Venezuela : peut-imaginer une sortie de crise négociée ?
Entrevue avec Edgardo Lander, Barril, 1er mai 2019
Il y a trois mois, Juan Guaidó se proclamait président par intérim du Venezuela, mais le président de la République, Nicolás Maduro, est toujours au pouvoir. Pourquoi l’opposition de droite s’est-elle trompée ?
C’est ce qui se passe depuis la première victoire électorale de Chávez (1998). Dès le début de la révolution bolivarienne, les politiciens de droite ont pensé que la sortie de Chávez serait immédiate s’ils mobilisaient la population. Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé, parce que le pays avait changé. Dans les quartiers populaires, les gens jouent un autre rôle et Chavez a toujours réussi à sortir renforcé de tous les moments de crise. Cependant, il convient de noter que le gouvernement de Maduro n’a pas cette capacité et dispose à peine des ressources financières pour maintenir à flot les programmes sociaux. Donc, pour en revenir à la question, malgré tout cela, l’opposition ne reconnaît toujours pas la réalité du pays.
Dans quelle mesure ?
Le parcours de Guaidó, qui consiste à former un gouvernement de transition et à convoquer des élections générales, repose sur l’hypothèse qu’il est possible de vaincre inconditionnellement Maduro, mais cela ne se produira pas. Lorsque Guaidó a soulevé la question de l’entrée de la présumée aide humanitaire depuis la Colombie le 23 février, il a pensé, tout comme l’administration états-unienne, que ce serait le début de la fin pour le gouvernement de Maduro. Ils ont monté un grand spectacle avec un concert. Des présidents sont arrivés pour y assister. Mais rien de ce qu’ils pensaient qu’il allait se passer n’est arrivé.
Pourquoi Maduro se maintient-il au pouvoir malgré une crise économique aussi profonde ?
Le gouvernement contrôle la quasi-totalité de l’appareil d’État. Il bénéficie du soutien des forces armées, même si l’on ne sait jamais avec certitude quelle est la situation en son sein. En outre, il existe des groupes armés progouvernementaux, les colectivos. Et puis le gouvernement continue de bénéficier du soutien d’une partie de la population qui, bien qu’il ait diminué, garde un niveau élevé de militantisme et de loyauté.
Comment expliquez-vous que le gouvernement bénéficie toujours de l’appui de cette partie de la population ?
Pour cela, un peu d’histoire est nécessaire. Au cours de la première décennie des gouvernements Chávez, les conditions de vie se sont considérablement améliorées. L’accès à l’alimentation, à la santé et à l’éducation était assuré. Et plus important encore : des changements politico-culturels se sont produits, avec un transfert de pouvoir à la population. Elle avait un sentiment de dignité. Elle se sentait en capacité d’influer sur son propre avenir et comme faisant partie d’un processus de transformation et non plus comme un groupe marginalisé qui, auparavant, n’était même pas présent dans le discours politique. Cela a contribué à construire cette forte loyauté qui est toujours présente, même si les gens vivent aujourd’hui dans de pires conditions qu’avant Chávez.
D’autre part, il existe tout un système de clientélisme et de contrôle politique : de nombreuses familles dépendent surtout des programmes gouvernementaux. Et il existe des mécanismes pour répertorier qui va aux manifestations chavistes et qui n’y va pas.
Est-ce que cela veut dire que c’est pour cela que les gens descendent dans la rue pour appuyer le gouvernement ? Sans les programmes gouvernementaux, comme l’aide alimentaire des CLAP, il y aurait une crise humanitaire.
Au niveau politique, cette dépendance permet au gouvernement de faire pression sur les opposants. Les gens sont prudents, surtout les travailleurs du secteur public. C’est pourquoi j’ai tout d’abord pris en compte la dimension politico-culturelle du chavisme. Sans cette grande fidélité, qui se nourrit des premières années du processus bolivarien, le contrôle clientéliste ne fonctionnerait pas du tout. Mais il y a un autre élément de stabilité : la crainte de perdre tous les droits acquis sous un gouvernement de droite.
En fait, les secteurs populaires n’auraient pas beaucoup d’intérêts à un changement de gouvernement. Que peut offrir Guaidó ?
La seule chose que Guaidó peut offrir, c’est la stabilisation économique. Pour les États-Unis, c’est une obsession de montrer au monde que, d’une part, le « socialisme » a échoué et, d’autre part, que la reprise est possible. Le simple fait de lever les sanctions et l’entrée des investissements pourrait avoir des effets économiques positifs à relativement court terme. Bien sûr, cela ne résout pas les problèmes économiques structurels du Venezuela et l’objectif principal ne serait pas d’améliorer les conditions de vie de la majorité de la population. Mais avec le gouvernement de Maduro, il n’y a aucune chance que ces conditions de vie s’améliorent.
