Tunisie : coup d’état et retour au « Ben Alisme »

par NAJJAR Chaïma

Le coup d’État de Kaïs Saïed ne peut être compris que dans le cadre des tentatives du sommet de l’appareil d’État bourgeois de mettre fin aux déferlements cycliques des masses qui ont suivi la révolution de décembre 2010. La Tunisie n’est pas un cas unique dans le Maghreb et la région arabe.

La révolution tunisienne a suivi une trajectoire depuis le renversement de Ben Ali en janvier 2011, qui l’a menée des premiers gouvernements intérimaires marqués par les sit-in de la Kasbah, en passant par le champ ouvert au salafisme religieux réactionnaire qui a pu terroriser les masses par des assassinats (Choukri Belaïd, Mohamed Brahmi), le ciblage des femmes et les attaques du siège de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), au maintien de l’appareil d’État policier – dont n’a été dissous que la vitrine politique partisane, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) -, et au feuilleton du consensus national qui a abouti à une assemblée constituante, une Constitution et un gouvernement de coalition incluant le pôle contre révolutionnaire (En Nahdha et Nidaa Tounes) en 2014… jusqu’au coup d’État de Kaïs de juillet 2021… soit la marche triomphale de la contre révolution.

Ce consensus entre les partis En Nahdha et Nidaa Tounes a été l’expression locale de la contre-révolution qui a englouti la région depuis 2013, avec la contre-attaque de Bachar al-Assad en Syrie et le coup d’État de Sissi en Égypte. Ces deux pôles, au lieu de s’affronter, ont choisi le consensus soutenu par l’impérialisme et, localement, à la fois par la bourgeoisie cherchant à restaurer rapidement la stabilité et par la bureaucratie de l’UGTT, qui cherchait à restaurer la paix sociale et à contrôler une base ouvrière trop émancipée depuis la révolution.

Ce consensus a produit une édifice politique fragile, impliquant un conflit permanent entre ses composantes : la présidence de la République, la présidence du gouvernement, la présidence du Parlement, sans parler des guerres partisanes [1]. Avec, au cœur de ce conflit, toujours la même question : faut-il un système exécutif présidentiel, ou faut-il consacrer la dimension parlementaire ?

Ce conflit dans son ensemble n’est que la conséquence indirecte de la permanence de la révolution entre 2011 et 2014, et de la crainte de sa résurgence, de 2014 à aujourd’hui. La loi de la société est la lutte ; le rapport de force en impose l’issue. Le consensus ne fait que déplacer le conflit à l’intérieur du gouvernement de coalition et des coalitions partisanes. C’est pourquoi les tensions politiques que la Tunisie a connues et connaît depuis 2011 ne peuvent s’expliquer que par l’approfondissement de la crise économique et sociale permanente, aggravée par la crise sanitaire (Covid-19), et l’incapacité à répondre aux revendications populaires, laissant le foyer de la contestation incandescent, et l’incendie se propager à la situation politique, mise périodiquement à rude épreuve.

 Crise sanitaire et économique dans le contexte des développements récents

L’économie tunisienne a été affectée, comme l’économie mondiale, par la pandémie de Covid 19. Le Produit Intérieur Brut (PIB) a chuté de 21,4% au second trimestre de 2020. Les luttes sociales pour l’eau, l’emploi et les salaires ont redoublé, et les autorités sanitaires ont perdu le contrôle de la pandémie de Corona, qui s’est généralisée à tout le territoire entraînant un quasi-effondrement du système de santé. Le ministère de la Santé a déclaré : « Le bateau est en train de couler ».

Le pays est confronté à un grave endettement après dix années de dégringolade financier. La dette est passée de 45 % du PIB en 2010 à environ 100 % aujourd’hui. Le pays négocie un quatrième prêt auprès du Fonds Monétaire International (FMI). Le 8 juillet dernier, l’agence de notation Fitch a dégradé la note en devises de la Tunisie, la faisant passer à la dernière marche de l’escalier avant le défaut de paiement [2]. Cela rendra difficile le financement à l’international et ouvrira la porte à l’exacerbation de la crise, ou mettra le pays face à des conditions plus sévères des donateurs internationaux si de nouvelles dettes sont contractées.

