Une politique étrangère décoloniale pour le Canada

Black Lives Matter Toronto a revendiqué une action artistique sur la statue de l'ancien premier ministre John A. Macdonald.- @Jason Hargrove - CC-BY-2.0 -via- Wikicommons

Jooneed Khan Notes de mon journal

Lorsque le Canada a chassé les conservateurs de Brian Mulroney et ramené les libéraux de Jean Chrétien en novembre 1993, le nouveau ministre des Affaires étrangères, André Ouellet, a organisé une séance de réflexion nationale sur la politique étrangère canadienne au début de l’année 1994 à Ottawa. Après plus de 15 ans (à l’époque) en tant que journaliste et analyste des affaires internationales au quotidien montréalais La Presse, j’ai été invité à y participer. J’ai accepté.

Le Canada m’avait arraché à l’île Maurice en 1964 grâce à une bourse du Commonwealth pour des études universitaires. J’y suis revenu en tant qu’immigrant en 1970 et je suis devenu citoyen en 1987, alors que j’étais déjà l’heureux père d’enfants nés au Canada.

La guerre froide s’est achevée en 1989-1990 de la manière la plus négative qui soit pour moi, natif de l’île Maurice, façonné par les 50 années de lutte du Sud pour la décolonisation, la souveraineté, la dignité, la paix et le développement.

Mon adolescence a été marquée par la lutte contre notre propre apartheid (l’île Maurice n’a obtenu qu’une personne, un vote en 1958), alors que l’Algérie menait sa guerre de libération et que l’Afrique du Sud et la Palestine luttaient contre leurs propres formes d’apartheid.

L’île Maurice est devenue indépendante en 1968, mais elle reste soumise à l’«apartheid économique». Il en va de même pour l’Afrique du Sud, où seul l’«apartheid politique» a pris fin en 1994. En Palestine, la lutte se poursuit sur tous les fronts…

Le Sud global piégé par la guerre froide

La guerre froide a enfermé le Sud pendant un demi-siècle dans le piège horrible du brutal conflit Est-Ouest – avec des guerres génocidaires en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient, en Afrique australe, en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Cette situation a été aggravée par la domination économique du Nord, le centre, sur le Sud, la périphérie. Pour le Sud, il s’agissait d’un véritable «sous-développement» en cours…

Le Sud, c’est-à-dire l’écrasante majorité de l’humanité, attendait alors avec impatience la fin de la guerre froide et les «dividendes de la paix» qui en découleraient grâce à un pivot sérieux vers le dialogue Nord-Sud, longtemps retardé, qui a pris de l’ampleur dans le contexte de la «détente» Est-Ouest des années 1970, avec une série de rapports des Nations unies et d’autres rapports sur les disparités économiques mondiales.

En accord avec la revendication du Canada en tant que nation «gardienne de la paix» et «puissance moyenne» liée au Sud par le biais du Commonwealth et de la Francophonie, le premier ministre Pierre Trudeau a tenté un dialogue Nord-Sud de son cru dans les années 1980, ainsi qu’une «tournée de la paix» Est-Ouest pour la détente.

L’ambiguïté calibrée de Trudeau

Cette dynamique a culminé avec le sommet Nord-Sud des 22 et 23 octobre 1981 à Cancun, au Mexique, dont Trudeau était le coprésident, en partenariat avec Jose Lopez Portillo, président du Mexique.

Ce fut le seul sommet Nord-Sud jamais organisé. Trudeau entretient de bonnes relations avec Cuba et reconnaît la République populaire de Chine en 1970, neuf ans avant les États-Unis. Mais il maintient le Canada dans l’OTAN et autorise les essais de missiles de croisière américains, tout en réduisant la participation militaire à l’alliance.

Les autres projets de Trudeau portaient la même marque d’«ambiguïté calibrée».

Sa Constitution de 1982 a renforcé la souveraineté du Canada, mais a maintenu le monarque britannique, venu signer le document, comme chef d’État du pays. Il rallie les provinces anglaises à la nouvelle Constitution, mais s’aliène le Québec et sa majorité française.

