Éthiopie : l’ONU complice des atrocités de l’armée

FANNY PIGEAUD, Médiapart, 15 avril 2021

Alors que la guerre fait rage dans la région éthiopienne du Tigré, des casques bleus originaires de cette zone ont été retirés de force de contingents éthiopiens et renvoyés vers l’Éthiopie, où certains auraient été exécutés. L’ONU continue pourtant de collaborer avec ce pays pour ses opérations de maintien de la paix.

 

L’affaire a tout du scandale et peut se voir comme les deux faces d’une même pièce improbable. Côté pile, l’Organisation des Nations unies (ONU) alerte depuis plusieurs semaines à propos des atrocités perpétrées dans la région éthiopienne du Tigré, où l’armée fédérale, envoyée par Addis Abeba, et l’armée érythréenne combattent le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Côté face, l’ONU assiste en silence à une « purge » au sein de ses contingents de casques bleus éthiopiens : des soldats de la paix originaires du Tigré sont arrêtés par leurs frères d’armes éthiopiens sur leur lieu d’affectation, et renvoyés de force dans leur pays, où certains auraient été torturés et éliminés.

« C’est déjà grave lorsque nous nous taisons sur ce que font les États, en violation de notre mandat. Là, ça se passe dans notre maison et on se tait, en violation de notre devoir de promotion et de protection des droits de l’homme, déplore un employé de l’organisation. Les principes que l’ONU proclame ne semblent pas s’appliquer à elle, même lorsque des vies humaines sont en jeu. »

Pourtant, l’ONU a créé il y a plusieurs mois une task force pour traiter le problème, mobilisant trois départements (maintien de la paix, logistique, droits de l’homme). Mais sans que cela ait visiblement d’effets sur le terrain.

Les responsables de l’ONU sont à l’évidence embarrassés. Le secrétariat général à New York, d’ordinaire réactif, a mis une semaine pour répondre à des questions posées par Mediapart. « Nous vérifions et revenons vers vous plus tard dans la journée », avait pourtant indiqué un porte-parole en accusant réception. Entre-temps, il y a eu, à coup sûr, de nombreux échanges de courriels et des réunions pour déterminer quels éléments livrer sur ce dossier, connu et protégé, pour ne pas dire dissimulé, par un petit groupe de personnes.

Au bout du compte, l’ONU n’a pas confirmé les informations que nous lui avons soumises, mais ne les a pas démenties non plus, se bornant à donner des détails déjà connus et à rappeler des préceptes généraux sur les droits de l’homme, avec des formules dont elle a le secret. « L’affaire liée aux mauvais traitements présumés infligés aux soldats de la paix éthiopiens d’origine tigréenne rapatriés est grave et préoccupante », a-t-elle admis par la voix d’un porte-parole du département de maintien de la paix. Les porte-parole des missions de maintien de la paix concernées ont pour leur part nié ou minimisé les faits.

Cette affaire a commencé dès le début de l’offensive militaire lancée le 4 novembre 2020 par le gouvernement central d’Éthiopie contre les forces du TPLF, qui dirige le Tigré. Presque aussitôt, des casques bleus tigréens ont été brutalement retirés des contingents éthiopiens de la Minuss, la mission de maintien de la paix de l’ONU au Soudan du Sud, dont le commandement militaire est assuré par un Éthiopien et qui compte trois bataillons éthiopiens, soit 2 000 hommes. Même scénario à la Fisnua, la mission onusienne établie à Abyié, zone revendiquée par le Soudan et le Soudan du Sud, et dont le contingent de soldats de la paix est entièrement éthiopien (4 500 hommes).

Le magazine américain Foreign Policy a été le premier, fin novembre 2020, à rendre publics des éléments sur cette situation inédite, grâce à la « fuite » d’un rapport confidentiel onusien, rapportant que quatre officiers tigréens de la Minuss avaient été désarmés et forcés de rentrer en Éthiopie. Le même document indiquait que « tous les officiers et soldats du Tigré » arrêtés avaient été placés en détention à leur arrivée à Addis Abeba, et que certains auraient été victimes d’actes de torture et d’exécutions extrajudiciaires.

