Bolivie : Evo Morales victime de ses contradictions

FRANÇOIS BOUGON, Médiapart, 12 novembre 2019

Entre 2003 et 2005, la Bolivie avait connu une période d’instabilité et d’ingouvernabilité. Puis Evo Morales, le premier président autochtone, a imposé son pouvoir pendant près de treize ans, répartissant les fruits de la croissance parmi les plus défavorisés. L’annonce de sa victoire dès le premier tour fin octobre pour un quatrième mandat a déclenché une mobilisation de l’opposition, qui a abouti à la démission d’Evo Morales samedi dernier. Ce dernier a dénoncé un « coup d’État civique ». Décryptage de la situation avec la géographe spécialiste de la Bolivie Laetitia Perrier-Bruslé, maîtresse de conférences en géographie à l’université de Lorraine.

Comment expliquer que la Bolivie replonge de nouveau dans une instabilité qu’elle n’avait pas connue depuis le début des années 2000, alors même qu’on avait l’impression que le président Evo Morales pouvait être réélu pour un quatrième mandat ?

Laetitia Perrier-Bruslé : Evo Morales avait en effet conforté son autorité, en noyautant certains organismes d’État, en particulier ceux qui étaient en mesure d’assurer sa réélection, que ce soit le Tribunal suprême électoral ou le Tribunal constitutionnel, qui, de manière très surprenante, lui avaient donné raison après le référendum de 2016 [une majorité de Boliviens s’était opposée à un nouveau mandat d’Evo Morales – ndlr]. Le grain de sable a été, pour lui, la police. Ce n’est pas la première fois que cette dernière lâche un gouvernement en Bolivie. Elle est le maillon faible des forces de sécurité, car elle est mal payée et proche du peuple. Les policiers ne sont pas tenus de changer en permanence d’affectation, contrairement aux militaires. Tout a basculé il y a deux, trois jours, lorsqu’on a assisté à des mutineries de policiers. 

Pourquoi Evo Morales a-t-il perdu le soutien d’une partie des peuples autochtones ?

Les premières failles sont apparues en 2011 à l’occasion du conflit du Tipnis. Au nom de l’intégration territoriale nationale et d’une politique de développement et d’extraction des ressources naturelles, Evo Morales a décidé de construire une route qui devait traverser un parc naturel. C’était un des quatre premiers territoires attribués aux autochtones en 1990. Une fracture s’est produite alors avec les autochtones des « basses terres », ceux des régions amazoniennes, qui sont passés dans l’opposition. Ils ont jugé que sa politique n’était plus « indigéniste », mais tournée en priorité vers le développement économique, l’extraction des ressources et la mise en valeur des terres. Ce fut un moment révélateur, car on a vu l’armée intervenir pour empêcher des marches d’autochtones. Le gouvernement était pourtant censé être un gouvernement « indigéniste » et environnementaliste. Certains membres en sont d’ailleurs partis, car ils ne se reconnaissaient plus dans cette politique. 

Evo Morales a-t-il fini par tomber en raison de ses propres contradictions et en perdant une partie de ses soutiens ?

En effet, il est victime de ses contradictions, mais aussi, paradoxalement, de son succès. Les chiffres témoignent de l’embellie économique qu’a connue la Bolivie. La part des pauvres a fortement diminué, le PNB a été multiplié par près de quatre. Cette embellie a eu pour conséquence de faire surgir une classe moyenne qui n’existait pas dans le pays. Quelque 66 % des Boliviens s’autodéfinissent désormais comme y appartenant. Ce sont des gens qui ont un petit capital et ils n’adhèrent pas au projet d’Evo Morales, qui s’inscrit dans une logique marxiste et dont l’horizon est le post-capitalisme. Il fait maintenant face à des gens plus éduqués et plus critiques, qui ne se reconnaissent pas, ou difficilement, dans un programme populiste.

On ne peut donc pas opposer des Boliviens métis des villes à des Boliviens autochtones des campagnes ?

Evo Morales l’a reconnu en 2010 : il a affirmé qu’il n’était pas un président « indigéniste » mais un président « paysan ». De fait, il a toujours défendu le mouvement paysan, les « campesinos », plutôt que le mouvement indigéniste. S’il se trouve que ces paysans sont souvent autochtones, ils se définissent d’abord comme paysans, parce qu’ils militent pour avoir plus d’accès à la terre et que l’État accède à leurs revendications. Le parcours d’Evo Morales en témoigne : il est un autochtone de l’Altiplano, né dans les Andes, mais avec ses parents il est parti très tôt dans le Chaparé, les piémonts tropicaux, pour cultiver la coca. C’est un autochtone des Andes qui est devenu un colonisateur sous les tropiques. Il a occupé des terres, puis s’est formé et a fait son éducation politique en devenant syndicaliste défendant les « cocaleros » (les producteurs de coca). Sa vision du monde et de ce que doit devenir la Bolivie est influencée par cette biographie de « cocalero » qui s’est battu pour la terre. 

Pourtant, dans la constitution de 2009, on avait bien intégré des éléments indigénistes ?

Oui, mais les Boliviens sont les rois de la synthèse et du consensus, même si aujourd’hui cela ne se voit pas trop, puisque tout le monde est dans la rue pour se battre. Cette constitution a été rédigée en un an à l’issue d’un processus complexe pour tenter d’intégrer des projets politiques très différents, celui des autonomistes de la région tropicale de Santa Cruz [lieu de l’agro-business], celui des autochtones en termes de reconnaissance des terres… Ce consensus, on l’a vu aussi dans l’introduction d’une catégorie mixte de « paysans originaires indigènes ». Evo Morales l’avait décidé, considérant que la fusion du mouvement paysan qui s’enracine dans le syndicalisme et du mouvement indigène qui s’enracine dans la lutte pour les droits autochtones était possible. Mais à partir de 2010, cette fiction n’a plus fonctionné.

Evo Morales reste cependant très populaire, que peut-il se passer ?

Même sans fraude électorale, il serait arrivé en tête. Il dispose d’une base électorale forte, qui se trouve dans les milieux populaires et les campagnes. Ce qu’on voit à La Paz, à El Alto, depuis quelques jours, c’est une minorité agissante pro-Morales qui est en train de semer le chaos ; ce sont des milices parfois armées. En face, on a également des milices d’opposants, composées de militants de la Conade (Comité national de défense de la démocratie), du comité pro-Santa Cruz, des autonomistes.

L’armée conserve-t-elle un rôle politique ?

Jusqu’à présent, elle ne l’avait pas. Tout le monde se demande ce que va faire le commandant en chef de l’armée bolivienne, le général Williams Kaliman. Peut-être va-t-il prendre le pouvoir qui est en déshérence ? Toute cette stratégie du chaos menée par des partisans d’Evo Morales peut servir le retour de l’armée. Même si elle a demandé à Evo Morales de démissionner, elle est néanmoins proche de ses positions et dans le climat d’incertitude totale, elle peut se présenter en recours. La lettre de démission d’Evo Morales, personne ne l’a vue, on ne sait pas où il se trouve, il était censé être au pouvoir jusqu’au 22 janvier, et tous ceux qui, selon la constitution, pouvaient le remplacer ont démissionné.

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