États-Unis : où le trumpisme nous mène-t-il ?

Richard Falk, Chronique de Palestine, 5 septembre 2020

 

Au plus fort de la Guerre Froide alors qu’il était considéré déloyal et compromettant de manifester de l’intérêt pour le marxisme ou des sympathies pour l’idéologie soviétique, quelqu’un sur la base militaire états-unienne à Frankfort a distribué aux soldats qui y étaient stationnés une version manuscrite du Bill of Rights/Déclaration des Droits, soit les dix premiers amendements de la Constitution états-unienne, sous forme de pétition.

 

Très peu des soldats sollicités étaient prêts à y apposer leur signature, la plupart arguant que cela semblait être un document subversif que faisaient circuler les ennemis des États-Unis, et que c’était de la propagande soviétique.

Ainsi, le message de la propagande occidentale selon lequel la Guerre Froide avait pour objectif la défense du « monde libre » contre un ennemi totalitaire n’avait eu aucun impact, ou alors, le monde libre n’avait rien à voir avec les éléments fondamentaux de la liberté en tant que pratique sociale.

Pour moi, et pour la personne qui utilisait la pétition afin d’évaluer l’engagement des Américains envers les valeurs d’une société libre et démocratique, il en ressort que les libertés existantes peuvent être facilement balayées par des dirigeants opportunistes et autocratiques.

Cette perception a été confirmée, au moins provisoirement par l’emprise extrême de Trump sur les institutions et libertés civiles américaines au cours de son premier mandat de président.

Une confirmation définitive surviendrait si Trump est capable de s’accrocher au pouvoir soit en étant réélu en novembre soit en réussissant d’une manière ou d’une autre à rester à la Maison Blanche même s’il est battu par son rival électoral.

Il existe une autre interprétation plus subtile du test de Frankfort. La réalité politique d’un racisme systémique et de pratiques discriminatoires est si bien enracinée dans le vécu de l’Amérique que la Constitution états-unienne apparaît en fait comme un document radical qui nécessairement représente les opinions d’une idéologie adverse déterminée à saper le Mode de Vie Américain.

En fait, pour appliquer pleinement la Déclaration des Droits, il faudrait ni plus ni moins qu’une révolution, et en ce sens un échantillon des soldats américains n’y étaient sans aucun doute pas favorables, et ont réagi correctement en refusant d’approuver des écarts si radicaux par rapport à leur expérience.

Ce qui à mes yeux est plus décevant, c’est l’ampleur du soutien colossal qu’a révélé la victoire électorale de Trump en 2016 à une direction démagogique et régressive de la part d’un électorat américain aliéné.

Il y eut, bien sûr, des circonstances atténuantes. Hillary Clinton, malgré une piètre campagne et un profil de politique étrangère militariste, a remporté le vote populaire par trois millions de voix.

Une partie de la réaction populiste la plus à droite reflétait une tendance mondiale, résultat de l’impact aliénant de la mondialisation néolibérale, et de sa production de formes sévères d’inégalités et de sa tendance à homogénéiser l’identité.

En outre, l’expérience américaine a mis l’accent sur l’hostilité envers les immigrants et l’islam accusés de détruire la qualité de vie et d’apporter le terrorisme, la criminalité et la drogue dans le pays, ainsi que sur la perte de l’identité blanche pour l’Amérique comme préfigurée par la présidence Obama.

Maintenant, presque quatre ans plus tard, il y a encore moins de raisons qu’en 2016 de considérer Trump comme un candidat acceptable même pour les Républicains qui souscrivent à un contrat social reposant sur un processus gouvernemental régi par des lois et pas des hommes, faisant respecter la séparation des pouvoirs, l’équilibre des pouvoirs et contre-pouvoirs, et l’indépendance judiciaire, ainsi que la Déclaration des Droits.

