GWENAËLLE LENOIR, médiapart, 11 avril 2020
Les unités de base de la révolution, qui rassemblent des jeunes venus de tout le pays, se sont dotés d’une assemblée centrale de 150 membres. Sans être formellement dans les instances de transition, ils se sont mis à la disposition du ministère de la santé face à la pandémie.
Khartoum, Oumdourman (Soudan), envoyée spéciale.– Ils ont ressorti les drapeaux, les banderoles, les slogans et les chants. Ils sont quelques milliers, ce 11 février après-midi, à scander les mots d’ordre du soulèvement populaire : « Révolution » et « Liberté, paix, justice », et surtout à dénoncer les profiteurs, ceux de l’ancien régime toujours en place. Dans le Soudan d’après Omar al-Bachir, en transition institutionnelle vers la démocratie, les manifestants ont pu atteindre sans aucune difficulté le palais blanc un peu décrépi des bords du Nil, siège du premier ministre.
Les militaires sont plus loin, devant la présidence, qui abrite le Conseil de souveraineté, l’organe présidentiel collectif formé de six civils et surtout de cinq généraux bien peu populaires. Ici, devant les bureaux du chef du gouvernement, pas un uniforme. L’ambiance est revendicative mais pacifique. Certains protestataires forment des cercles, d’autres s’assoient ou se prennent dans les bras. Beaucoup se massent devant les grilles du palais en attendant que leur liste de doléances soit remise au premier ministre.
« Je viens de la province de la Jezira [centre du pays – ndlr]. Chez nous, il n’y a ni écoles ni dispensaires, encore moins d’hôpitaux, explique Seif al-Islam Ibrahim, étudiant à l’université de Khartoum. Je suis boursier, mais je touche si peu d’argent que je dois choisir entre le déjeuner et le dîner. Le premier ministre Hamdok a promis de s’occuper de nous, de ce pays. Que fait-il ? Ça ne va pas assez vite ! »
Tous les manifestants ne sont pas aussi véhéments. Mais tous sont là pour rappeler au premier ministre qu’ils sont là justement, et qu’il faut compter avec eux.
Eux, ce sont les « comités de résistance », unités de base de la révolution. Leurs membres sont dans leur immense majorité jeunes, voire très jeunes. Tous ont participé l’an dernier à la révolution soudanaise, arpenté les villes en cortèges rapides, campé sur les sit-in, ont été arrêtés, ont perdu des amis lors de la répression.
« Le comité de résistance, c’est celui qui organise les manifestations, qui cache ceux qui sont pourchassés, qui fait le lien avec les autres quartiers, nous expliquait l’an dernier Abdallah Gaber, d’Abbassiya, dans le vieux Oumdourman, ville jumelle de Khartoum. Les comités ont aussi formé des brigades, pour ramasser les grenades lacrymogènes dans les maisons, par exemple. »
Ils ont essaimé partout pendant la révolution. Pas une ville qui en soit dépourvue. Ils ont travaillé avec l’Association des professionnels soudanais (SPA), regroupement d’organisations professionnelles clandestines créé sous Omar al-Bachir pour faire pièce aux syndicats officiels. La SPA s’occupait des orientations au niveau national et des discussions politiques, les comités de résistance, du travail à l’échelon plus local.
Le 17 août 2019, une « déclaration constitutionnelle » a été signée entre les militaires et les civils pour organiser la transition jusqu’à des élections prévues en août 2022. Un gouvernement a été nommé. Le jeu politique a repris, avec les têtes chenues et les vieux partis qui ont survécu aux 30 ans de dictature d’Omar al-Bachir. Ceux-ci sont membres, aux côtés des mouvements syndicaux révolutionnaires, de la vaste coalition des Forces pour la liberté et le changement (FFC) qui codirige la transition.
Les comités de résistance ont choisi de rester à l’extérieur de ce jeu-là, mais ne se sont pas dissous pour autant. Au contraire. « Il était hors de question pour nous de rentrer chez nous ! Nous voulons porter l’esprit de cette jeunesse qui s’est levée et continuer la révolution. Nous n’en sommes qu’au début, c’est maintenant que le travail commence », assure Abdallah Gaber.
Ni dans les instances de transition, ni complètement en dehors, les comités de résistance veulent maintenir une indépendance politique et fonctionnelle. « Nous aidons le nouveau gouvernement, nous le soutenons. Nous faisons le lien entre lui et le peuple, explique Al Tayyeb al-Emiri, concessionnaire de voitures d’une trentaine d’années. Nous le prévenons aussi s’il fait fausse route. »
La manifestation du 11 février s’inscrivait dans ce contexte, mais il existe aussi des canaux plus personnels et plus discrets entre les révolutionnaires et le cabinet. La preuve : notre entretien avec Al Tayyeb al-Emiri a lieu dans le bureau d’un des conseillers les plus éminents du premier ministre Abdallah Hamdok, conseiller absent car en réunion…
Dans les comités de résistance, on trouve les mêmes intelligence et maturité politiques qu’au sein de l’Association des professionnels soudanais (SPA) dans la conduite de la révolution, des premières manifestations à la négociation avec les généraux qui ont destitué Omar al-Bachir le 11 avril 2019, en espérant sauver leur tête et leur pouvoir. Une fois l’urgence de ce combat-là passée, les comités ont décidé de se structurer. Peu après la désignation d’Abdallah Hamdok au poste de premier ministre, 1 500 délégués venus de tout le pays se sont réunis au Palais de l’amitié de Khartoum, salle symbolique des grands rassemblements s’il en est.
