Tunisie : une élection présidentielle dans le brouillard

TOPSHOT - Tunisians shout slogans during a demonstration against the government and price hikes on January 9, 2018 in Tunis. Protests hit several parts of Tunisia where dozens of people were arrested and one man died in unclear circumstances amid anger over rising prices, authorities said. / AFP PHOTO / FETHI BELAID

Thierry Brésillon, Orient XX1,  septembre 2019

 

Bien malin qui peut prédire quel président sortira des urnes à l’issue de la prochaine élection et même quels seront les deux finalistes désignés parmi les 26 candidats lors du premier tour, le 15 septembre. Initialement prévu le 17 novembre, le scrutin a été anticipé après le décès de Béji Caïd Essebsi le 25 juillet dernier. Quelques mois auparavant, au milieu du vide laissé par un discrédit massif de la classe politique dont l’ampleur avait été révélée lors des municipales de 2018, le premier ministre Youssef Chahed semblait bénéficier du double avantage de trancher avec la décomposition affairiste de Nidaa Tounès, le parti qui avait porté Béji Caïd Essebsi au pouvoir, et de détenir les leviers de contrôle gouvernementaux. Même s’il entretenait le doute sur sa candidature — il pouvait conserver la Casbah et placer un allié à la présidence —, sa jeunesse et son expérience du pouvoir en faisaient un favori potentiel.

L’irruption des « populistes »

Mais avec un bilan peu reluisant, les atouts de la nouveauté se sont rapidement décotés et la donne s’est compliquée avec l’émergence de figures venant remplir le vide entre l’État et la population. Notamment Abir Moussi, héritière revendiquée de l’ancien régime, portée par la nostalgie d’un État « fort », mais trop clivante pour être réellement dangereuse. Et surtout Nabil Karoui, magnat de la communication et de l’audiovisuel, fondateur de Nessma TV en 2007, qui depuis 2015 sillonne les régions oubliées du pays avec son association caritative Khalil Tounès et médiatise ses opérations de bienfaisance sur sa chaine. Même si sa générosité évoque davantage les distributions de la période du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le système clientéliste contrôlé par le pouvoir sous l’ancien régime que l’État-providence, il a accumulé un capital politique en répondant au besoin de proximité d’une population directement affectée par la fracture entre les deux Tunisie.

Candidat déclaré le 28 mai, un sondage l’a placé en tête deux semaines plus tard. Un signal suffisamment dangereux pour que le gouvernement tente une manœuvre désespérée en introduisant, le 18 juin, des amendements à la loi électorale pour lui barrer la route. Mais celle-ci n’ayant pas été promulguée dans les délais par Essebsi, ils n’ont pu s’appliquer. L’arrestation de Nabil Karoui, le 23 août, à la suite d’un mandat de dépôt dans le cadre des poursuites dont il est l’objet pour fraude fiscale a toutes les apparences d’une utilisation politique de la justice. La célérité d’exécution du mandat, délivré le matin même par la Chambre d’accusation pendant les vacances judiciaires, peut être comprise soit comme la volonté d’empêcher Nabil Karoui de bénéficier de l’immunité en cas d’élection, soit plus trivialement, d’écarter un rival. Toujours est-il que même en détention, il reste candidat et désormais auréolé du statut de victime de ce que ses partisans qualifient de « pratiques fascistes ».

La figure absente du Père de la Nation

Avec le décès de Béji Caïd Essebsi, le paysage s’est enrichi d’un nouvel espace politique : celui du « Père de la Nation », du gardien de la stabilité de l’État. Décrié jusqu’à ses derniers jours, le vieux disciple de Habib Bourguiba était néanmoins le dernier de la génération des fondateurs de l’État indépendant aux affaires (avec Mohamed Ennaceur, président de l’Assemblée qui assure l’intérim). Sa disparition a mis en relief le manque d’une figure rassurante aux côtés des novices, des démagogues et des ambitieux.