De fortes manifestations populaires, qui ont culminé le 25 juillet 2021 (la Fête de la République) ont appelé au renversement du gouvernement dirigé par Hichem Mechichi et ont vu des slogans dirigés contre En Nahdha et son président Rached Ghannouchi ; elles ont donné lieu dans certaines régions à des actes de violence ou des mises à feu des locaux et des symboles d’En Nahdha.

Il s’agit de la crise économique la plus profonde en Tunisie depuis la révolution, dont les conséquences enchevêtrées, tant économiques, sociales que politiques, pourraient entraîner de nouvelles manifestations populaires, toutefois dans un contexte peu favorable : l’échec quasi total du Front Populaire, les entraves mises par la bureaucratie de l’UGTT à la combativité de la classe ouvrière frappée de plein fouet par la crise, l’absence de structures d’organisation permanentes pour la protestation populaire depuis le démantèlement des sit-in de la Kasbah en 2011.

 Une crise politique au sommet, déclenchée par la crise et attisée par la résurgence périodique des manifestations

La crise politique dure depuis le consensus de 2014. Le conflit entre les composantes de l’État fondé par la Constitution de 2014 persiste. Le choc sanitaire et financier a renforcé le conflit ouvert entre le président Kaïs Saïed d’une part et la majorité parlementaire, essentiellement le parti En Nahdha,-les deux étant présidés par Rached Ghannouchi-, ainsi que le Premier ministre, d’autre part, et Kaïs Saïed s’est efforcé depuis janvier de tendre la main à la présidence de l’exécutif.

Cette crise n’est qu’une expression institutionnelle de l’impasse d’un « consensus », qui n’a pas débouché sur des solutions, et et ne saurait le faire, puisque la révolution inachevée ne l’a pas pu, du fait de son incapacité temporaire à vaincre le système de domination de classes. L’élection de Saïed Kaïs aux élections de 2019 a été la traduction politique de cette impasse : des scores électoraux reflétant la frustration des masses et l’évaporation de leurs anciens espoirs de voir s’améliorer la situation après la révolution, ainsi qu’une perte de confiance dans toutes les expressions politiques existantes. Les résultat ont reflété cette frustration politique : Saïd n’avait pas une légitimité populaire extraordinaire, il a été élu président avec moins de 40 % de l’électorat au second tour de l’élection présidentielle il y a deux ans (72,7 % des 55 % qui ont voté) et avec moins de 9 % de l’électorat au premier tour (18,4 % des 49 % qui ont voté) [3].

Les masses ont renoué avec un phénomène qui fait partie de l’histoire politique de la Tunisie : la recherche du héros/père de la nation. C’est un phénomène cultivé par Bourguiba, renforcé par Béji Caïd Essebsi et sur lequel surfe de manière caricaturale Kaïs Saïed.

 Une mauvaise copie de la tragi-comédie

Dans son livre « Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe », Gilbert Achcar, emprunte l’expression à Marx, qui l’avait lui-même empruntée à Hegel, pour décrire le coup d’État de Louis Bonaparte en France en 1851 : « « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » [4] Achcar a rappelé la phrase pour répondre à ceux qui font un rapprochement entre le coup d’État d’Abdel Fattah Sissi en 2013 et celui de Gamal Abdel Nasser en 1952, en précisant : « Ce que Marx a omis, c’est que la « farce » peut être tragique. »

Si Abdel Fattah al-Sissi est une farce tragique du coup d’État de Gamal Abdel Nasser, Kaïs Saïed est une grossière copie de la personnalité et du coup d’État de Sissi. il n’est pas issu d’un milieu militaire, mais de constitutionnalistes traditionnels et de juristes de la vieille école qui n’ont pas eu leur mot dans la rédaction de la Constitution de 2014 [5] si ce n’est que le comité d’experts (dont Kaïs était membre) a été invité à commenter le projet de Constitution. Kaïs a été secrétaire général de la Société tunisienne de droit constitutionnel entre 1990 et 1995, et puis en a été le vice-président depuis 1995, sous la dictature de Zine El Abidine Ben Ali, dont le recours aux tenants et aboutissants constitutionnels est connu de tous [6].

