Nous publions la deuxième partie d’une entrevue avec Pierre Rousset, animateur du site Europe solidaire sans frontière (ESSF), sur la crise planétaire et l’internationalisme. La deuxième partie de l’article porte sur l’invasion russe en Ukraine, et la troisième sur la guerre d’Israël contre le peuple palestinien, la Chine et Taïwan, qui se termine avec un coup d’œil sur la situation internationale et l’internationalisme aujourd’hui. L’entrevue a été réalisée par Jaime Pastor du site espagnol Viento Sur le 16 avril dernier et reproduit sur ESSF. NDLR.
Jaime Pastor – Dans ce contexte, précisément, peut-on considérer que l’invasion russe de l’Ukraine et le soutien des puissances occidentales à l’Ukraine pour y faire face font de cette guerre une guerre inter-impérialiste qui nous amène à évoquer la politique de Zimmerwald (guerre à la guerre) pour y répondre ? Ou, au contraire, sommes-nous face à une guerre de libération nationale qui, bien que soutenue par les puissances impérialistes, oblige la gauche occidentale à se solidariser avec la résistance du peuple ukrainien contre l’invasion russe ?
La politique de Zimmerwald était de demander une paix, sans annexions. Or, certaines des personnes qui se présentent comme des héritiers de Zimmerwald proposent de céder tel ou tel morceau de l’Ukraine à la Russie, d’y organiser des référendums pour valider leur séparation de l’Ukraine, etc., mais passons.
Le plus simple, pour répondre à cette question, est de reprendre le déroulé des événements. Une invasion se prépare en mobilisant aux frontières des moyens militaires considérables, ce qui prend du temps et se voit. C’est Poutine qui l’a fait. A ce moment-là, l’OTAN était en pleine crise politique, après l’aventure afghane, et le gros de ses forces opérationnelles en Europe n’avait pas été redéployé à l’Est. La préoccupation principale de Biden était la Chine et il essayait même encore de jouer Moscou contre Pékin. Les services secrets US ont été les premiers à alerter qu’une invasion était possible, mais l’avertissement n’a été pris au sérieux ni par les Etats européens ni même par Zelinsky lui-même.
En Europe occidentale, la plupart d’entre nous avions alors peu de contacts avec nos camarades est-européens (en particulier ukrainiens) et nous avons été nombreux à analyser les événements en termes uniquement géopolitiques (une erreur à ne jamais commettre), pensant que Poutine se contentait d’exercer une forte pression sur l’Union européenne pour attiser les dissensions post-afghanes au sein de l’OTAN. Si tel avait été le cas, l’invasion ne devait pas avoir lieu, car elle aurait l’effet inverse : redonner un sens à l’OTAN et lui permettre de resserrer les rangs. C’est bien ce qui s’est passé ! De plus, avant l’invasion russe, une majorité de la population ukrainienne souhaitait vivre dans un pays non aligné. Aujourd’hui, seule une très petite minorité envisage leur sécurité autrement qu’en alliance étroite avec les pays de l’OTAN.
Pour ma part, ce n’est que très peu de temps avant l’invasion que j’ai eu le sentiment qu’elle était possible, alerté par mon ami Adam Novak.
Nous en savons maintenant beaucoup plus : l’invasion avait été préparée depuis plusieurs années. Elle s’inscrit dans un grand projet de restauration de l’Empire russe dans les frontières de l’URSS stalinienne, avec Catherine II pour référence. L’existence de l’Ukraine n’était qu’une anomalie dont Lénine était coupable (selon les termes mêmes de Poutine) et elle devait réintégrer le giron russe. En fait, les Ukrainien.nes l’appellent l’invasion à grande échelle et soulignent que la subversion et l’occupation militaire du Donbass, Luhansk et Crimée en 2014 constituaient une première phase de l’invasion. L’« Opération spéciale » (le mot « guerre » était prohibé jusqu’à tout récemment et le reste en pratique) devait être très rapide et se poursuivre jusqu’à Kiev, où un gouvernement aux ordres serait établi. Les forces occidentales, prises de court, ne pourraient alors que s’incliner devant le fait accompli – et prises de court, elles le furent. Même Washington n’a réagi politiquement qu’avec un temps de retard.
