Yémen : atroce bilan d’une guerre sans fin

Mohamed Al-Mekhlafi/Human Rights Watch, 25 mars 2019

Pour comprendre ce qui se passe au Yémen, il faut commencer avec quelques chiffres : plus de 60 000 personnes ont été tuées par des actions directement liées à la guerre dans tout le pays, la plupart d’entre elles par des frappes aériennes de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Des milliers d’autres sont morts de maladies liées à la malnutrition, dont plus de 85 000 enfants de moins de cinq ans. Plus de 20 millions de Yéménites sont en situation d’« insécurité alimentaire », euphémisme pour désigner l’état de faim chronique, et 15 millions d’entre eux sont sur le point de mourir de faim. En 2017, plus d’un million de cas de choléra ont été enregistrés, contre « seulement » 380 000 cas en 2018. Des millions de personnes sont sans revenus, des milliers sont en exil dans la région.

Lancée en fanfare le 26 mars 2015 et destinée à durer quelques semaines, voire quelques jours, l’offensive « Tempête décisive » menée par les Saoudiens a été suivie par d’autres aux noms tout aussi inappropriés. À entendre la rhétorique actuelle, il s’agit seulement d’un élément dans la lutte régionale anti-iranienne. Il convient toutefois de se rappeler que la guerre a été officiellement lancée pour réinstaller au pouvoir le président Abd Rabbo Mansour Hadi qui avait perdu la capitale Sanaa, conquise par l’alliance de l’époque entre les houthistes et l’ancien président Ali Abdallah Saleh.

IMPASSE PERSISTANTE

La coalition a « libéré » environ les deux tiers du pays, abritant un tiers de sa population, mais l’emploi du terme « libéré » est discutable, car les houthistes n’ont jamais mis les pieds dans ces régions. Un exemple : en 2015, la bataille d’Aden a eu lieu entre les forces de Saleh et des forces sudistes, et elle a été gagnée grâce à des troupes terrestres dirigées par les Émirats arabes unis (EAU) comprenant des troupes de diverses nationalités. La région de Mareb, où la résistance à la coalition venait des forces de Saleh est maintenant le bastion d’un ancien allié de Saleh, le vice-président Ali Mohsen.

Depuis l’automne 2015, l’impasse militaire globale n’a été résolue de manière notable que dans la plaine de Tihama, le long de la côte de la mer Rouge, où la coalition a atteint Mokha en 2017, mais n’a réalisé aucun progrès significatif vers Hodeïda avant 2018. Puis le neveu de Saleh, Tarek, a amené des forces bien entraînées pour soutenir la coalition, atteignant la périphérie d’Hodeïda, aujourd’hui le front militaire le plus médiatisé. Ailleurs, l’impasse persiste largement. Plus récemment, la coalition n’a pas saisi l’occasion offerte par un conflit entre les tribus Hajour et les houthistes pour effectuer une percée majeure, ce qui soulève de sérieuses questions sur sa stratégie et ses intentions réelles.

Après deux séries de négociations infructueuses soutenues par l’ONU en 2015 et 2016, il a fallu 27 mois et l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi par des agents de son gouvernement pour que la pression internationale sur le régime saoudien aboutisse à des négociations, menées en Suède en décembre 2018. Le manque de préparation était évident dans les textes adoptés, et s’est depuis confirmé avec l’effondrement progressif de l’élément principal des pourparlers, le cessez-le-feu de Hodeïda. Il devait empêcher une offensive cataclysmique de la coalition sur la ville et le port, et assurer le retrait des forces des deux parties pour permettre l’importation de nourriture et de combustibles, nécessaires pour sauver des millions de vies. Même l’accord sur l’échange de prisonniers ne se concrétise pas.

UNE DÉSINTÉGRATION EN VOIE D’ACHÈVEMENT

Le pays est divisé entre les zones « libérées » et les zones contrôlées par les rebelles houthistes. Là où il règne, le mouvement houthiste exerce une emprise de fer quasi exclusive sur les populations et les ressources, notamment depuis que les houthistes ont tué leur ancien allié, l’ex-président Saleh, en décembre 2017. La situation se présente différemment dans les zones « libérées » où le gouvernement internationalement reconnu du président Hadi est remarquable par son absence : le seul pouvoir existant est celui de potentats locaux qui gouvernent des zones plus ou moins étendues, avec un engagement plus ou moins grand dans le bien-être de leurs populations. Avant la guerre, le pays courait un grand risque de désintégration interne. Il a maintenant atteint un niveau de fragmentation qu’il sera extrêmement difficile de réparer.

Dans les gouvernorats du sud et de l’est, la sécurité est assurée dans une certaine mesure par des milices armées composées principalement d’éléments extrémistes salafistes recrutés, entraînés et financés par les EAU, sous le nom de « Élite » ou « Ceintures de sécurité ». Elles mettent en œuvre le programme anti-Islah1 des EAU sous couvert de combattre Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), mais certaines de ces milices ont aussi été impliquées ailleurs dans des offensives anti-houthistes. Les EAU soutiennent également le Conseil de transition du Sud, l’une des nombreuses factions séparatistes sudistes. Les EAU ont engagé des sociétés de relations publiques pour organiser des visites des dirigeants du Conseil dans diverses capitales occidentales où, sans se soucier de la volonté populaire, ils font la promotion de l’indépendance du sud, aggravant ainsi la désintégration du pays.