L’interprétation de l’article 80 de la constitution tunisienne n’est pas à la base du coup d’État de Kaïs, mais l’un de ses moyens. Kaïs s’est appuyé sur le soutien des « forces armées tunisiennes à ses décisions, et la photo de la rencontre que lui et les dirigeants des forces armées tunisiennes ont tenue lorsqu’il a annoncé sa décision est de nature à assurer à ceux qui en douteraient que ce qui s’est passé en Tunisie dimanche dernier était un assaut sur la démocratie que nous avons connu dans notre région chaque fois que la situation dans un pays s’est aggravée » [7]. Les positions des puissances impérialistes ont été similaires à celles adoptées lors du coup d’État de Sissi en 2013 : allant de l’expression de l’inquiétude à l’appel au retour des institutions dès que possible (États-Unis et France). Un positionnement prudent, qui ne dénonce pas les actes de Kaïs et se contente de demander aux institutions de reprendre leur activité normale le plus rapidement possible et reste compatible avec la mesure prise par Kaïs : la suspension du Parlement pour trente jours. Les États impérialistes et leurs institutions n’avaient-ils pas présenté le régime Ben Ali comme un modèle de la réussite de leurs recommandations néolibérales, et comme le pionnier du développement économique de l’Afrique, comme une marque de réussite dans les indicateurs de développement dans la région ?

Le coup d’État a été donc un moyen en vue d’un objectif qui met Kaïs au diapason de toutes les expressions politiques bourgeoises tant réactionnaires que progressistes ou libérales) : attaquer la révolution et restaurer la stabilité politique, par l’anticipation de ce qui se préparait « en bas » en réponse à la l’exacerbation de la crise économique et sociale, en particulier avec les récentes manifestations de juillet. Au lieu d’attendre que les manifestations balayent le gouvernement En Nahdha, ce qui aurait ouvert la porte à une nouvelle radicalisation populaire, comme cela s’est produit en 2011, il valait mieux pour l’État (l’armée et le noyau dur de l’État hérité de Ben Ali), la bureaucratie de l’UGTT soucieuse de paix sociale et de stabilité politique et les forces impérialistes, il était donc préférable pour tous de balayer ce gouvernement par le haut, et d’imposer l’état d’urgence en arguant de la situation exceptionnelle résultant de la récente épidémie et de l’incapacité du gouvernement à faire face à la situation.

Par conséquent, tout soutien aux mesures de Kaïs, -justifié par le fait qu’elles sont prises pour poursuivre les tâches de la révolution (comme si la contre-révolution n’avait plus besoin d’être prise en compte) ou pour combattre les corrompus et les voleurs d’argent public (comme si le président pouvait se charger d’une tâche que la révolution n’était pas encore capable d’accomplir !)- serait similaire aux illusions du pôle de gauche, libéral et syndical égyptien, lorsqu’il a soutenu le coup d’État de Sissi. Le prix en a été catastrophique. Kaïs n’est peut-être pas le Sissi de la Tunisie, mais il pourrait préparer le terrain à qui prendrait la tâche en main, si son coup d’État ne parvenait pas à ses fins.

Attendre de Kaïs Saïed qu’il parachève les tâches de la révolution (!) dénaturerait les dispositions militantes des masses du peuple tunisien, de même que le choix de confier la tâche de la transformation politique et sociale à une Constitution rédigée par une Assemblée a eu pour effet de canaliser l’énergie politique vers la préparation des élections et ainsi de geler le mouvement révolutionnaire [8].

