Lettre d’opinion publiée dans Le Devoir, le 9 août 2021
Le régime afghan actuel mis en place par l’occupation des États-Unis et de ses alliés de l’OTAN en 2002 vit ses derniers jours. À la porte du pouvoir, les talibans peuvent-ils rétablir la paix ? Rien n’est moins sûr.
Pour comprendre le gâchis actuel, il importe de faire un bref détour par l’histoire. Après la Deuxième Guerre mondiale, avec l’urbanisation et la scolarisation d’une partie de la population, un vent de contestation se leva pour réclamer la fin d’une monarchie moyenâgeuse en Afghanistan. Des étudiants et des soldats se mirent ensemble pour déclarer la république en 1973 avec un programme de réformes qui ne plaisaient pas aux chefs de clans, surtout dans les régions rurales qui voyaient l’émancipation des femmes, la réforme agraire et la souveraineté nationale comme une menace à leur pouvoir. Des révoltes appuyées par les États-Unis et leurs alliés firent perdre pied au nouveau régime tenté par des solutions autoritaires, et sauvé in extremis par l’armée soviétique. Jusqu’en 1989, le pays ne cessa de glisser dans l’anarchie et la guerre jusqu’à l’irruption au début des années 1990 d’une nouvelle élite islamiste, les Talibans. Arrivés au pouvoir avec le consentement tacite des États-Unis et de leurs alliés dans la région (le Pakistan et l’Arabie saoudite), les talibans purent établir un régime fort et répressif. Au tournant des années 1990, les talibans furent influencés par des rebelles arabes antiaméricains combattant dans les pays du Golfe et en Irak. La funeste alliance avec l’un de ces joueurs, al-Qaïda, provoqua les évènements subséquents, dont les attaques du 11 septembre 2001.
L’occupation américaine
Les États-Unis ne pouvaient tolérer un tel affront, d’autant plus qu’ils s’apprêtaient à déclencher la « guerre sans fin » décrétée par le président Bush dans le vaste ensemble régional. Un formidable déploiement de l’armée américaine fut en mesure de renverser le régime taliban en quelques semaines. On mit en place à toute vitesse une nouvelle administration afghane totalement dépendante de l’appui américain et de ses alliés de l’OTAN (dont le Canada). Des milliards de dollars furent consacrés à créer un État dont la principale priorité était d’enrichir la poignée de collaborateurs corrompus et choisis par les États-Unis, de militariser le pays et d’anéantir la résistance des talibans. Ceux-ci, bien ancrés dans les régions rurales, appuyés par les clans traditionnels, et compétents dans la guerre de guérilla, purent cependant déjouer le plan américain jusqu’à ce que Washington reconnaisse la futilité d’une guerre sans espoir. Après des dizaines de milliers de victimes civiles et la destruction d’une grande partie des infrastructures, on se retrouve au point de départ.
Une paix mortelle
L’armée afghane est en pleine débandade. Les États-Unis sont résignés à cette défaite en pensant que l’Afghanistan ne représente plus cet « intérêt stratégique » comme c’était le cas à l’époque de la guerre froide lorsque les gouvernements américains voulaient faire de l’Afghanistan le « Vietnam de l’URSS ». Il est probable qu’il y a déjà une entente tacite avec les talibans qui sauront éviter leur « erreur » de 2001 et se tenir loin des affrontements contre les États-Unis. Les alliés comme le Pakistan et l’Arabie saoudite, avec l’appui de la Turquie, se disent prêts à assurer une sorte de stabilisation qui impliquera sans aucun doute de fortes régressions au niveau des droits des femmes, des populations urbaines et des groupes minoritaires. D’importants groupes afghans dans les régions périphériques au nord et à l’ouest vont continuer de résister, mais leurs capacités à affaiblir le nouveau régime taliban seront limitées. Cela sera, au moins pour une certaine période, la « paix des cimetières ».
Une nouvelle géopolitique régionale
Le retrait des États-Unis de l’Afghanistan représente un sérieux échec pour un empire dont le déclin devient de plus en plus apparent. Depuis déjà plusieurs années, il y a un consensus à Washington selon lequel cette vaste région à cheval entre le Moyen-Orient et l’Asie centrale n’est plus la grande priorité, au moment où il faut tout mettre en place pour s’opposer ou au moins ralentir la montée de la Chine. Tous les efforts actuels sont consacrés à constituer une stratégie anti-Chine qui implique la diplomatie, l’économie et le militaire. Cependant, il ne faudrait pas penser que cela va ramener la paix dans la région qui nous intéresse. Les guerres vont continuer, notamment dans le contexte d’une nouvelle offensive américaine pour déstabiliser l’Iran. Il est fort probable que cette situation déteigne sur l’Afghanistan où les talibans ont été traditionnellement très montés contre l’Iran. Il reste à voir également ce que fera la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie, les deux étant soucieuses de profiter de ce grand retrait des États-Unis et de renforcer leurs positions un peu partout dans la région. Les peuples en question, en Afghanistan, en Iran, au Pakistan, en Irak et ailleurs en sortent encore plus meurtris, menacés par la violence et la misère.
Le Canada confiné dans son rôle d’allié-subalterne
Lorsque les États-Unis ont envahi l’Afghanistan en 2002, le Canada s’est embarqué à fond. D’abord sous le gouvernement libéral de Jean Chrétien, plus tard avec une plus grande ferveur avec le gouvernement conservateur de Stephen Harper, on a observé le plus important déploiement militaire canadien depuis la guerre de Corée, de même qu’un investissement important pour « reconstruire » l’Afghanistan. On peut aujourd’hui rationnellement se demander à quoi ceci a servi, à part de mener des dizaines de militaires canadiens à la mort. Quant à l’argent consenti à l’époque par l’Agence canadienne de développement international (ACDI), tout est parti en fumée dans la poche des corrompus du gouvernement afghan. Aujourd’hui, le gouvernement Trudeau a choisi de ne pas parler trop de cette catastrophe, mais parallèlement, l’embrigadement d’Ottawa dans l’encerclement de l’Iran, de même que les appuis manifestes aux manœuvres américaines contre la Chine, semblent indiquer que la même politique subalterne continue de dominer dans le domaine de la politique extérieure.