« Ils représentaient les trois à quatre millions des jeunes membres des comités de résistance », assure Al Tayyeb al-Emiri. Assertion invérifiable, mais de l’avis des observateurs, ils sont particulièrement bien implantés : « Ils sont présents partout sur le territoire et bénéficient d’une vraie assise dans la société, sur le plan géographique et sur le plan social. Ils sont extrêmement populaires et ont un poids politique considérable », analyse Othman Ismail, spécialiste en économie politique et fondateur du tout nouveau think tank soudanais Insight Strategy Partners Consultancy.
Pour consolider cette force et surtout parler d’une même voix sur le plan national, les comités de résistance ont élu, lors de leur rassemblement de septembre à Khartoum, une assemblée centrale (markazeyya en arabe) de 150 membres.
« Nous n’interférons pas dans le travail purement local des comités de résistance, explique Al Tayyed al-Emiri, qui est membre de la markazeyya. Ils s’adressent à l’organe central s’ils ont besoin d’agir au niveau national, soit avec d’autres comités, soit vis-à-vis du gouvernement, ou s’ils veulent qu’on les appuie auprès du gouverneur de leur région. » « Ils ont compris que la révolution s’était faite aussi contre les partis politiques traditionnels, qui ont échoué notamment pendant la période démocratique précédente, de 1985 à 1989, reprend Othman Ismail, qui les observe de près. Et ils sont très efficaces. Ils ont inventé une nouvelle façon de faire de la politique. »
« Nous avons besoin d’une révolution économique et sociale »
« Nous sommes au service du peuple parce que nous en sommes l’émanation », assure Al Tayyeb al-Emiri. La formule peut paraître grandiloquente, voire fleurer l’élément de langage à destination de la presse occidentale. Mais de Port-Soudan à l’est à Al-Geneina, capitale du Darfour occidental, les jeunes des comités de résistance ne disent pas autre chose. Et surtout, ils le font. Car leurs actions essentielles ne consistent pas à protester.
« Nous n’attendons pas que le gouvernement agisse, nous savons que tout prendra beaucoup de temps. Nous prenons les choses en main », explique Imane Fadne, qui habite un quartier résidentiel et excentré d’Oumdourman, la ville jumelle de Khartoum, de l’autre côté du Nil. Cette jeune femme de 23 ans est enseignante d’anglais dans un centre de formation privé pour pouvoir financer son master, qui coûte, sur deux ans, 1 200 euros, une somme considérable. Elle appartient à la classe moyenne et elle a participé à la révolution avec Azza, son amie d’enfance. « Au départ, nous l’avons fait en cachette de nos parents, ils étaient terrifiés par ce soulèvement et avaient très peur pour nous, racontent-elles de conserve. Ils avaient peur qu’on soit violées, ils savent bien que les hommes de main de l’ancien régime sont prêts à tout. »
Azza a été arrêtée mais relâchée dans la journée. Imane a réussi à se réfugier, à chaque fois, dans des maisons dont les portes s’ouvraient opportunément pour les protestataires pourchassés. Elles ont vécu les plus beaux moments de leur toute jeune vie sur le sit-in de Khartoum, du 6 avril au 3 juin 2019 : « Ç’a été ma vraie maison ! », s’exclame Imane, des souvenirs plein les yeux. « J’y ai découvert à quel point le Soudan était beau, avec des gens venus de tout le pays. J’y ai compris aussi que c’était le régime d’Omar al-Bachir qui le rendait laid, en encourageant l’hypocrisie, la violence, le racisme », ajoute-t-elle.
Azza, pionnière des manifestations dans le quartier, a intégré le comité de résistance dès sa formation. Imane a suivi, avec finalement l’adhésion de ses parents : « Ils se sont rencontrés pendant la révolution de 1985, alors ils ne pouvaient plus rien dire ! », rit-elle de bon cœur. Le Soudan, depuis son indépendance en 1956, a connu trois révolutions : en 1964, 1985 et 2019. À chaque fois, elles ont mis fin à un régime militaire. Celles de 1964 et de 1985 n’ont été que des parenthèses : les épisodes démocratiques ont été interrompus par des coups d’État fomentés par l’armée.
