Frédéric Thomas, article publié sur le site Le vif )
La région bananière d’Uraba fut l’un des épicentres de la terreur, au cours du conflit armé colombien. Or, la multinationale Chiquita fut partie prenante de cette guerre. À l’heure où s’élaborent, aux niveaux belge et international, des législations contraignantes sur le devoir de vigilance et les activités des entreprises en matière de droits humains, un détour par cette histoire s’avère éclairant, estime Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques et chargé d’étude au CETRI (Centre tricontinental).
L’histoire du conflit armé en Colombie et, plus particulièrement, des violations majeures de droits humains est étroitement liée au paramilitarisme. Or, si les liens de celui-ci avec le narcotrafic, l’État et les forces armées colombiens ont largement été démontrés, il existe une dimension qui commence seulement à être étudiée ; ses liens avec les acteurs privés.
Le golfe d’Uraba fut, au tournant des années 2000, un laboratoire du phénomène paramilitaire. Bien que cet espace géographique ne représente qu’un pour cent de la superficie et de la population du pays, 28% des travailleurs assassinés, entre 1990 et 2005, et 13% des personnes déplacées par la violence, entre 1996 et 2002, le furent dans cette région.
Le pic de la terreur, dans les années 1995-1997, au cours desquelles 583 personnes périrent dans des massacres, et plus de 254 000 autres furent déplacées de force, correspondit au développement du paramilitarisme. Cette phase fut qualifiée par le gouverneur d’alors et bientôt président (2002-2010), Alvaro Uribe, de « pacification d’Uraba ». Une fois le terrain conquis, les guérillas chassées, et toute protestation sociale matée, l’ordre régna.
Zone frontalière avec le Panama, au croisement des voies de communication, Uraba constitue en outre l’axe bananier, ce qui en fait un espace stratégique. En 1997, 83% des bananes – troisième produit agricole d’exportation colombienne – étaient cultivées dans la région. Au fil des années, la productivité, la superficie d’exploitation, les exportations et les bénéfices allaient croître considérablement. Malgré la guerre. Ou grâce à celle-ci.
Des bananes au goût du sang
Au cours de leurs procès, les chefs paramilitaires ont rendu publique la collaboration des acteurs économiques. Cette alliance allait se structurer et se formaliser, à partir de 1997, à travers un accord par lequel les entreprises bananières, dont la plus importante, Chiquita, payeraient un centime de dollar pour chaque caisse de bananes exportée. Ainsi, entre 1997 et 2004, la multinationale américaine a versé aux paramilitaires une somme de près de 1,5 million d’euros.
Chiquita a dû répondre devant les tribunaux états-uniens ; les paramilitaires colombiens ayant été qualifiés de groupes terroristes par Washington en 2001. En échange de l’abandon des poursuites pénales, l’entreprise a conclu un accord avec la justice nord-américaine. L’amende de 25 millions de dollars (21,6 millions d’euros) qu’elle a dû payer représente la moitié de ses bénéfices, en Colombie, de 2001 à 2004.
La défense de Chiquita, prétendant avoir été victime d’une extorsion, a été balayée par la Cour de justice. La multinationale a financé, sept ans durant, les paramilitaires, et offert sa logistique et un accès à ses infrastructures, ce qui a facilité leur expansion dans tout le pays. Il s’agissait bien d’un accord gagnant-gagnant, qui traduisait une connivence et une confluence d’intérêts.
Raul Hasbun, chef paramilitaire et entrepreneur, fut la figure de cette convergence. Au-delà de la défaite de la guérilla, l’objectif était de maintenir le statu quo et d’imposer un projet politico-économique. La terreur mit au pas les syndicats et déplaça des centaines de milliers de personnes, créant ainsi une main-d’oeuvre et des terres disponibles et sous contrôle, pour étendre la monoculture d’exportation. De ce point de vue, ce fut un succès.
Plus de la moitié de la population d’Uraba est considérée comme victime du conflit armé, à peine 5% des terres dépossédées ont été restituées, et le syndicat majoritaire veille à ce que la contestation reste dans les limites étroites du statu quo. La structuration des pouvoirs reste inchangée, et l’impunité a consolidé l’asymétrie des forces en présence.
Chiquita a quitté la Colombie en 2004, rendant plus difficile l’accès à la justice pour les milliers de victimes. Au moins la firme est-elle sous les feux des projecteurs. Il n’en est rien pour la Belgique, depuis longtemps premier importateur de bananes colombiennes. Les noms de plusieurs administrateurs de la société d’importation, Tropical Marketing Associated (TMA), basée à Anvers, ont pourtant été cités dans cette affaire. La responsabilité se diluerait au point de s’effacer au bout de la chaîne d’approvisionnement ?
Lutter contre l’impunité
Depuis sa prison, Raul Hasbun, qui a fourni une liste de 270 acteurs privés liés au paramilitarisme a affirmé que les entrepreneurs bananiers étaient les véritables gagnants de cette guerre, mais qu’aucun d’eux n’avait encore été jugé, faute de volonté politique. Or, comme tend à le montrer une étude en cours de trois ONG belges, FOS, IFSI et Solsoc, les échos de la terreur résonnent encore dans l’organisation de la vie sociale, économique et politique de la région, enfermant tout changement dans une cage de fer.
En Uraba, la main invisible du marché tenait une arme, et servait un projet économique. À l’heure où s’élaborent, aux niveaux belge et européen, une législation contraignante sur le devoir de vigilance, et, qu’au sein de l’ONU, se négocie (péniblement) un traité visant à réguler les activités des entreprises en matière de droits humains, un détour par l’histoire de la Colombie s’impose.
Les multinationales ne sont pas des acteurs neutres, opérant dans des terrains vierges. Loin de se cantonner au rôle de victimes de contextes conflictuels, elles en bénéficient souvent, voire, comme le démontre le cas Chiquita, deviennent parties prenantes du conflit. Le mythe du libre marché, dont les entreprises se couvrent pour décliner toute responsabilité, est une machine à produire de l’impunité. L’heure est au changement, et celui-ci passera par des règles contraignantes en termes de respect des droits humains, sociaux et environnementaux, et par un contrôle serré sur toute la chaîne commerciale.
*Le titre est de la rédaction Le Vif.