Le grain de sable qui a fait s’enrayer la machine de guerre fut l’ampleur de la résistance ukrainienne, imprévue par Poutine, mais aussi en Occident. On peut vraiment parler d’une résistance massive, populaire, en osmose avec les forces armées. C’était une résistance nationale, à laquelle beaucoup de russophones ont participé (et tout l’éventail politique, à l’exception des obligés de Moscou). Pour qui en doutait, il n’y avait pas de preuve plus éclatante que celle-ci : l’Ukraine existe bel et bien. Nous sommes dans le second cas de figure que vous évoquiez.
Le temps n’efface pas cette vérité « originelle » et notre obligation de solidarité. Une double obligation de solidarité, j’ajouterais. Avec la résistance nationale du peuple ukrainien et avec les forces de gauche qui continent à lutter, en Ukraine même, pour les droits des travailleurs et des syndicats, pour les libertés d’association et d’expression, contre l’autoritarisme du régime Zelynsky et contre les politiques néolibérales (prônées par l’Union européenne)…
Bien évidemment, l’Ukraine est devenue un point chaud du conflit de puissances russo-occidental. Sans la fourniture d’armes par les Etats-Unis, notamment, les Ukrainien.nes n’auraient pas pu tenir de « fronts ». Cependant, avec constance, les fournitures d’armes ont toujours été en deçà de ce qu’il aurait été nécessaires pour mettre décisivement en échec Moscou. Jusqu’à aujourd’hui la maîtrise de l’air par l’armée russe n’a pas été contrée. Et les pays de l’OTAN se divisent à nouveau, alors que la crise préélectorale aux Etats-Unis bloque le vote des fonds à destination de l’Ukraine.
Après avoir eu la possibilité de construire des défenses en profondeur et de se réorganiser, Moscou continue à être le moteur de l’escalade militaire en Ukraine, avec l’aide des obus nord-coréens et des financements fournis par l’Inde ou la Chine (via la vente de produits pétroliers), et elle pousse la politique du fait accompli jusqu’à l’ignoble : la déportation d’enfants ukrainien.nes et leur adoption dans des familles russes.
Si oui, que répondre à ceux qui considèrent que le soutien à la résistance sert les intérêts des puissances occidentales (avec l’approbation du gouvernement Zelenski) qui veulent prolonger la guerre, sans se soucier des ravages (humains et matériels) qu’elle produit, et qu’il est donc nécessaire de promouvoir une politique active de défense d’une paix juste ?
Je ne suis pas moi-même engagé activement dans la solidarité Ukraine. Je maintiens, à contre-courant de l’actualité, mes activités de solidarité Asie. Je me suis immergé dans la question israélo-palestinienne (c’est dur à vivre). Alors je resterais prudent.
Nous ressentons toutes et tous l’ampleur des ravages de cette guerre, d’autant plus importants que Poutine mène une guerre qui cible sans vergogne la population civile. C’est insupportable.
Cependant, ce n’est pas notre soutien, mais Poutine qui prolonge cette guerre. Il ne faut quand même pas diluer les responsabilités. Si par le terme de « paix juste » on entend une trêve indéfinie sur la ligne de front actuel, cela condamnerait cinq millions d’Ukrainien.nes dans les territoires occupés à vivre sous un régime d’assimilation forcée, avec en plusieurs autres millions déporté.es vers la Fédération russe proprement dite.
Je pense que le rôle du notre mouvement de solidarité est, avant tout, de contribuer à créer les meilleures conditions pour la lutte du peuple ukrainien et, en son sein, pour la gauche sociale et politique ukrainienne. Ce n’est certainement pas à nous de déterminer ce que pourrait-être les termes d’un accord de paix. Je pense qu’il nous faut être à l’écoute de ce que demandent la gauche ukrainienne, le mouvement féministe, les syndicats, le mouvement des Tatars de Crimée, les écologistes (entre autres), et de répondre à leurs appels.
