Catalogne : la république libre

Xavier Espinet et Mariana Sanchez 0, Entre les lignes et entre les mots, 22 octobre 2019

Dans la vie des sociétés, il y a des événements dont la portée laisse entrevoir, sinon un nouvel horizon, tout au moins une altération profonde des imaginaires, des mémoires, des consciences. Des événements qui, une fois leurs premiers feux éteints, laissent couver dans le souvenir la certitude d’avoir été, pleinement et avec les autres, protagoniste d’une histoire singulière. Des événements qui débordent et, échappant aux leviers étriqués de la politique institutionnelle, actualisent une puissance aussi enfouie que déterminée. Des événements qui soudent, et dont l’éclat nous libère de l’individualisme mesquin qui gangrène nos sociétés. Des événements, enfin, où les mots « ensemble » et « fraternité » semblent reprendre tout leur sens.

Le 1er octobre 2017, jour du référendum d’autodétermination de la Catalogne, fait partie de ces événements-là, tout comme les jours qui l’ont précédé et ceux qui l’ont suivi. Tous les témoignages – journalistes, leaders politiques et associatifs, observateurs internationaux ou simples citoyens – s’accordent sur le caractère exceptionnel de cet épisode. Et, à en juger par leur grande peur, il y a fort à parier que même les plus redoutables adversaires de cette consultation, commanditant sa répression à coups de matraque et de LBD, conviendraient volontiers d’une des facettes de l’« automne catalan » : celle d’avoir offert une leçon, aussi fulgurante qu’inédite, d’apoderament popular au cœur de l’Europe occidentale.

Quiconque a pu assister à l’effervescence de la rue catalane dès la fin du mois de septembre 2017, pourrait avancer aisément quelques exemples que cette notion, apoderament popular, recouvre : des manifestations aussi massives que pacifiques se déroulant partout dans le pays, en protestation contre les perquisitions, arrestations et provocations policières ; une impressionnante logistique référendaire (urnes, bulletins, recensement, etc.) assurée par une vaste auto-organisation populaire déjouant la surveillance des services de renseignement ; un mouvement intergénérationnel et interclassiste, uni pour l’occasion sous la bannière du droit à décider, renouant avec les anciennes complicités de l’entraide et s’essayant aux pratiques de la désobéissance civile ; une population décidée à défendre son droit de vote et résistant, mains en l’air ou assise par terre, aux charges aveugles d’un corps expéditionnaire de police devenu une véritable armée d’occupation ; des grèves massivement suivies et paralysant la vie économique du pays, malgré les menaces du roi, celles du gouvernement espagnol ou des grandes banques et entreprises. Enfin, et surtout, une atmosphère très particulière, celle de l’espoir, celle qui doit régner partout et à chaque instant lorsque l’on redécouvre des liens, l’action collective et qu’une nouvelle forme d’habiter et de se réapproprier la cité devient, soudainement, possible.

Ce référendum d’autodétermination demeure, jusqu’à présent, l’apogée du processus indépendantiste catalan, commencé sept ans auparavant avec le torpillage, en 2010, par les juges espagnols de la Cour constitutionnelle, du statut d’autonomie catalan de 2006, pourtant jadis adopté par les Cortès et plébiscité par référendum par le peuple catalan. Des années durant, et aujourd’hui encore, l’indépendantisme catalan a remis au centre du débat politique la question nationale catalane où la France a toujours joué un rôle historiquement décisif en tant que puissance géopolitique la plus proche.

Ce livre, à travers les contributions d’acteurs et de chercheurs aux premières loges des événements, aborde les nombreuses questions que le mouvement indépendantiste catalan a pu soulever, et soulève encore, des deux côtés des Pyrénées. En ce sens, il retrace aussi bien les origines historiques que les causes récentes de l’indépendantisme, il explique sa place au sein de la société catalane et en démontre le lien indissociable de la lutte plus globale – livrée sous des formes et sous des latitudes bien diverses – pour la récupération des souverainetés populaires.

Car s’il y a une chose que ce livre souhaite illustrer, c’est la volonté de l’indépendantisme catalan de résoudre une vieille querelle nationale par le haut, c’est-à-dire, en la doublant d’un projet d’émancipation radicalement démocratique, où le droit à l’autodétermination est pris dans le sens le plus large possible et où la libre expression de la volonté populaire – avec son goût naturel et immodéré pour les référendums – s’oppose aux raisons d’État. Cette volonté remet en question aujourd’hui tous les renoncements, compromissions et verrous légués par l’Espagne monarchique issue de la « transition démocratique » ; rendez-vous historique doublement manqué pour l’Espagne et avec sa tradition républicaine et avec la pluralité des peuples qui la composent.

Car, comme l’étayent plusieurs contributions de ce livre, l’indépendantisme catalan, malgré sa naturelle diversité, repose généralement sur une base résolument républicaine, embrasse le volontarisme politique du contrat social et s’oppose aux conceptions qui font d’une communauté nationale une sorte d’absolu, d’essence inaltérable traversant les siècles et assignant, à jamais, les populations à résidence. En ce sens, et de par sa trajectoire historique, ayant fait largement les frais des politiques identitaires d’État, le mouvement populaire qui affirme la condition nationale de la Catalogne métisse d’aujourd’hui, ainsi que son droit inaliénable à l’autodétermination, nous parvient largement vacciné contre toute dérive autoritaire ou identitaire.

