1968 aux États-Unis : la révolte de Détroit

Extrait de Dan Georgakas, Marvin Surkin, Detroit : Pas d’accord pour crever. Une étude de la révolution urbaine (1967-1975), Marseille, Agone, 2015.

 

La Grande Rébellion de 1967- 68 à Détroit (qui était une émeute non pas contre les blancs, mais contre la structure des pouvoirs locaux) était un appel visant à secouer l’ordre social. L’élite au pouvoir y répondit par une gestion de crise plutôt que par un effort de changement durable, croyant remédier à la désintégration urbaine et à la décomposition du centre-ville en développant des logements de luxe qui s’avanceraient depuis la rive tels des avions furtifs. Ce qui manquait à ce programme, c’était une sérieuse réflexion pour faire face aux problèmes d’infrastructures et de services. Si l’on voyait davantage d’africains-américains dans les cercles du pouvoir, il ne fut jamais question d’inciter de nouvelles entreprises à s’installer à Detroit. Les rois de l’automobile continueraient de faire la pluie et le beau temps sur le plan politique.

L’énergie libérée par la Grande Rébellion aurait pu donner le jour à un Detroit bien différent si les perspectives de re-développement et de renouveau avaient été autres. La vision la plus prometteuse d’un Detroit post-Rébellion fut celle proposée par la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires.

La conscience de gauche de la Ligue n’était pas le produit de la Grande Rébellion, comme le pensent certains chercheurs. Les gens impliqués dans le mouvement étaient actifs bien avant 1967. Ils étaient très au fait de l’histoire africaine-américaine ; beaucoup avaient étudié Marx et d’autres penseurs révolutionnaires. Si l’éducation était pour eux le premier pas vers un changement radical, elle signifiait, outre la connaissance des faits et de la théorie, le moyen de forger une nouvelle conscience de masse et de mener le jeu dans le débat politique.

Selon la Ligue, la priorité pour les travailleurs de Detroit était l’amélioration de leurs conditions de travail, de leurs salaires et de leurs avantages sociaux. Ils n’avaient pas à accepter les diminutions de salaire ou à compatir quand les profits des firmes étaient momentanément en baisse. C’était aux firmes de rendre l’argent, pas aux ouvriers. C’était aux ouvriers de gérer l’automatisation, et non l’inverse. L’automatisation devait servir à améliorer la qualité des voitures, pas les marges bénéficiaires. Convaincre la base d’adopter un tel point de vue supposait un plan titanesque d’éducation du public. Nous décrivons en détail les efforts de la Ligue pour mettre en pratique ce programme intellectuel et fournir les outils rhétoriques permettant d’argumenter sur les races, les classes, la finance, le logement, l’éducation ou la santé.

Si la Ligue visait le travailleur africain-américain, ses membres n’étaient pas le moins du monde nationalistes ou séparatistes ; ils savaient qu’un changement fondamental ne pouvait intervenir qu’à condition de dépasser la race. La Ligue comprenait que les taux d’intérêt et la régulation du marché étaient déterminés par un gouvernement mais, contrairement aux entrepreneurs et aux banquiers, elle préconisait une planification économique qui bénéficiât à l’Américain moyen plutôt qu’aux dirigeants ou aux financiers. Elle a d’ailleurs fort brillamment démontré comment se servir des ressources publiques existantes en transformant le journal des étudiants de l’université d’État de Wayne, un organe déconnecté socialement, en un dynamique porte-parole de la communauté visant à influer sur la politique publique. Fait remarquable, les partisans de la Ligue obtinrent la direction du journal en respectant les règles du système, et ils assumèrent leurs fonctions en se conformant à l’esprit du premier amendement sur la liberté d’expression et d’association politique.

Contrairement au mouvement lié à Martin Luther King, la Ligue était laïque et urbaine. Contrairement au mouvement lié à Malcolm X, la Ligue engageait une action directe pour réaliser l’égalité raciale quand elle jugeait que les circonstances s’y prêtaient. Contrairement aux Black Panthers, qui s’appuyaient sur la jeunesse et rejetaient sans cesse la faute sur les blancs, la Ligue se concentrait sur les ouvriers et rejetait sans cesse la faute sur le capitalisme. Comme l’expliquerait John Watson dans le film réalisé par la Ligue, Finally Got the News, elle avait compris que ces ouvriers, contrairement aux étudiants ou à la jeunesse de la rue, avaient le pouvoir de paralyser la société par la grève générale. Il ne fallait certes pas ignorer les étudiants et les gens de la rue, mais pour leur part, ils n’étaient structurellement pas en position de donner l’impulsion du changement social.