Kaïs a donné son point de vue sur la révolution lors de sa rencontre avec d’anciens chefs de gouvernement le 15 juin : « Le sens de mon mandat est de poursuivre l’explosion révolutionnaire dans le strict respect des institutions » [9], une position semblable à celle de l’ex président, Béji Caïd Essebsi dont Hélé Béji avait écrit que, pour lui « la Révolution n’est pas une rupture avec l’État national en tant que tel, qu’elle n’est pas un phénomène hors du temps, d’une altérité radicale par rapport à l’histoire antérieure » [10]. Traduire ces déclarations dans le langage de la politique revient à éliminer la révolution pour reconstruire l’État bourgeois.

Ce n’est pas le seul sujet d’accord entre Kaïs et Béji Essebsi ; leur respect scrupuleux des institutions étatiques leur fait fuir les partis. Après le deuxième sit-in de la Kasbah, Béji Essebsi a estimé qu’il fallait organiser des élections présidentielles rapides, afin que les partis aient moins d’influence dans la rédaction de la Constitution, et soient d’avantage soumis à l’autorité de l’État. Tout au long de sa campagne comme candidat, Kaïs s’est plu à répéter qu’il est « sans affiliation politique » et qu’il ne prend pas position sur les problèmes en fonction des critères des politiciens, rejetant une chose nommée programmes politiques : « Les peuples agissent hors des cadres traditionnels et n’ont plus besoin de programmes mais d’instruments pour exprimer leur volonté » [11]. La dépolitisation des questions sociales et économiques est un trait de la contre-révolution, qui relie les masses atomisées au leader charismatique de la nation, transcendant les appartenances, directement et sans organes intermédiaires, notamment les partis. C’est ce qu’ont fait Louis Bonaparte, Hitler et Khomeini.

 Kaïs termine un chemin initié par d’autres que lui

La recherche d’une autorité personnelle et charismatique qui mettrait fin au règlement politique de la constitution de 2014 et rétablirait la centralité de la décision politique et administrative renversée par la révolution de 2011, précédait le coup d’État de Kaïs. Elle trouve ses racines, non dans les dispositions de la Constitution, mais dans les convulsions de la société et de la politique résultant de la contre-révolution -elle-même divisée entre un pôle libéral/moderniste et un pôle réactionnaire religieux- et des secousses provoquées par le processus révolutionnaire à long terme qui se manifeste périodiquement par des luttes ouvrières et paysannes.

Béji Essebsi a remporté les élections de décembre 2014, toutefois dans le cadre d’un système parlementaire qu’il n’appelait pas de ses vœux. Dès les premiers mois de 2015, les voix vont se multiplier pour appeler à une re-présidentialisation dont Béji Caïd Essebsi sera le porte-parole. Ni le rôle d’un Premier ministre adossé à une majorité, ni les contre-pouvoirs parlementaires, ni la décentralisation, ni les instances indépendantes ne font partie de la culture institutionnelle de cette famille politique qui aspire à revenir aux affaires. Si aujourd’hui, la Cour constitutionnelle n’est toujours pas en place, c’est parce que ses représentants à l’Assemblée refusent de se lier les mains avec des membres trop indépendants dans des instances qu’ils ne contrôlent pas [12].

Les conflits entre les partis et les appréhensions de ces derniers, héritées de la période prérévolutionnaire, ont alimenté la crise de l’édification institutionnelle de la Constitution de 2014. Nidaa Tounes s’est dissous après que le fils de Beji Essebsi ait mis la main sur lui, le Front populaire s’est désintégré après avoir sombré dans la monotonie de l’activité parlementaire et un conflit idéologique avec les islamistes qui les a fait aller à la limite de l’alliance avec les héritiers de Ben Ali (Nidaa Tounes), bref, tout le monde (libéraux et gauchistes) craignent Ennahda. Ennahda répond par des alliances électorales sans principes (en particulier avec Qalb Tounes) pour tenter de bloquer la route à la présidence qui veut s’accaparer le pouvoir exécutif, et avant cela, Ennahda avait soutenu la candidature de Kaïs à la présidence. Ce conflit partisan n’a pas permis un gouvernement fort souhaité par la bourgeoisie et les États impérialistes en quête de stabilité, ce qu’a voulu réaliser le coup d’État de Kaïs en juillet 2021.

