C’était une belle journée de juin 1986. Depuis des mois, nous étions une petite équipe à préparer la venue en Amérique du Nord, de celui qui venait de gagner le Prix Nobel de la paix. Tout le monde pensait dans le mouvement anti-apartheid de l’époque, qui peinait à communiquer avec le grand public, que c’était une occasion en or de faire sortir l’importance d’une lutte immense et complexe.
L’Afrique du Sud était alors à feu et à sang, avec des centaines de jeunes tués et emprisonnés, des grèves générales à répétition et des sanglantes incursions de l’armée sud-africaine dans les pays de la région où il y avait des réfugiés sud-africains. Les pays occidentaux, dont le Canada, tergiversaient. À Ottawa, Washington, Londres et ailleurs, on voyait bien que cette crise ne pouvait être résolue même si on héritait à laisser tomber un régime qui avait été tellement accueillant pour les grandes entreprises multinationales et qui s’affirmait également comme le rempart de l’Occident en Afrique. Entretemps, les mouvements anti-apartheid et les pays africains réclamaient depuis des années des sanctions économiques contre un État qui violait à peu près toutes les conventions internationales et dont le socle était un racisme institutionnalisé excluant la majorité noire (80% de la population). Mais dans les capitales occidentales, on craignait surtout la radicalisation des mouvements populaires, de même que la proximité de l’African National Congress (le plus important des mouvements de libération) avec l’Union soviétique et Cuba. Bref, c’était l’impasse.
Un archevêque militant
Au tournant des années 1980, la révolte populaire était relancée, essentiellement à travers des mouvements de la base dans les « townships » (bidonvilles) à travers les syndicats, les Églises et les groupes de jeunes. Parmi les personnalités impliquées était l’archevêque anglican dont la dénomination comptait beaucoup de Noirs et aussi de Blancs, surtout de la minorité anglophone. Desmond Tutu était un combattant infatigable. Proche des mouvements populaires, il s’opposait au « relookage » de l’apartheid et condamnait de front les ambiguïtés des pays occidentaux.
Lors de sa visite à Montréal le 2 juin 1986, c’est le message qu’il a porté avec une extraordinaire capacité de persuasion qui avait beaucoup impressionné le Premier ministre Robert Bourassa rencontré dans ses bureaux d’Hydro Québec entre les nombreuses prestations organisées d’un bout à l’autre de la ville dans des églises et des assemblées populaires. Relayé par les médias, l’appel a alors été entendu par des centaines de milliers de Québécois et de Québécoises : non seulement la situation sud-africaine était une insulte et une injure en Afrique du Sud, mais elle « contaminait, si on peut dire, le monde entier. Au lieu de se contenter de faire des dénonciations moralisatrices, il fallait bouger, ce qui voulait dire imposer des sanctions économiques et financières. Aux lendemains de son passage à Montréal, des centaines d’organisations populaires et même d’institutions (notamment les universités) s’engageaient concrètement dans la lutte
Combattre pour la justice
On peut donc dire, rétroactivement, qu’une très grande partie de la population a alors conclu qu’il fallait un virage. Quelques États dont le Canada ont changé de ton et finalement une négociation impliquant les mouvements de libération ont abouti à la transition qui a débouché en 1994 sur l’élection de Nelson Mandela. Mais pour Desmond Tutu, ce n’était pas tant une fin qu’un début. Il a joué un rôle important dans la mise en place d’une Commission officielle dite de réconciliation et de vérité, qui a révélé à la face du monde la violence et la prédation d’un régime dévoué à la minorité blanche et également aux entreprises multinationales qui faisaient alors de « bonnes affaires ».
Quelques années plus tard lord du deuxième mandat de l’ANC alors dirigée par Thabo Mbeki, Desmond Tutu a vu cette organisation mettre de côté plusieurs des promesses qui avaient été faites à la majorité noire, essentiellement en préservant un statu quo économique. Pour lui, la goutte qui a fait déborder le vase a été la très grave négligence du gouvernement de l’ANC face à la crise du SIDA qui touchait alors des centaines de milliers de Sud-Africains. Avec les mouvements populaires, il a combattu Mbeki qui a finalement dû mettre en place des politiques pour ralentir l’épidémie.
Parallèlement à ses interventions en Afrique du Sud, Desmond Tutu ne s’est pas gêné pour appuyer les luttes populaires dans le monde, notamment la lutte du peuple palestinien contre l’occupation israélienne, ce qu’il considérait comme une forme d’apartheid.
Un homme droit
Aujourd’hui et au-delà de son décès, Desmond Tutu restera cet homme droit, sans concession, critique face à l’incapacité des élites (y compris la nouvelle élire noire qui domine l’Afrique du Sud) de répondre aux besoins du peuple. Alors que presque 50 % de la population est sans travail, malmenée par des politiques qui négligent la santé, l’éducation et le logement, son message résonne toujours avec une grande force.