Récemment encore, l’opposition de droite était divisée, combien de temps cette nouvelle unité peut-elle durer, compte tenu du fait que les opposants n’atteignent pas leurs objectifs ?
Déjà à l’époque de Chávez, il y avait un secteur très radical de l’opposition qui voulait sa sortie immédiate, tandis qu’un autre disait qu’il était nécessaire d’organiser et de participer aux élections. A partir de 2006, cette stratégie de la voie électorale a marqué des points. Au milieu de l’année 2017, l’opposition n’a pas réussi à empêcher l’élection de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et s’est de nouveau divisée. Le fait qu’il y a un an, une minorité de l’opposition ait participé à l’élection présidentielle et que la majorité l’ait boycottée représente une défaite absolue. Quand Guaidó est devenu président de l’Assemblée nationale en janvier 2019, il l’a fait sur base d’une autre stratégie.
Avec quel projet ?
Il repose avant tout sur l’ingérence extérieure des pays du groupe dit de Lima et des États-Unis, qui cherchent à provoquer un changement de régime, une opérations au sein de laquelle Guaidó n’est qu’une pièce. Il est sorti presque de nulle part, il n’était pas très connu en dehors de son parti, Voluntad Popular, qui représente un secteur radical de l’opposition. De nombreux politiciens des partis d’opposition ont été surpris par l’auto-proclamation de Guaidó alors que Trump le savait, et il l’a reconnu après dix minutes. Il a ensuite été suivi par une cinquantaine de pays, de sorte que le reste de l’opposition a décidé d’attendre et, dans un premier temps, de ne pas critiquer Guaidó. Mais au sommet de sa popularité, Lilian Tintori a déclaré que son mari, Leopoldo Lopez [mentor de Juan Guaidó, ndlr], devait être candidat à la présidence.
Après le 23 février [la tentative de faire entrer de l’aide humanitaire, ndlr], ils se sont progressivement rendus compte que le changement de gouvernement promis et rapide n’allait pas se produire, et des voix critiques autour de la stratégie de Guaidó se sont élevées dans l’opposition. Dans ce contexte, l’option d’une invasion militaire américaine perd en force.
Quels sont donc les scénarios possibles dans cette lutte pour le pouvoir ?
Nous sommes confrontés à une situation extrêmement risquée. La crise a des dimensions internes comme l’effondrement économique et le caractère plus en plus autoritaire du gouvernement, mais elle a aussi une dimension géopolitique qui accentue le conflit. Les deux parties se livrent à une politique de tout ou rien qui consiste à chercher l’extermination de l’autre. Et cela ne peut se faire que par des moyens violents. Il n’y a pas de conditions pour envisager la reddition de l’une des parties. Dans cette situation, il y a deux options : soit une escalade violente, soit un accord politique.
La gauche critique propose en premier lieu un référendum pour sortir de la crise politique. En quoi cela consiste ?
Nous avons besoin de mécanismes pour une solution démocratique, pacifique, électorale et constitutionnelle. C’est pourquoi nous devons avoir des règles du jeu communes, et celles-ci ne peuvent être trouvées que dans le rétablissement de la Constitution. C’est le seul cadre auquel les deux parties se réfèrent fréquemment, bien que la droite l’ait décrit comme chaviste et communiste, et ait voulu l’abroger en 2002 et 2003.
Un référendum consultatif est un mécanisme constitutionnel pour sortir de l’impasse politique. La seule question serait : êtes-vous d’accord avec la relégitimation de tous les pouvoirs publics nationaux ? Par rapport à des élections générales, un référendum pourrait être organisé dans un délai d’un mois, la seule condition serait un accord minimum sur un nouveau Conseil électoral national provisoire (CNE) [actuellement considéré comme soumis aux désidératas du gouvernement, ndlr]. De cette manière, ce serait la population qui, par référendum, déciderait de la marche à suivre, alors que l’opposition exige d’abord le départ de Maduro pour que des élections soient organisées ensuite.
Mais qui devrait imposer un référendum ?
Conformément à la Constitution, un référendum de ce type peut être organisé sur convocation du Président de la République, de l’Assemblée nationale ou de 10% du registre électoral, via une collecte de signatures. Actuellement, la collecte de deux millions de signatures n’est pas réaliste et il n’y a aucune garantie que le CNE reconnaisse formellement les signatures ou que la Cour suprême autorise le référendum. Si un camp le convoque – le président de la République ou l’Assemblée nationale [contrôlée par l’opposition, ndlr] – l’autre le boycottera. C’est pourquoi un accord politique est nécessaire.
Il semble que les deux parties vivent chacune dans des mondes parallèles. Si l’on parle des causes de la crise, des pannes d’électricité ou de la légitimité des institutions, le gouvernement et l’opposition de droite ont une vision fondamentalement différente : comment arriver à un accord ?