En appelant à l’action directe, la Ligue n’avait pas en tête des opérations symboliques, mais des interventions dans les usines et dans la communauté où les ouvriers et les militants avaient le plus de poids. Si la Ligue ne craignait pas d’affronter la police, ses leaders jugeaient stupide de la provoquer, et ne voulaient pas être obligés de dilapider leurs ressources pour se défendre continuellement devant les tribunaux. Employant les méthodes démocratiques en usage pour asseoir son influence à l’UAW, la Ligue refusait néanmoins de négocier quand l’état-major du syndicat avait recours à diverses formes d’intimidation ou de violence pour contrecarrer ses plans. Tout en étant prête à aller devant les tribunaux pour promouvoir ou défendre ses actions, elle comprenait que le système judiciaire, comme celui des médias, ne lui était pas particulièrement favorable, étant donné ses connivences avec le pouvoir. Le rôle que devaient jouer élections et médias dans les efforts de la Ligue resta problématique et finit par engendrer des désaccords fatals : l’énergie et le temps consacrés à faire campagne ou à lancer un journal n’auraient-ils pas été mieux employés à coordonner l’action des uns et des autres sur le lieu de production et dans la communauté immédiate ? L’objectif, comme nous tenons à le souligner, était de créer une conscience de masse visant au changement social qui ne soit pas liée à la race ou au genre. Le socialisme adviendrait non pas dans un spectaculaire bond en avant, mais en tant que revendication des Américains de la base qui auraient, comme le martelaient les organisateurs de la Ligue, « enfin appris / à quoi leurs cotisations [syndicales] ont servi ».

La crise à laquelle Detroit fut confrontée dans les années 1960 reste aujourd’hui douloureusement sensible à l’échelle nationale. L’Amérique n’a plus la même attitude à l’égard de la race qu’il y a quatre décennies. Un nombre considérable d’africains-américains se voient offrir des perspectives qui étaient refusées à leurs parents et à leurs grands-parents. Leur pouvoir politique est une réalité, et nous avons vu l’élection d’un des leurs à la présidence des États-Unis. Néanmoins, le fossé qui les sépare d’autres groupes ethniques sur les questions de revenus, de pauvreté, d’espérance de vie et de taux d’incarcération n’a pas diminué, quand il ne s’est pas encore creusé par rapport aux années 1970.

Plus généralement, le niveau de vie des travailleurs américains s’apprête à connaître un déclin lent mais régulier. La fin des classes moyennes est annoncée par d’innombrables commentateurs. Les médias parlent ouvertement d’une armée permanente de sans-emploi (tout en évitant d’utiliser cette expression). Le système éducatif américain s’effrite, lui qui était naguère l’orgueil de la nation, tandis que l’élite au pouvoir voudrait nous faire croire que la solution consiste à diminuer le salaire et le nombre des enseignants, et à privatiser l’éducation par la même occasion. L’argent nécessaire pour entretenir mille bases militaires par-delà les mers est toujours disponible, mais les fonds manquent pour s’occuper des infrastructures d’une Amérique déliquescente dont la détérioration se manifeste au hasard d’un pont qui s’effondre ou d’une voie ferrée défectueuse qui fait dérailler des trains en retard d’au moins deux générations par rapport aux normes internationales. Alors que les coûts du système de santé et de l’enseignement supérieur atteignent des sommets, voici le remède préconisé par les élites : retarder l’âge de la retraite, supprimer les allocations, ignorer la destruction de notre environnement et réduire les normes de sécurité. Les politiciens tentés par la privatisation des ressources naturelles voudraient nous faire croire qu’il faut accorder plus de soutiens financiers aux compagnies d’assurance et aux laboratoires pharmaceutiques, ceux-là mêmes qui ont mis à mal le système de santé. Le capital réclame une liberté sans freins et moins d’impôts alors qu’il construit ses nouvelles usines à l’étranger et représente une part croissante du revenu national.

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