 Aux racines du problème

Ce qui s’est passé en Tunisie ne peut s’expliquer sans rappeler l’atmosphère de rancœur propre aux années de la contre-révolution. « L’espoir que suscite une révolution est toujours exagéré », a écrit Trotski à ce propos. Un élément déterminant pour comprendre le renforcement des forces contre-révolutionnaires dans la période post-révolution est l’espoir placé dans la révolution par les masses travailleuses les moins conscientes, éveillées à l’activité politique révolutionnaire pendant le processus de renversement de l’ordre ancien. Ainsi, « l’espoir suscité par une révolution est toujours exagéré. Ceci est dû à la mécanique de la société de classes, à la situation terrible de la grande majorité des masses populaires, au besoin objectif de susciter les plus grands espoirs et faire appel aux plus grands efforts pour s’assurer même le plus modeste résultat, etc. (…) Les conquêtes arrachées dans la lutte ne correspondent pas, et par la force des choses ne peuvent correspondre directement à l’attente des larges masses retardataires réveillées pour la première fois au cours de la révolution. La désillusion de ces masses, leur retour à la routine et la futilité, est partie intégrante de la période post-révolutionnaire comme l’est le passage dans le camp de « la loi et l’ordre » des classes ou couches de ces classes « satisfaites » qui ont participé à la révolution » [13].

Comme en écho à ces thèses, le journaliste Thierry Brésillon écrit : « Dix ans plus tard, l’opinion publique et les commentateurs dressent un bilan désenchanté de cette révolution, et le spectre d’une restauration de l’ordre ancien hante la Tunisie, pourtant épargnée par la répression féroce des élans démocratiques dans les autres pays arabes [14].

La formule du « retour de l’ancien régime » ne reflète pas pleinement la réalité de la Tunisie. L’ancien régime n’est pas tombé : ce qui est tombé, c’est sa tête, tandis que les responsables, les fonctionnaires et les ministres de l’ancien régime ont maintenu leurs positions dans les cercles du pouvoir, et que les membres du RCD, -au pouvoir à l’époque de Ben Ali et dissous en 2011-, se sont affiliés à de nouveaux partis politiques. Les institutions sécuritaires hérités de la dictature de Ben Ali n’ont pas été démantelées ou sanctionnées, notamment celles qui ont participé à la répression d’avant, pendant et après la révolution, et elles ont renforcé leur position en agitant en permanence le spectre de la menace terroriste. Les responsables de l’« ancien régime » (toujours méfiants à l’égard d’En Nahdha) profitent de l’incompétence des nouvelles institutions pour revenir au nom de la défense de l’État. N’est-ce pas là-même la justification du coup d’État de Kaïs ?

Kaïs, une grossière caricature de Abdel Fattah Sissi, certes, mais ses attributs personnels ne sauraient déterminer ce que son coup d’État va engendrer, qui est du ressort des forces de classes et des groupes qui opèrent derrière les masses. Louis Bonaparte était insignifiant, mais il enterra la république construite par la révolution de 1848. Kaïs Saïed est connu pour son discours populiste qui trompe ceux qui sont prêts à l’être, mais il est poussé par un bloc hétérogène, mais rassemblé par un objectif : le rétablissement de l’ordre et l’élimination finale de la révolution. Ce bloc est composé de cadres de l’armée, de l’appareil de sécurité et du personnel bureaucratique hérités de l’ère Ben Ali, sans oublier évidemment le capital, national et étranger, qui a toujours favorisé un État fort pour assurer la conduite du capitalisme et l’exploitation des masses.

La plupart des opinions émises en réfèrent à la Constitution pour apprécier le coup d’État de Kaïs, jusqu’au Parti du Travail qui évoque une violation de la Constitution, comme si la Constitution et la loi étaient ce qui motivaient la société, et non pas la situation socio-économique et les réactions des classes à cet égard.

L’UGTT a appelé le Président Kaïs à accompagner « les mesures exceptionnelles d’un ensemble de garanties constitutionnelles, au premier rang desquelles figure la nécessité de déterminer les objectifs des mesures exceptionnelles et la durée de leur mise en œuvre afin qu’elles ne se transforment pas en une procédure permanente et de revenir à temps à un cours normal et aux institutions de l’État ». C’est une illusion qui induira en erreur la classe ouvrière et le grand public, et les prendra par surprise car ils n’y sont pas prêts.