Il est vrai que les deux parties croient en leurs propres vérités. Il est difficile de se mettre à la place de l’autre, de comprendre pourquoi on agit comme on agit. De plus, pour différentes raisons, ils ont tous les deux une profonde méfiance à l’égard du dialogue. Pour le gouvernement, c’est un instrument de l’impérialisme américain qui veut envahir militairement le pays, alors que l’opposition de droite ne croit pas à la bonne volonté du gouvernement de dialoguer.
Premièrement, les deux camps doivent reconnaître qu’ils ne peuvent pas vaincre inconditionnellement l’autre et que la situation ne peut continuer ainsi. Au sein de l’opposition, la stratégie de Guaidó fait déjà l’objet de critiques. Et le gouvernement doit comprendre que la majorité de la population veut du changement, que le pays et tous les services publics s’effondrent et qu’il n’y a aucune possibilité pour le gouvernement de résoudre les problèmes économiques. À cause de l’effondrement de l’économie, le gouvernement ne peut se maintenir éternellement.
Mais, au niveau international, au-delà du Mexique et de l’Uruguay, il n’y a pas beaucoup d’acteurs qui favorisent une solution négociée.
Il est vrai que la plupart des pays ne peuvent pas jouer le rôle de médiateur, puisqu’ils soutiennent l’un ou l’autre camp. Nous disposons d’informations provenant de sources proches du Secrétaire général des Nations Unies sur la prudence avec laquelle l’ONU évalue la possibilité de jouer un rôle de médiatrice. Il se peut qu’à moment donné, ce soit la dernière carte à jouer pour une solution négociée.
La Plateforme citoyenne de défense de la Constitution, dont tu es membre, a rencontré Guaidó début février pour présenter sa proposition de référendum. Évidemment, il ne l’a pas acceptée, mais il a essayé d’utiliser la photo de cette rencontre avec des chavistes critiques à des fins politiques : était-ce une bonne idée de le rencontrer dans ces circonstances ?
Pour nous, la raison de cette réunion était la grave menace de guerre. Notre objectif est de faire ce qui est nécessaire pour l’éviter. Nous avons donc décidé que, dans cette situation polarisée et conflictuelle, il était nécessaire de parler aux chefs des pouvoirs publics en conflit : Guaidó, comme président de l’Assemblée nationale, et Maduro, comme président de la République. Nous savions que tout a un coût politique, mais nous avons pris la décision politique la plus propice pour éviter une escalade.
De quoi avez-vous parlé avec Guaidó ?
Nous lui avons dit que sa politique de gouvernement parallèle, l’exigence d’une sortie immédiate de Maduro et l’appel à une invasion étrangère conduisaient le pays au désastre et qu’il porte une très lourde responsabilité dans cette affaire. Guaidó nous a accueillis les bras ouverts, nous a écoutés, a pris des notes et n’a pas changé sa position, même d’un millimètre. Nous avons aussi écrit une lettre à Maduro, dans laquelle nous avons soulignés l’indispensable nécessité de maintenir un dialogue, en demandant une rencontre. Nous sommes allés à Miraflores (le palais présidentiel) pendant trois jours d’affilée pour remettre la lettre, mais ils ont refusé de la recevoir.
Au sein de la gauche internationale, il y a encore des secteurs solidaires avec le gouvernement de Maduro. De quelle solidarité le Venezuela aurait-il besoin ?
Il y a toujours un dogmatisme qui continue de penser le monde en termes de Guerre froide, qui se divise en impérialistes et anti-impérialistes, qui sont nos amis quoi qu’ils fassent. La gauche fait les mêmes erreurs qu’à l’époque, quand elle mettait ses critiques en sourdine. Nous avons besoin de solidarité avec les peuples, pas avec les gouvernements ou les partis. Au Venezuela, nous espérons encore que les gens comprennent les dimensions de la crise mais ni la gauche ni la droite internationale n’offrent une véritable solidarité. Une gauche solidaire devrait miser sur la négociation politique et exiger la levée des sanctions et un véritable programme d’aide, non pas un programme de l’USAID visant à renverser le gouvernement, mais une aide de l’ONU.
Que reste-t-il du chavisme face aux résultats décevants du processus bolivarien ?
Il reste l’expérience de la mobilisation sociale des premières années. Mais plus Maduro restera longtemps au gouvernement, moins il restera de chavisme. C’est même l’idée d’une transformation socialiste en tant qu’alternative qui s’est affaiblie. Pour beaucoup de gens, même dans les secteurs populaires, le socialisme et une politique de gauche signifient aujourd’hui autoritarisme, corruption, inefficacité et privilèges pour quelques-uns. Les dégâts pour la gauche sont énormes. Le Venezuela est la première expérience de transformation étatico-socialiste du XXIe siècle. Et si le socialisme c’est cela, ce sera la dernière.