L’économie du Yémen, déjà faible en temps normal, s’est effondrée : en 2013, 54 % de la population était en dessous du seuil de pauvreté ; le chiffre est aujourd’hui de plus de 80 %. Les mécanismes de survie des ménages ont radicalement changé : avant la guerre, la population rurale (70 % des Yéménites) vivait de l’agriculture et de l’élevage, complétant ses revenus par des emplois précaires dans les villes, ainsi que par les transferts d’argent du million de personnes environ qui gagnent leur vie en Arabie saoudite et au-delà. Des millions d’autres, ruraux et urbains, dépendaient des salaires de l’État, pourtant insuffisants pour survivre, tandis que d’autres étaient employés dans le secteur privé, industriel et commercial.

La nouvelle économie de guerre a une base entièrement différente : la plupart des revenus sont liés à la guerre. Ils proviennent d’Arabie saoudite et des EAU, ainsi que de l’aide humanitaire internationale sous forme de versements en liquide de la Banque mondiale et d’autres organisations internationales, destinés aux plus démunis. La contrebande, les « droits de douane » et les « taxes » sur les marchandises en transit sont monnaie courante dans tout le pays. Cela profite aux « seigneurs de la guerre » de tous bords. Pour les citoyens ordinaires, la source de revenus la plus fiable est la participation de jeunes hommes et d’adolescents à des unités militaires (houthistes, milices sudistes, armée officielle ou autre). Ce sont les seuls « emplois » qui assurent des salaires réguliers et permettent aux jeunes hommes de subvenir aux besoins de leur famille et d’acquérir pour eux-mêmes un statut social plus élevé. Bien entendu, cette situation perpétue le conflit.

Les femmes jouent aussi un rôle plus important. Elles participent à de nombreuses activités communautaires et politiques, en partie grâce à un meilleur accès à des organisations financées par les institutions internationales. Les femmes et les jeunes ont accru leur autorité au sein du ménage. Cependant, pour les femmes en particulier, cela a également accru leur vulnérabilité à la violence sexiste, tant à la maison qu’ailleurs.

« LA PIRE CRISE HUMANITAIRE DU MONDE »

Depuis des décennies, le Yémen importe 90 % de ses céréales de base. La situation humanitaire étant déjà extrêmement mauvaise avant la guerre, le conflit a apporté la catastrophe. Systématiquement décrite par l’ONU comme « la pire crise humanitaire du monde » depuis 2017, il n’y a aucun doute sur la gravité de la crise ni sur son aggravation, quelle que soit la fiabilité des chiffres fournis. Alors que la plupart des discussions se concentrent sur les contraintes à l’acheminement de l’aide humanitaire, la majorité des importations est fournie par le secteur privé, dont les difficultés sont encore plus grandes. Si l’ONU décrit aujourd’hui certains districts comme étant en situation de « catastrophe », la famine n’a pas été déclarée, pour diverses raisons. Notamment l’impact qu’elle aurait sur la réputation des institutions humanitaires de l’ONU au moment où cette dernière a levé près de 3 milliards de dollars US grâce à son appel humanitaire pour 2018, et où elle en demande 4,2 milliards en 2019.

La crise humanitaire est aussi une opportunité pour des dizaines d’organisations internationales non gouvernementales (OING) qui opèrent au Yémen : dans de nombreux cas, elles recueillent des sommes importantes seulement pour agir comme intermédiaires, sous-traitant à des organisations yéménites d’envergures diverses. Les États et les bailleurs de fonds internationaux justifient ces procédures par leur manque de confiance dans la compétence des institutions yéménites, une préoccupation qui devrait s’appliquer également aux OING.

ON « RECHERCHE LA PAIX » EN VENDANT DES ARMES

L’engagement direct officiel des États-Unis reste focalisé sur AQPA. Les frappes aériennes américaines ont assez bien réussi, tuant des dirigeants d’AQPA et réduisant considérablement ses activités, du moins à court terme. Le soutien des États-Unis à l’Arabie saoudite et aux EAU par la vente d’armes, l’assistance technique et l’aide aux services de renseignements est devenu un enjeu au sein du Congrès américain à la suite du meurtre de Jamal Khashoggi, qui a entraîné des questions sur la moralité de l’alliance États-Unis-Arabie saoudite. Cette remis en cause a permis au nouveau Congrès élu en novembre 2018 d’adopter des résolutions s’opposant à la guerre au Yémen, en utilisant pour la première fois dans l’histoire la Loi sur les pouvoirs de guerre de 1973. La guerre au Yémen fait désormais partie du débat politique interne américain entre le Congrès et l’administration Trump, mais il est peu probable que le soutien concret à la coalition soit interrompu.

