, puis au Sahel. Ils ont quitté l’Afrique fin 2020, en vue d’un possible déploiement en Irak. Ces courts mandats d’un an permettent d’accumuler de l’expérience sans s’impliquer dans la recherche de solutions politiques et stratégiques.
D’ordinaire, les militaires français se montrent peu enclins à envisager des opérations multinationales trop contraignantes. En 2013, ils ne cachaient d’ailleurs pas leur fierté d’avoir mené presque seuls l’opération « Serval ». Mais le conflit dure sans vraie perspective de victoire ou de sortie (1). « C’était la guerre de François Hollande, analyse Élie Tenenbaum, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI). Avec Emmanuel Macron, l’impatience a gagné l’Élysée. Entre 2017 et 2018 émerge également l’idée d’utiliser le Sahel comme une vitrine de ce que pourrait être une Europe de la défense. »
En juin 2018, Paris lance l’Initiative européenne d’intervention (IEI). Plus besoin de se soumettre aux procédures, jugées trop lourdes, de la PSDC pour monter une opération militaire commune : l’accord des États volontaires suffit. L’IEI regroupe désormais l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la France, la Finlande, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni, dont le Brexit ne modifie pas les engagements en matière de défense, et la Suède.
Internationaliser l’intervention au Sahel permet à la France de fragiliser les accusations d’impérialisme. Même si aucune réunion, y compris aux échelons locaux, ne se tient sans un représentant de « Barkhane »…