 Le rôle honteux de la bureaucratie de l’UGTT

Le déclenchement de la révolution en décembre 2010 a bousculé la bureaucratie syndicale. Sous la pression des bases et de la gauche syndicale, elle a été contrainte de déclarer une grève générale mobile. Ben Ali a pris la fuite quand la grève a touché la capitale.

Depuis lors, la bureaucratie a repris l’avantage par le bas, engageant – et même parrainant – le règlement politique entre les pôles de la contre-révolution, qui a été parachevé en 2014, et elle a reçu le prix Nobel de la paix en 2015. Cela s’est produit à une époque où une organisation ouvrière aurait du motiver les masses de la révolution à faire pression sur l’assemblée pour qu’elle rédige une Constitution qui réponde aux revendications qu’elle avait formulées, ou pour la remplacer par un organisme populaire réel et efficace.

La bureaucratie de l’UGTT est pleinement -et consciemment- engagée – dans le processus politique conduisant à la liquidation de la révolution par en bas, et a sa compensation par des hochets constitutionnels par en haut. Elle soutient le coup d’État de Saïed Kaïs, que le Bureau Exécutif de l’UGTT a qualifié de « mesures exceptionnelles… prises afin de prévenir un danger imminent et à rétablir le fonctionnement normal des rouages de l’État, au vu de l’épidémie de Covid-19 «  [15].

La classe ouvrière est au cœur de la révolution et de la contre-révolution. Bien que la révolution n’ait pas touché aux fondements du système capitaliste dépendant, elle a ébranlé les fondements de la reproduction et de la circulation des capitaux, principalement la discipline de la classe ouvrière et la liberté des échanges en raison des grèves et de l’occupation des axes routiers. Le soutien de la direction de l’UGTT au coup d’État de Kaïs revient à accepter la liquidation des acquis politiques de la classe ouvrière depuis la révolution de 2011.

L’objectif du coup d’État de Kaïs rejoint celui de la contre-révolution sous toutes ses formes : imposer la stabilisation de la domination de classes et concentrer le pouvoir de décision, forcer les masses ouvrières et populaires à payer la facture, débarrasser la bourgeoisie dépendante d’une crise multidimensionnelle étouffante : démanteler les mobilisations pour l’emploi et contre la marginalisation des périphéries urbaines et des zones de l’intérieur, forcer la classe ouvrière à accepter des conditions régressives et à réduire son pouvoir d’achat, augmenter les prix et les impôts directs, geler l’emploi public conformément aux engagements pris envers les créanciers. Tout cela n’est pas possible avec la liberté de grève, d’organisation et d’expression.

Si Kaïs ou son coup d’État échouaient faute d’une force populaire organisée, alors l’aile la plus organisée de l’État, soit l’armée, s’acquitterait de cette tache, en tournant la page du cadre juridique et institutionnel de transition issu du rapport de forces post 2011.

 Les taches des révolutionnaires

Il y a une tendance consciente et délibérée à imposer une bipolarisation politique,- similaire à celle que l’Égypte a connue après le coup d’État de Sissi contre Morsi et les Frères musulmans-, entre les partisans de la légitimité et de la Constitution d’une part et les partisans du coup d’État de Kaïs.

Ce serait une grave erreur pour les militant.e.s de gauche de tomber dans le piège de cette polarisation, et de considérer les mesures de Kaïs comme des « décisions audacieuses et réjouissantes » uniquement parce qu’ils ciblent un ennemi politique (En Nahdha). Kaïs est le chef de l’exécutif, sur lequel les ailes de la bourgeoisie tunisienne se sont mises d’accord dans le cadre d’une voie politique toute vouée à liquider la révolution tunisienne venue des profondeurs de la société. Ce qu’il a entrepris ne fait que s’inscrire dans la suite logique de ce règlement politique par en haut, entre ces ailes de la bourgeoisie, et au détriment de l’une d’entre elles. Il ne s’agit en aucun cas d’une continuation ni d’une victoire de la révolution.