Les manifestations terminées, la « liberté » du slogan révolutionnaire réalisée, « nous avons besoin d’une révolution économique et sociale », dit Azza : « Alors nous, avec le comité de résistance, on s’est mis au service du quartier. »
Au mois d’août, période de la saison des pluies, des inondations ont causé de lourds dégâts, emportant des maisons et des bâtiments publics. Dans leur quartier, Azza, Imane et leurs camarades ont secouru les victimes, distribué de la nourriture et des médicaments, puis aidé à reconstruire les écoles et les habitations des plus pauvres. « Nous avons même réhabilité le théâtre ! », s’enorgueillissent les jeunes femmes. Le tout sans aucune aide financière du gouvernement : « Nous avons tous mis la main à la poche, les garçons ont lavé des voitures et nous, les filles, nous avons vendu de la nourriture que nous avions confectionnée. »
Les jeunes se sont ensuite attelés à la réfection du club pour les jeunes, vaste terrain entouré de murs. « La police politique de l’ancien régime nous interdisait de nous réunir et le club était devenu un vrai dépotoir. Nous avons voulu le remettre en service parce qu’il sert à toute la communauté », soutient Imane.
Ce soir-là, des lampions aux couleurs soudanaises éclairent une fête de quartier dans un club égayé par des fresques murales et plantations toutes récentes. « Nous sommes fiers de nos jeunes du comité », assurent, à l’extérieur, trois hommes âgés assis devant la maison de l’un d’eux. « Ils font du bon boulot, ils surveillent aussi les kaizan ! [en arabe soudanais, pluriel de koz, un broc qui permet à tout passant de se servir dans une jarre d’eau. Par extension, il désigne tous ceux qui ont participé à l’ancien régime et en ont profité – ndlr] », reprend le plus bavard. Les kaizan, si puissants sous l’ancien régime, sont jugés ici capables de toutes les manipulations et de toutes les déstabilisations pour tenter de faire tomber les nouvelles autorités.
Dans le quartier d’Imane comme dans d’autres, les comités de résistance ont mis en place des groupes qui vérifient les livraisons de farine et d’essence, deux produits de base qui manquent cruellement depuis plusieurs semaines, entraînant des files d’attente interminables devant les boulangeries et les stations de carburant. Des pénuries organisées, de l’avis général, par les spéculateurs.
« Nous avons des jeunes de notre comité qui s’assurent que la farine est bien livrée à toutes les boulangeries de notre quartier, en quantité correcte, et au prix fixé par le gouvernement, explique Wamda Elamin, une designeuse de vêtements et bijoux. Nous savons que les distributeurs cherchent à détourner des cargaisons ! » Elle-même assure avoir remarqué que certaines stations à essence étaient approvisionnées et d’autres non.
Les comités de résistance ne risquent-ils pas de se muer en instruments de surveillance sociale, comme ceux mis en place par l’ancien régime ? Al Tayyeb al-Emiri balaie la question d’une main : « Non, c’est provisoire, c’est uniquement parce que le gouvernement ne peut pas assurer toutes ses tâches. » Abdallah Gaber, lui, qui sillonne le pays à la rencontre des comités locaux pour les encourager à continuer leur travail et pour faire remonter à Khartoum les doléances et les besoins, renchérit : « C’est notre révolution. C’est notre pays. C’est aussi à nous d’agir. »
Le Soudan n’échappe pas au Covid-19, même s’il est pour l’instant peu touché : 15 cas déclarés à ce jour et un décès, le 10 mars, d’un premier malade, un homme qui avait voyagé aux Émirats arabes unis. Dès ce moment, les autorités ont mis sur pied une cellule d’urgence et fermé les frontières. Dans ce pays très étendu, au secteur de santé très fragile, sinon quasiment inexistant dans certaines zones, l’épidémie risque de causer des ravages. Un premier cas « domestique » a été reconnu le 3 avril. Les autorités n’ont pas réussi à savoir avec qui il avait été en contact.
Les comités de résistance se sont mis à la disposition du ministère de la santé dès l’annonce des premiers malades. Des représentants de leur organe central siègent en permanence dans la cellule d’urgence. D’autres ont été envoyés dans plusieurs États pour aider les comités de résistance locaux.
Quelque 10 000 membres des comités de résistance sont aujourd’hui mobilisés dans tout le pays. Ils informent la population, collent des affichettes, distribuent des masques et des gants. Ils se concentrent dans trois régions, les plus exposées : la province de la mer Rouge, la zone frontière avec l’Égypte et la capitale, Khartoum.
« Partout, dans les camps de déplacés, dans les villages, dans les villes, on est sur le pont. Si les gens ne comprennent pas très vite l’ampleur du danger et comment s’en protéger, ça va être une catastrophe, s’inquiète Abdallah Gaber, un des membres de l’organe central des comités de résistance. Le pays n’est pas équipé pour faire face. » Et de regretter que le 6 avril, jour anniversaire de l’installation, l’an dernier, des grands sit-in qui allaient changer le cours du soulèvement populaire, des arches et des rassemblements aient eu lieu.
Les comités de résistance confirment ainsi leur rôle de vigie et de courroie de transmission entre les autorités de transition et la rue soudanaise.