« Nous vérifions les faits et sommes en train de mettre en œuvre une série de mesures », a déclaré à l’époque un porte-parole de l’ONU. La Minuss a de son côté dit « être au courant » (« we are aware », en anglais) et suivre la situation. Aujourd’hui, soit cinq mois plus tard, interrogée sur le sort de ces quatre militaires qui ont servi sous sa bannière, elle se dégage de toute responsabilité : « Le mandat de la Minuss ne s’étend pas au-delà du Soudan du Sud. L’Éthiopie, en tant que pays fournisseur de troupes, est responsable en dernier ressort de la conduite et des mouvements de ses troupes », nous a-t-elle répondu.

Le numéro deux de la Fisnua, le général Negassi Tikue Lewte, originaire du Tigré et sous contrat avec l’ONU, a lui aussi soudainement quitté son poste en novembre 2020, et n’est jamais revenu. Un officiel éthiopien a expliqué au patron de l’ONU, António Guterres, que le haut gradé était en vacances, qu’il avait simplement décidé de ne pas revenir à Abyié mais aussi qu’Addis Abeba considérait qu’il avait « déserté ». Les responsables onusiens ont aussitôt compris que l’Éthiopie leur cachait des informations graves. D’après nos sources, ce serait la seule fois où António Guterres a évoqué le sort des casques bleus tigréens avec les autorités éthiopiennes.

« Le général Lewte a demandé un congé en novembre 2020, qui lui a été accordé. Il ne s’est pas présenté à son travail depuis lors. L’ONU prend très au sérieux son devoir de diligence envers les membres du personnel, et nous restons préoccupés par sa sécurité », dit aujourd’hui l’ONU. Est-il toujours en vie ? L’organisation ne répond pas. « On ignore » où se trouve cet officier, dont le nom apparaît toujours sur l’organigramme de la Fisnua, expliquait le rapport qui a fuité fin novembre 2020.

Selon nos informations, d’autres casques bleus ont subi le même sort au cours des derniers mois. Détail aggravant pour les Nations unies, certains auraient été non seulement arrêtés sur le lieu de leur affectation, mais aussi transportés dans des avions de l’ONU vers Juba, la capitale du Soudan du Sud, avant d’être embarqués dans des avions éthiopiens. L’ONU a évité de nous répondre sur ce point.

À la question de savoir combien, au total, de soldats de la paix ont été victimes du même traitement et ce qui leur est arrivé une fois à Addis Abeba, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), à Genève, répond : « Nous travaillons activement sur cette question, mais pour des raisons de confidentialité opérationnelle et de sécurité du personnel et des autres personnes concernées, nous ne sommes actuellement pas en mesure de fournir plus de détails. »

Du côté de New York, on est encore moins loquace, le porte-parole du maintien de la paix se contentant de répéter, avec un bel euphémisme : « Entre le 13 et le 22 novembre 2020, quatre soldats de la paix éthiopiens ont été rapatriés en Éthiopie sans coordination adéquate avec la Minuss. »

L’ONU précise toutefois « poursuivre ses discussions » avec les autorités éthiopiennes sur cette question, assurant à propos de la Minuss que ses responsables des droits de l’homme, « en coopération avec le commandement éthiopien » de ses forces armées, « ont accès aux soldats de la paix éthiopiens avant les rotations prévues » de contingents, et qu’une « protection est accordée au personnel qui en a fait la demande ».

Mais dans ces conditions, comment expliquer que, le 22 février dernier, des casques bleus tigréens d’un contingent sur le point de partir vers Addis Abeba aient refusé d’embarquer, à l’aéroport de Juba ? Une violente bagarre a éclaté et treize d’entre eux ont réussi à demeurer sur place, tandis que d’autres ont été, selon nos informations, mis en joue par ceux qui les escortaient et ont dû monter dans l’avion – un pan de l’histoire que l’ONU s’abstient de valider ou invalider, et de commenter.