Sa Charte des droits et libertés accroît le pouvoir de la Cour suprême (fédérale), mais elle ignore les demandes des Premières Nations, qui réclament l’abrogation de la loi sur les Indiens de 1876, qui est colonialiste, raciste et empreinte d’apartheid, ainsi que le retour aux traités que leurs ancêtres ont signés avec la Couronne et qui préservent leurs droits souverains sur et sous la terre et l’eau.

Fin de la guerre froide, l’hégémon américain refaçonne le monde

Pierre Trudeau démissionne en 1984, laissant le champ libre aux conservateurs de Brian Mulroney qui, pendant deux mandats, ont pesé de tout le poids du Canada pour mettre fin à l’apartheid politique en Afrique du Sud et pour réintégrer le Québec dans la Constitution. Trudeau a gardé le silence sur l’Afrique du Sud, mais il a activement contribué à faire échouer l’accord du lac Meech de Mulroney.

Trudeau est mort en 2000, dix ans après la fin de la guerre froide. Il a donc vu l’hégémon américain, en tant que «vainqueur de la guerre froide» et «seule superpuissance», agir rapidement pour remodeler l’ordre mondial.

Dès 1989-1990, les États-Unis ont attaqué le Panama, piégé l’Irak au Koweït, commencé à démanteler la Yougoslavie et soutenu les efforts militaires de la minorité tutsie (15 %) pour instaurer un régime d' »apartheid noir » au Rwanda, afin de mieux contrôler et piller les fabuleuses richesses de la nation martyre de la République démocratique du Congo (RDC-Congo).

Les espoirs de «dividendes de la paix du Sud se sont évanouis, tout comme un demi-siècle d’ordre mondial fondé sur la Charte des Nations unies, la Déclaration des droits de l’homme, la suprématie de la diplomatie sur la guerre et les conventions qui s’entremêlent dans l’architecture du droit international. Trudeau et Mulroney, avocats de profession, ont gardé le silence.

Le syndrome du Vietnam : les Globo-Cops des États-Unis le combattent

S’adressant à une session conjointe du Congrès sur la «crise du Golfe» le 11 septembre 1990 (alors que le Canada traversait la crise du golf d’Oka), le président américain George HW Bush père a déclaré : «De ces temps troublés, un nouvel ordre mondial peut émerger…, une nouvelle ère de prospérité et de paix». Il s’agissait d’un 11 septembre, sous Bush père. Un autre suivrait 11 ans plus tard, sous Bush fils.

L’Irak a insisté sur le fait qu’il était prêt à négocier et à se retirer, mais Bush père a catégoriquement refusé. Il était déterminé à faire la guerre, qu’il a déclarée le 23 février 1991 et qui s’est achevée le 28 février, après 100 heures de destruction et de massacre sur tout le spectre, y compris quelque 30 000 soldats irakiens, civils et familles de nombreuses nations, détruits sur l’«autoroute de la mort» alors qu’ils quittaient le Koweït APRÈS la fin de la guerre !

Le 28 février 1991, quelques heures seulement après la fin des combats, Bush père a célébré la victoire en proclamant : «Par Dieu, nous avons mis fin au syndrome du Viêt Nam une fois pour toutes». Il avait montré que les États-Unis, pas l’ONU ni personne d’autre, mais les États-Unis seuls, étaient aptes à jouer le rôle de «gendarme du monde».

C’est dans ce contexte objectif global et dans cet état d’esprit subjectif que j’ai décidé de participer à la «consultation» sur la politique étrangère d’André Ouellet au début de l’année 1994.

Ma table de 30 à 40 personnes participantes était présidée par Adrienne Clarkson – qui allait être nommée Gouverneur général par Jean Chrétien en 1999. Les participants disposaient de 2 à 3 minutes pour présenter leurs dossiers.

Cinq idées pour une nouvelle politique étrangère canadienne

J’ai commencé par souligner que j’étais moi aussi une minorité visible d’une personne à la table. Mais j’ai insisté sur le fait que j’étais «aussi canadien que Samuel de Champlain et sir John A Macdonald : un Canadien de la première génération». Cette déclaration liminaire a été accueillie par des sourires et des rires.