Les différences entre les politiques de l’administration Trump et de l’administration Obama sont toutefois moins importantes que ce à quoi on pourrait s’attendre. Tous deux ont privilégié les relations étroites avec les régimes saoudien et émirati, au détriment du sort de millions de Yéménites. Une autre convergence partagée entre les stratégies américaines et saoudiennes (et israélienne, incidemment) est l’obsession de l’Iran, seule incarnation actuelle du mal depuis que l’administration Trump a retiré la Corée du Nord de cette position.

À l’exception de la dimension iranienne, on peut dire à peu près la même chose à propos du Royaume-Uni. Outre le soutien historique qu’il apporte aux riches États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), Londres est confrontée au problème supplémentaire des perspectives économiques post-Brexit, très imprévisibles, qui l’empêchent de prendre des initiatives qui risqueraient de compromettre de futurs investissements des pays du CCG. Cependant, en tant que « porte-plume »2 au Conseil de sécurité des Nations unies, le Royaume-Uni est activement impliqué, prétendant rechercher la paix tout en continuant, bien sûr, à vendre des armes pour des multiples du montant de son aide humanitaire et autre. La France poursuit une approche semblable. D’autres États européens, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, ont adopté une approche un peu différente de la crise au Yémen, et ont au moins réduit leurs ventes d’armes à l’Arabie saoudite, sinon aux Émirats arabes unis.

Indépendamment du soutien des gouvernements occidentaux à l’intervention, les opinions publiques de ces pays s’opposent de plus en plus à cette guerre en raison des centaines de victimes des frappes aériennes sur des sites civils (hôpitaux, marchés, mariages, funérailles) et des images quotidiennes d’enfants affamés dans les médias et sur les réseaux sociaux. Les ventes d’armes à l’Arabie saoudite sont un sujet de préoccupation majeur, ce qui nous amène à la coalition dirigée par les Saoudiens.

LES ÉMIRATS À L’ARRIÈRE-PLAN

La coalition est officiellement composée de neuf pays, mais l’Arabie saoudite et les EAU y sont les seuls décideurs. En la présentant comme « dirigée par les Saoudiens », les Émirats arabes unis se permettent de rester à l’arrière-plan et de mieux préserver leur réputation du désastre de la guerre en termes de relations publiques, qui va en s’aggravant. Et ce malgré leur implication dans la création de prisons secrètes et dans la torture de citoyens yéménites dans les zones sous son influence.

L’internationalisation de ce qui était une guerre civile a commencé à l’initiative de l’actuel prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman, deux mois à peine après sa nomination au portefeuille de ministre de la défense par son père, qui venait d’accéder au trône saoudien. Bien que la guerre entre maintenant dans sa cinquième année et que la perspective d’une victoire rapide soit oubliée depuis longtemps, la position de « MBS » n’est pas affaiblie. Au contraire, il contrôle désormais le royaume d’une main ferme, et il est le successeur désigné de son père. Seul l’assassinat de Khashoggi a entamé son image internationale de jeune réformateur, de « bouffée d’air frais », une perception que ne partagent pas les millions de Yéménites victimes des bombes de ses avions ou de sa politique anti-immigrés, sans parler des milliers de Saoudiens emprisonnés pour avoir remis sa sagesse en question, ou les centaines d’entre eux dont les biens ont été nationalisés de facto sous la contrainte.

Entre-temps, les Émirats arabes unis, qui pendant des années ont réussi à promouvoir l’image d’un régime permissif et bienveillant ont ajouté à leur arsenal juridique de nouvelles lois réprimant la liberté d’expression qui frisent le ridicule quand, par exemple, un malheureux supporter de football britannique est arrêté pour avoir porté un t-shirt célébrant une équipe participant à la Coupe de football asiatique à Abou Dhabi (et qui l’a d’ailleurs remportée) ; on ne lui avait probablement pas dit que toute manifestation de soutien au Qatar pourrait entraîner une condamnation à une longue peine de prison. En Arabie saoudite comme aux Émirats arabes unis, des lois de plus en plus répressives risquent de persister au-delà de la guerre au Yémen.

LA PAIX N’EST PAS POUR DEMAIN

Il est malheureusement assez probable que, dans un an, nous publierons un nouvel article sans autre changement significatif que l’augmentation du nombre de morts et de destructions. Le démantèlement actuel de l’accord de Stockholm de décembre 2018 démontre qu’aucun des décideurs impliqués dans les combats n’est prêt à mettre un terme aux souffrances de millions de Yéménites. L’accent mis par l’ONU sur Hodeïda, même s’il est justifié par la catastrophe humanitaire, n’empêchera probablement pas la coalition de reprendre son offensive militaire sur place, et il détourne l’attention d’autres aspects de la dynamique politique du Yémen, qui pourraient offrir de meilleures pistes pour au moins réduire les combats. Alors que l’impact de l’assassinat de Khashoggi s’estompe, les pressions de l’administration américaine sur le régime saoudien pour mettre fin à son intervention au Yémen vont s’atténuer, et les EAU vont poursuivre leur stratégie, qui aggrave la désintégration du pays. Pendant ce temps, des millions de Yéménites entrent dans une cinquième année de souffrances, de faim, de maladie, de famine, de combats au sol et de bombardements aériens, et la communauté internationale regarde.

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