Quant aux questions d’intérêts matériels, le système bipartite est entravé par la persistance du « consensus bipartisan » de la Guerre Froide qui créé une communauté de vues sur le militarisme, le capitalisme de Wall Street, et Israël/Arabie Saoudite.

Un tel consensus signifie qu’il n’y a aucune raison pragmatique pour les Démocrates ou les modérés de voter pour Trump afin de préserver l’intérêt personnel et la vision du monde des libéraux/modérés.

Bien que la stratégie de campagne républicaine et Trump aient recours à la rhétorique, fassent usage d’une rhétorique incendiaire pour dépeindre Biden et le parti démocrate comme ‘socialistes et ‘radicaux’ afin que le milieu de l’éventail électoral craigne pour ses intérêts de classe si les Démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès.

En réalité, seuls les progressistes ont des raisons d’envisager de ne pas voter ou de voter pour le candidat d’un troisième parti car Biden, considéré abstraitement, offre peu d’espoir et rien qui soit motivant.

En fin de compte, l’avenir des États-Unis, et indirectement du monde, dépend de quelle peur l’emportera, la peur du fascisme ou la peur du libéralisme de gauche, car l’équilibre se joue en raison des particularités du système de collège électoral.

Il semble clair que la base électorale de Trump réagisse positivement à l’égard de Trump en partie parce qu’il offre la perspective d’un avenir fasciste pour le pays basé sur la suprématie raciale blanche, et en partie à cause d’une indifférence à ses idées, ses électeurs lui accordant leur soutien après avoir succombé à une excitation hypnotique liée à son style démagogique de leadership même si cela devait leur coûter la vie.

Pour beaucoup de personnes du milieu embrouillé du spectre politique, angoissées par la base de Trump, mais également circonspectes quant aux exigences plus radicales du Black Lives Matter et du AOC Squad*, le défi consiste à choisir le moindre mal, analogue au dilemme des progressistes qui se demandent s’ils peuvent se persuader d’actionner les leviers en faveur des Démocrates et de Biden.

La différence étant que les modérés croient que le Parti Démocrate même avec Biden sera poussé à adopter le programme progressiste, alors que de nombreux progressistes pensent que Biden sera une version « plus rassurante » du trumpisme, préservant les piliers militaristes et ploutocratiques du capitalisme néolibéral, quelque peu dé-mondialisés, mais toujours aussi solides.

L’avenir immédiat des États-Unis sera probablement déterminé par le résultat des élections de novembre.

Pour la première fois de ma vie la perspective d’une passation pacifique du pouvoir, respectueuse de la volonté du peuple ne peut être considérée comme acquise. A moins que le soutien de Trump ne se réduise considérablement, la menace fasciste restera présente même si Trump perd l’élection et quitte la Maison Blanche sans opposer de résistance.

Si Trump devait perdre l’élection, malgré la fraude et le redécoupage des circonscriptions électorales, et refusait néanmoins de quitter la Maison Blanche, la résilience de l’ordre constitutionnel sera mise à rude épreuve, et laissée à la merci du commandement militaire, de l’état profond, et des élites du secteur privé, qui à leur tour évalueront l’intensité de l’indignation publique et les risques de troubles civils.

Le trumpisme sera lui aussi mis à l’épreuve, ses tendances fascistes et sa soumission démagogique seront-elles suffisamment belligérantes pour lancer une deuxième guerre civile plutôt que de desserrer leur emprise sur le pouvoir étatique ?

Note :

* AOC Squad : Quatre femmes, dites de couleur, démocrates et progressistes élues au Congrès états-unien : Alexandria Ocasio-Cortez (D-NY); Ayanna Pressley (D-MA); Ilhan Omar (D-MN); et Rashida Tlaib (D-MI) surnommées Equipe AOC.

* Richard Falk est professeur émérite, détenteur de la chaire Albert G Milbank de droit international à l’université de Princeton et chercheur à Orfalea Center of Global Studies. Il a aussi été rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme palestiniens. Pour consulter son blog.