Sergio Ferrari, ALAI, 5 mai 2021
Les femmes et les mouvements féministes ont rythmé la plupart des principales mobilisations sociales de ces dernières années, dans une grande partie de l’Amérique latine. Un rôle prépondérant, un dévouement sans limite, une force libératrice, ainsi peut-on résumer la démarche de Lucila Puyol, membre depuis sa création du groupe argentin H.I.J.O.S. (Hijos e Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio). Madame Puyol est la fille de deux militant·es des années 1970. Son père est porté disparu depuis décembre 1976 – au plus fort de la dictature militaire – et sa mère a été prisonnière politique pendant près de six ans, entre 1975 et 1980. Elle se définit comme féministe, militante des droits humains et du genre. Elle est également avocate dans des affaires où des crimes contre l’humanité sont jugés. Depuis décembre 2019 – avec l’arrivée du gouvernement d’Alberto Fernández -, elle est Secrétaire des droits humains et de la diversité, dans la province de Santa Fe, Argentine. Interview.
En Argentine, le mouvement féministe a appelé à des mobilisations massives pour soutenir l’approbation de la loi sur l’avortement. Quel est précisément ce mouvement ?
Lucila Puyol (LP) : Les Rencontres nationales des femmes (ENM), la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, ainsi que le Mouvement Ni Una Menos sont la preuve que, dans mon pays, les femmes ont de l’imagination. Nous savons ce que nous voulons et avons une vision stratégique.L’ENM est peut-être une expérience unique au monde. La première rencontre s’est tenue à Buenos Aires en 1986 et, depuis, 35 réunions ont eu lieu.
Au cours de ces années, il est intéressant de noter que toutes les réformes législatives qui se réfèrent aux femmes sont nées de ces réunions. Entre autres : le divorce, le partage de l’autorité parentale, le premier atelier sur la contraception et l’avortement, la lutte pour la visibilité de la violence envers les femmes, l’émergence de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement. Quant à notre vision, le féminisme dans notre pays est un mouvement profondément politique (bien que non partisan), puissant, avec une position claire en faveur des droits humains.
En Argentine, comme dans bien d’autres pays, existe-t-il différentes conceptions du féminisme ?
C’est vrai, il n’y a pas qu’un seul féminisme. Avec des milliers d’autres femmes, nous le comprenons comme un féminisme populaire. C’est-à-dire anticapitaliste, anti-impérialiste, antiraciste et profondément antipatriarcal. Nous nous définissons comme un mouvement féministe de femmes, de lesbiennes, de travesties et de transsexuelles. Par conséquent, un autre défi est la rupture du binarisme et la remise en question de l’hétéronormativité imposée. Notre principal défi est d’abolir le patriarcat : un système politique, culturel et économique qui a assujetti les femmes, les dissident·es et tous les secteurs opprimés pendant des siècles.
Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir : l’autonomie de notre corps est une priorité, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est fondamentale, mais pas suffisante. La liste des revendications est longue : le droit d’accès aux méthodes contraceptives et à l’éducation sexuelle, l’égalité des tâches de soins ainsi que l’éradication de la violence de genre et de son expression maximale : les féminicides et la traite des femmes et des filles à des fins d’exploitation sexuelle.
Le différend sur la langue n’est pas moins important. C’est une autre bataille que nous, féministes, menons également, car ce qui n’est pas nommé n’existe pas.
Dans quelle mesure les organisations de femmes en Argentine ont-elles dû se réajuster face à la pandémie ?
L’un des plus grands obstacles imposés par cette crise sanitaire est de ne pas pouvoir se mobiliser dans les rues. Notre mouvement déplace des milliers de femmes et de dissident·es dans des marches, des réunions, des festivals, des luttes concrètes… Cependant, lorsqu’en décembre 2020, le Parlement national a décidé de traiter le projet de loi IVE, nous sommes à nouveau descendues dans la rue. Avec des masques, de la distanciation et toutes les mesures nécessaires. Il était essentiel de montrer la force du mouvement, car les groupes qui ne respectent pas les dispositions anti-pandémie étaient également descendus dans la rue.
Sur le plan international, la lutte argentine contre la dictature et en faveur de la démocratie était surtout connue à travers les Mères et Grand-mères de la Place de Mai
En Argentine et en Amérique latine en général, le féminisme est né dans les organisations du peuple et dans le feu des luttes de résistance contre les dictatures. Dans mon pays, il est intimement lié au mouvement des droits humains. Dans cette lutte, nous soulignons le rôle central des femmes, en particulier de nos grands-mères et mères de la Place de Mai. L’irruption de ces femmes dans le domaine public a transformé cet espace – « la place » – à travers leur lutte pour retrouver les fils et filles, petits-fils et petites-filles des personnes disparues.Nous sommes convaincues qu’une perspective de genre et de droits humains doit imprégner toutes les politiques publiques et tous les aspects de la société. Ce n’est que de cette manière que nous construirons un monde plus humain.
Ce monde plus humain dont vous parlez nécessite-t-il une vision très large du féminisme ?
Le féminisme populaire auquel j’appartiens est profondément révolutionnaire et internationaliste, car il propose un horizon émancipateur. Il est venu rompre avec l’ordre injustement établi, parler de ce que l’on voudrait taire, faire la lumière sur ce que l’on voudrait cacher. C’est pourquoi nous étreignons à distance ceux qui souffrent également de discrimination et de mauvais traitements dans leur corps, partout dans le monde. C’est une façon de voir la vie, de la construire et de la traverser.