Aussi, dans notre Europe frileuse, morne plaine où fleurissent la peur, le rejet et les extrêmes droites, l’indépendantisme catalan, internationaliste et ouvert à cette Méditerranée de tous les naufrages, offre un contraste salutaire qui devrait, selon nous, susciter l’intérêt des forces progressistes du continent ; d’autant plus que ce mouvement porte, pour certains de ses acteurs et de ses développements, la quête d’un projet de société alternatif. Aux lecteurs, cependant, de se faire leur propre idée.

Cela dit, la question catalane, malgré les efforts diplomatiques pour la cantonner à une affaire purement domestique, a toujours été et demeure une question européenne ; et aujourd’hui plus que jamais, car elle est le symptôme d’une crise profonde de gouvernance au sein de nos démocraties. Comment répondre, en effet, à la volonté populaire sans la bâillonner, sans incarcérer ses porte-parole, sans instrumentaliser le droit pour la combattre politiquement ? C’est bien pour cela que la question catalane devrait interpeller tous les démocrates sincères du continent, et ce en dehors de leurs positionnements particuliers sur l’indépendance de la Catalogne. Car détourner le regard de ce qui se passe actuellement en Catalogne est non seulement rendre un très mauvais service à la présente qualité de nos démocraties, c’est aussi en admettre la dégradation et en compromettre l’avenir.

Par ailleurs, les contributions et les entretiens de ce livre dressent aussi un premier bilan, tout provisoire qu’il soit, de cette première phase du processus indépendantiste qui s’est soldée par l’incarcération ou l’exil de ses principaux leaders. Deux ans après le référendum d’autodétermination, et en attendant la sentence qui réglera le sort des indépendantistes emprisonnés, on s’interroge aussi bien sur les forces et les faiblesses du mouvement que sur ses possibles suites, une fois encaissés les coups de la répression espagnole et alors que les forces indépendantistes peinent à développer une réflexion et une feuille de route cohérentes et unitaires.

Enfin, un mot sur la réception de la « crise catalane » en France. Il aura fallu, hélas, que les images de la violence policière espagnole fassent le tour du monde pour que la France, ses médias, son public, s’intéressent au « conflit catalan » qui, le plus souvent, et pour le plus grand désarroi de beaucoup, était présenté comme une histoire d’enfants gâtés doublés d’imbéciles heureux nés quelque part. On a pu ainsi rapprocher la Catalogne de la Grande-Bretagne du Brexit, des États-Unis de Trump ou de l’Italie de la Lega, dans une sorte d’amicale internationale du populisme. Le « mouvement de repli », les « tristes passions » et la « menace séparatiste » – voire la « maladie séparatiste » – constituaient alors autant d’éléments de langage au service d’une séquence ­enchaînant, généralement, le complot des élites régionales, l’endoctrinement des masses crédules, l’entêtement linguistique, la sédition et, fatalement, le hold-up ibérique. Il est vrai que ces analyses étaient et demeurent, le plus souvent, le produit des rythmes médiatiques, nullement propices, malheureusement, à un traitement approfondi et nuancé des événements. De ce fait, elles se bornaient à reproduire et, par là même, conforter une certaine vision propre à la culture politique française. Sur ce dernier point, pourtant, la manœuvre de certains analystes était autrement plus réfléchie ; il s’agissait, et il s’agit encore, de réduire un mouvement citoyen d’émancipation à d’obscures agitations, afin de lui interdire toute éventuelle sympathie. Il s’agissait, et il s’agit encore, en somme, d’en évacuer le politique ou, si l’on préfère, de travestir ce purement politique en pathologie sociale.

Qu’il nous soit pourtant permis de ne pas abandonner le politique à ceux qui tâchent de le dénaturer pour ôter à la démocratie sa vraie substance. Qu’il nous soit permis de revenir au politique, maintenant, et avec ce livre que nous avons le plaisir de vous présenter et qui prétend contribuer, modestement et sans faux-semblants, à rouvrir un débat loyal et démocratique autour de la question catalane.

Aussi, nous souhaiterions remercier vivement toutes les personnes ayant rendu possible cet ouvrage que nous dédions, naturellement, aux plus de mille blessés victimes de la répression politique, à tous ceux qui ont œuvré pour la résolution démocratique de ce conflit – au prix, bien souvent, de leur liberté – et, enfin et surtout, à ces anciens qui, ayant déjà enduré dans leur jeunesse l’indignité du franquisme, ont dû à nouveau encaisser les coups que leur destinait, cet automne 2017, un État prétendument démocratique.

Xavier Espinet et Mariana Sanchez (coordination) : Catalogne. La république libre. An 01, Editions Syllepse, Paris 2019, 344 pages.

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