L’entourage du président l’a compris et propulsé Abdelkrim Zbidi, ministre de la défense, pour tenir ce rôle. Il s’est montré en compagnie de Béji Caïd Essebsi le 22 juillet, lors de sa dernière apparition publique, et a été encensé comme organisateur de ses obsèques. Appelé à se présenter immédiatement par une campagne sur Facebook, il a accepté « comme un soldat » d’être candidat dans ces temps troublés. Candidat indépendant, mais avec le soutien notamment d’Hafedh Caïd Essebsi, toujours dirigeant de Nidaa Tounès ; une aubaine pour le fils de l’ancien président, qu’on croyait hors course après la décomposition de son parti. L’élection d’Abdelkrim Zbidi permettrait au clan Caïd Essebsi de remplir l’objectif pour lequel il bataille depuis cinq ans : rester dans les cercles du pouvoir après le départ du père.

Originaire de Mahdia, âgé de près de 70 ans, Abdelkrim Zbidi bénéficie aussi du soutien non négligeable des élites sahéliennes, qui se considèrent comme les bâtisseurs de l’État depuis 1956 et voient en lui le moyen de retrouver leur rôle, perdu depuis la révolution. Toutefois, même auréolé du prestige de l’armée auprès de l’opinion, le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas l’éloquence de l’ancien avocat qu’était Béji. Un handicap sérieux pour une campagne comme pour une fonction pour laquelle le pouvoir du verbe compte autant que les prérogatives constitutionnelles.

Des hégémonies en panne

La communication n’est pas le seul problème pour le candidat Zbidi. Au moins une demi-douzaine de candidats, en plus de Youssef Chahed, essaient de capter l’héritage de la famille destourienne (issue du mouvement national) et les dépouilles de Nidaa Tounès. Sans disposer d’une réelle proposition politique ni incarner une figure présidentielle marquante, ils semblent surtout se disputer l’honneur d’appliquer le programme économique inspiré par les bailleurs de fonds internationaux. Ils pourraient bien compromettre collectivement les chances de leur famille politique d’être présente au second tour.

L’inversion du calendrier électoral — les législatives sont maintenues le 6 octobre, donc après la présidentielle — a obligé Ennahda à rompre avec sa règle d’or : ne pas se retrouver isolé en position de pouvoir, une situation qui réunirait tous ses adversaires contre lui. Mais le parti ne pouvait pas se permettre de rester silencieux durant cette campagne qui précède de peu les législatives. Il a désigné un candidat pour la présidentielle et, contre l’avis de son président, un candidat issu de ses rangs : Abdelfattah Mourou. Avocat tunisois, actuellement président par intérim de l’Assemblée, il est aussi atypique que populaire dans le parti. Éloquent, roublard même, il peut séduire au-delà de l’électorat habituel du mouvement. Mais, d’une part il devra partager le créneau avec l’ancien secrétaire général d’Ennahda et premier ministre de fin 2011 à 2013, Hamadi Jebali, en rupture avec le parti depuis 2014. D’autre part, la base électorale d’Ennahda pourrait être davantage séduite par des candidats qui incarnent la rupture avec l’ancien régime, tels que Moncef Marzouki, l’ancien président de la République à l’époque de la Constituante. Ou Kaïs Saïed, professeur de droit constitutionnel et nouveau venu en politique, doté d’une réputation d’intégrité morale et de proximité avec les idéaux de la révolution, et qui a affiché récemment des positions conservatrices sur les questions sociétales.

Au-delà de la difficulté à rassembler leur famille politique autour d’un candidat naturel, destouriens et islamistes ont une semblable difficulté à convertir leur héritage politique en véritable projet, faute d’un ancrage dans des forces sociales. Ce sont deux hégémonies potentielles concurrentes, l’une établie mais désunie, l’autre toujours en quête d’acceptabilité, mais deux identités en panne d’actualisation.