Au moins un journal local a diffusé des photos des casques bleus qui sont restés à Juba, pour certains blessés, expliquant qu’ils craignaient des persécutions en Éthiopie et qu’ils avaient depuis demandé l’asile.

La Minuss a confirmé que les militaires avaient été pris en charge par les autorités du Soudan du Sud avec le soutien du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), mais ce dernier ne nous a pas donné de détails. Il faut dire que, d’après une source informée du dossier, l’Éthiopie a adressé depuis une lettre officielle à la Minuss, disant en substance qu’elle retrouverait ces casques bleus, les ramènerait sur son territoire, les jugerait et qu’ils méritaient la peine de mort.

L’ONU n’a ni attesté ni infirmé l’existence de cette missive. Au lendemain des incidents, un haut responsable militaire éthiopien avait accusé les soldats ayant refusé d’embarquer d’être des « traîtres soutenus par le HCR et les Tigréens travaillant aux Nations unies », et d’être liés au TPLF.

« Ceux qui se sont rebellés à l’aéroport ont permis de faire savoir que le problème restait entier. Mais beaucoup plus de casques bleus ont été rapatriés que ce qui est dit officiellement. Avant et après ce 22 février 2021 », confie une de nos sources, précisant que deux soldats de la paix tigréens ont réussi, la nuit précédant les heurts à l’aéroport de Juba, à s’enfuir du camp où ils étaient retenus.

Ce n’est pas tout. Au moins un civil éthiopien sous contrat avec la Minuss a dû fuir le Soudan du Sud. C’est lui qui aurait permis de savoir ce qui arrivait aux casques bleus tigréens dans le pays : il a été chargé de traduire les messages en amharique que certains d’entre eux avaient fait parvenir aux civils de la mission – avec des photos de collègues torturés dans des camps de l’ONU. Menacé tout comme sa famille par le pouvoir éthiopien, il se cache désormais.

L’ONU ne lui a pas offert d’autre poste ni de protection particulière, se contentant de lui accorder un congé à durée indéterminée. « On n’a même pas été foutu de dire aux Éthiopiens qu’il y avait des limites à ne pas franchir. Cet homme risque de se retrouver dans une situation encore plus compliquée si l’ONU décide de rompre son contrat avec lui », selon un de ses collègues.

« L’ONU, censée être aux avant-postes dans la défense des droits de l’homme, peut-elle seulement exprimer sa préoccupation et continuer en bonne conscience à bosser avec les Éthiopiens ? Rien d’autre ne peut, ne doit être fait ? », s’interrogent des salariés de l’organisation.

Au sein de la task force, il y aurait des désaccords. Certains de ses membres voudraient que l’ONU prenne une position forte, quitte à ce que Addis Abeba se retire des opérations de maintien de la paix. Les autres souhaitent continuer à faire profil bas, au motif que l’Éthiopie est un gros et efficace fournisseur de casques bleus – d’autres États sont toutefois candidats pour participer aux opérations de maintien de la paix, source de revenus intéressante. Le HCDH n’a pas confirmé l’existence de dissensions : l’ONU et ses agences « travaillent à l’unisson » sur ce dossier, affirme-t-il.

Les Nations unies ne sont pas seules concernées. Plusieurs centaines de casques bleus éthiopiens d’origine tigréenne servant pour l’Union africaine en Somalie ont été désarmés fin 2020, et au moins une quarantaine d’autres rapatriés de force.  Que sont-ils devenus ? Le porte-parolat du président de la Commission de l’Union africaine, dont le siège est à Addis Abeba et qui a limogé en novembre 2020 son chef de la sécurité, un Éthiopien, à la demande des autorités éthiopiennes, n’a pas répondu à nos questions.