Nous devons défendre une troisième ligne : une ligne révolutionnaire et démocratique cohérente jusqu’au bout. Nous ne défendons pas la légitimité constitutionnelle, car la Constitution de 2014 est la celle du consensus entre les pôles de la bourgeoisie. Nous devons défendre les libertés démocratiques et politiques de la classe ouvrière et des masses du peuple laborieux : liberté d’expression, d’opinion, de manifestation dans la rue et de grève sur les lieux de travail, refus de toute mesure qui affecte ces droits, justifiée par une situation exceptionnelle et l’État d’urgence. Nous devons demander des comptes à tous ceux qui sont impliqués dans la répression et exiger le démantèlement de ses organes. Et, nous devons présenter un programme de revendications sociales et économiques prenant en compte la reconstruction de l’économie pour répondre aux besoins urgents et vitaux des masses des travailleurs et des travailleuses, des petit.e.s agriculteurs et agricultrices, et des chômeurs et chômeuses :

des services publics gratuits et de qualité (santé, éducation, logement),

une vaste politique publique de l’emploi,

un soutien public permanent aux petit.e.s agriculteurs et agricultrices, en finir avec l’approche de l’agriculture extractive pour assurer la souveraineté alimentaire,

– l’arrêt définitif du remboursement de la dette externe et interne,

le recouvrement des fonds et des richesses pillées,

la socialisation des secteurs des banques, de l’énergie et des transports.

Chaïma Najjar


P.-S.

• Source 30 juillet 2021 :
انقلاب قيس سعيد : سعي لاستعادة « البنعلية » التي أسقطت ثورة 2011 رأسَها المكشوف – المناضل-ة (almounadila.info)

•Traduction Luiza Toscane.

Notes

[1Thierry Brésillon, journaliste et correspondant en Tunisie (24 septembre 2020) , « Tunisie, les aléas de la tentation populiste », traduit par Sarah Guerra, https://orientxxi.info/magazine/article4157

[2Thierry Brésillon (27 juillet 2021) ,« Tunisie. Un moment césariste » sans César ». Traduction de Messaoud Romdhani https://orientxxi.info/magazine/article4938

[3Gilbert Achcar (27 juillet 2021), « Kaïs Saïed s’inspire d’Adelfattah Sissi », site de Al Quds Al Arabi

[4Karl Marx « Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, 1852-1969 »

[5Thierry Brésillon, (13 août 2019) « Tunisie. Béji Caïd Essebsi ou la réécriture de l’histoire » .traduction de Nada Yafi. تونس واحتمالات الإغراء الشعبوي (orientxxi.info)

[6Gilbert Achcar, Ibid.

[7Ibid.

[8« Tunisie. Béji Caïd Essebsi ou…., Ibid

[9« Tunisie, un moment « césariste ».. Ibid

[10« Tunisie. Béji Caïd Essebsi ou… Ibid

[111er juin 2019, المرشح المستقل لرئاسيات تونس قيس سعيد : لن أتحالف مع أي حزب.. وعلى أوروبا رفع يدها عن ثرواتنا | العالم العربي أخبار | الجزيرة نت (aljazeera.net)°

[12« Tunisie. Béji Caïd Essebsi ou….Ibid

[13Léon Trotski, 1926, « Thèses sur la révolution et la contre-révolution »أطروحات حول الثورة والثورة المضادة – ليون تروتسكى (1926) – المناضل-ة (almounadila.info)

[14Thierry Brésillon (14 janvier 2021) « Tunisie ; Le spectre du retour de l’ancien régime » traduction Sarah Grira. تونس وشبح عودة النظام القديم (orientxxi.info)

[15Communiqué du Bureau Exécutif national sur les dernières évolutions dans le pays, 26 juillet 2021, الاتحاد العام التونسي للشغل – بالفكر و الساعد نبني هذا الوطن منظمة نقابية وطنية تونسية (ugtt.org.tn)