J’ai ensuite énuméré mes recommandations de base pour une nouvelle politique étrangère canadienne dans le monde de l’après-guerre froide :

  • Le Canada devrait abolir la monarchie et devenir une république.
  • Le Canada devrait abroger la loi coloniale et raciste sur les Indiens et, dans un esprit de respect mutuel et d’intérêt mutuellement bénéfique, réorienter les relations avec les Premières Nations sur la base des traités qu’elles ont signés avec la Couronne au cours de l’histoire coloniale du Canada.
  • Le Canada devrait sérieusement réintégrer le Québec dans la Constitution, d’une manière qui respecte pleinement l’identité et les intérêts du Québec au sein du système canadien, y compris la décolonisation des relations avec les Premières Nations.
  • Le Canada devrait se retirer de l’OTAN. (Cette idée a été accueillie par de forts grondements de désapprobation autour de la table).
  • Et le Canada devrait former un G5 ou un G6 avec les principales démocraties du Sud – comme l’Afrique du Sud (qui se dirigeait rapidement vers un régime à majorité noire), l’Inde, le Brésil, le Mexique, le Nigeria… en tant que nouveau cadre permanent pour une relance du dialogue Nord-Sud.
  • Bien avant les faits, cette dernière suggestion signifiait la rupture avec l’ordre unipolaire et l’adoption de la multipolarité !

30 ans plus tard, le Canada toujours vassal de l’empire

Près de trois décennies se sont écoulées depuis la réunion d’Ottawa de 1994. Et le Canada reste plus que jamais un État vassal du système États-Unis/Royaume-Uni/Union européenne/OTAN – désormais directement défié par l’Eurasie (OCS – Organisation de coopération de Shanghai) et le groupe des nations BRICS, flanqués de la nouvelle et dynamique CELAC (Caraïbes/Amérique du Sud), de l’Union africaine, de l’ANASE et de l’Asie de l’Ouest (ex-Moyen-Orient).

En effet, la « politique nationale » du Canada proclamée par les conservateurs et les libéraux depuis plus de deux siècles n’a jamais été « nationale » ; il s’agit en fait d’un ajustement permanent à la « règle du Conseil privé » impériale et coloniale du Royaume-Uni – d’abord contre les États-Unis, puis sous les États-Unis eux-mêmes.

Dans son livre de 2018 intitulé Left, Right, Marching to the Beat of Imperial Canada (Gauche, droite, au rythme du Canada impérial), Yves Engler a lucidement et lamentablement exposé comment la soi-disant gauche construite à partir de 1932 autour du CCF, du SDP et du NPD sur une base syndicale et travailliste, reste l’otage du «système structurel impérialiste» du Canada. Thomas Mulcair a même supprimé le mot «socialiste» de la constitution du NPD !

L’«ambiguïté calibrée» de l’«insurrection» constitutionnelle timide de Pierre Trudeau apparaît clairement dans le contexte de la réalité structurelle impériale. Sir John A., qui prônait un «Canada aryen», a déclaré : «Je suis né sujet britannique ; je mourrai sujet britannique». Trudeau a donné l’impression de ne pas être d’accord, mais il n’a jamais osé le dire.

Le Canada, parangon d’un colonialisme réussi

Fin 1996, Chrétien nomme Ron Boudria ministre de la Coopération internationale et de la Francophonie. Alors qu’il entame une tournée en Afrique, il me dit : «L’Afrique fait confiance au Canada parce que nous n’avons pas de passé colonial…» Je lui réponds qu’il devrait cesser de colporter ce mythe. Il était stupéfait. Je lui ai dit: «Le Canada est un modèle de colonialisme réussi. Si ce n’était pas le cas, vous et moi parlerions mohawk ou inuktitut, et non anglais ou français !» Son visage s’est illuminé et il m’a dit : «Vous n’avez pas tort».

Le décalage entre les revendications de «politique étrangère non coloniale» du Canada et la réalité du Canada qui marche au pas avec le G7, l’OTAN et les États-Unis ne peut être imputé qu’au fait que le Canada est un sujet du Royaume-Uni et un vassal des États-Unis. La politique étrangère et la politique intérieure forment un tout organique. C’est pourquoi j’ai suggéré en 1994 que le Canada mette d’abord de l’ordre dans ses affaires, avant de se tailler un rôle nouveau, créatif, original et significatif dans le monde.

Traduit de l’anglais de l’original sur le site de Alternatives International par Ronald Cameron