Une gauche divisée et isolée

Une figure incarnant une force nouvelle peut-elle s’imposer dans cette situation ? Le Front populaire, union des deux frères ennemis de l’extrême gauche, la gauche marxiste et les nationalistes arabes, s’est disloqué et présente deux candidats : Hamma Hammami, opposant historique à la dictature, à la tête du Parti des travailleurs (ex-Parti communiste des ouvriers tunisiens, PCOT), qui n’est pas parvenu à bâtir une force populaire de transformation ; et Mongi Rahoui, plus en pointe sur les enjeux identitaires que sur les questions sociales.

La plupart des forces sociales-démocrates se sont unies derrière la candidature d’Abid Briki, nationaliste arabe et l’une des principales figures de la bureaucratie syndicale à l’époque de Zine El-Abidine Ben Ali. Le mouvement Ettakatol, ancien parti de l’opposition de gauche clandestine aujourd’hui quasiment disparu des radars présente Elyes Fakhfakh, ministre des finances entre 2012 et 2014 dont le début de campagne suscite l’intérêt des progressistes. Mohamed Abbou, au nom du Courant démocratique, porté par un relatif succès aux municipales de 2018, fait campagne contre la corruption et la persistance des pratiques de l’ancien régime, mais ses positions économiques sont plutôt libérales.

Une présidence paradoxale

L’investissement politique et l’âpreté de la bataille pour cette présidentielle semblent paradoxaux dans un régime en théorie parlementaire, conçu justement pour prévenir le retour du pouvoir personnel. Les élections reines devraient être les législatives et le poste le plus convoité celui de premier ministre. Mais le poids du suffrage universel, la persistance de l’imaginaire du pouvoir personnalisé, l’hybridité de la Constitution qui préserve des possibilités de pouvoir politique propre au chef de l’État, l’empreinte de Béji Caïd Essebsi qui a cherché à maximiser ses prérogatives constitutionnelles et, pour finir, le fait que le premier tour de la présidentielle se tienne avant les législatives contribuent à redonner la prééminence à la fonction présidentielle.

Ce qui persiste au-delà de la lettre ambivalente de la Constitution est le pouvoir réel de l’institution qui a toujours été, même au temps de la monarchie husseinite (1705 -1955), le lieu central de gestion des équilibres entre clans politiques et affairistes, au profit des protégés du pouvoir (ce qui n’a rien de spécifiquement tunisien).

Une élection ouverte

C’est l’enjeu de plus en plus explicite de cette élection (l’intégration ou l’exclusion d’Ennahda au pouvoir, obsessionnelle en 2014 est passée au second plan). La question du rôle du président dans le régime est l’une des questions politiques des prochaines semaines et, probablement bien au-delà. Doit-il être un leader, un dirigeant qui applique un projet politique ? Ou bien une autorité au-dessus des partis, permettant au Parlement et au gouvernement d’exercer pleinement leur pouvoir constitutionnel ? Les Tunisiens accepteront-ils qu’il reste le représentant d’une coalition d’intérêts qui contrôle la distribution des ressources de l’État, ou bien l’objectivité des institutions et les exigences de la société vont-elles transformer son rôle ?

La plupart des candidats affichent clairement leur volonté d’être des leaders forts, en résonance avec l’atmosphère « césariste » du moment, après des années de dilatation de l’autorité de l’État, d’embrouilles parlementaires, de souveraineté malmenée par l’afflux d’acteurs étrangers. Mais l’élu sera dans tous les cas tributaire des équilibres issus des élections législatives. Gouverner avec ou sans Ennahda redeviendra alors une question de premier plan.

Malgré les imperfections de sa démocratie (justice sous influence, intrication de l’économie et du politique, tentation autocratique, dispersion de l’offre partisane, absence des enjeux sociaux…), la Tunisie vit une présidentielle tendue certes, mais libre et ouverte, comme peu de pays en connaissent réellement.

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