Il nous faut aussi écouter la gauche et les mouvements contre la guerre en Russie même. La plupart des composantes de la gauche anticapitaliste russe pensent que la défaite de la Russie en Ukraine pourrait constituer l’élément déclencheur ouvrant une porte vers la démocratisation du pays et l’émergence de divers mouvements sociaux.
Celles et ceux qui dans la gauche occidentale prétendent que la gauche en Europe de l’Est « n’existe presque pas » se trompent.
Croire qu’un mauvais compromis ‑ sur le dos des Unkrainien.nes ‑ pourrait mettre fin à la guerre est une illusion qui me paraît dangereuse. C’est oublier les raisons pour lesquelles Poutine est entré en guerre : liquider l’Ukraine et poursuivre la reconstitution de l’Empire russe, mais aussi s’emparer de ses richesses économiques (dont son agriculture) et instaurer un régime de nature coloniale dans les zones occupées.
L’appareil d’Etat poutinien est gangréné par les hommes des services secrets (KGB-FSB). Il est déjà intervenu dans toute sa zone de proximité, de la Tchétchénie à l’Asie centrale et à la Syrie. Il n’existe internationalement que par ses capacités militaires, ses ventes d’armes, de produits pétroliers ou agricoles…
J’ai une défiance totale envers « nos » impérialismes dont je connais les fortitudes et que je n’ai de cesse de combattre. Je ne m’en remettrai jamais à eux pour négocier ou imposer un accord de paix. Voyez ce que sont devenus les accords d’Oslo en Palestine !
Alors, il n’est pas question pour moi que les mouvements de solidarité « entrent dans la logique des puissances » (quelles qu’elles soient). Ils doivent garder leur complète indépendance vis-à-vis, notamment, des Etats et gouvernements (y compris celui de Zelensky). Je le répète, nous sommes à l’écoute des forces de gauche ukrainiennes ainsi que de la gauche antiguerre en Russie.
D’autre part, les Etats-Unis et l’UE utilisent la guerre russe en Ukraine et l’augmentation des tensions internationales comme alibi pour le réarmement et l’augmentation des dépenses militaires. Peut-on parler d’une « nouvelle guerre froide » ou même de la menace d’une guerre mondiale dans laquelle l’utilisation d’armes nucléaires n’est pas exclue ? Quelle doit être la position de la gauche anticapitaliste face à ce réarmement et à cette menace ?
Je suis contre le réarmement et l’augmentation des dépenses militaires par les Etats-Unis et l’Union européenne.
Ceci étant dit, je pense qu’il faut élargir le propos. Une nouvelle course aux armements est engagée dans laquelle la Chine (et même la Russie) semble avoir l’initiative en plusieurs domaines, dont celui des armes hypersoniques qui rendraient inopérants les boucliers antimissiles existants ou permettraient de cibler de très loin l’armada d’un porte-avion. Rien n’a été véritablement testé, à ma connaissance, et je ne sais pas ce qui est vrai ou relève de la science-fiction, mais d’autres camarades sont certainement plus savants que moi en ce domaine.
Cependant, la course aux armements est en elle-même un problème majeur. Pour les raisons usuelles (militarisation du monde, capture par le complexe militaro-industriel d’une part exorbitante des budgets publics…), mais aussi du fait de la crise climatique, qui rend encore plus urgente la sortie de l’ère des guerres en permanence. La production d’armement et leur utilisation n’entrent pas dans le calcul officiel d’émission des gaz à effet de serre. Un terrible déni de réalité.
La menace d’utilisation de l’arme nucléaire a été plusieurs fois brandie par Poutine, sans effet (je ne lui demande pas d’être cohérent avec ses déclarations). Je doute que la menace de guerre nucléaire découle directement du conflit ukrainien en cours (j’espère ne pas me tromper), mais je pense néanmoins que c’est (malheureusement) un vrai sujet. Là aussi je vais élargir le propos.
Il y a déjà quatre « points chauds » nucléaires localisés. L’un est situé au Moyen-Orient : Israël. Trois le sont en Eurasie : Ukraine, Inde-Pakistan, péninsule coréenne. Ce dernier est le seul à être « actif ». Le régime nord-coréen enchaîne périodiquement les essais et les tirs de missiles dans une région où stationne l’aéronavale US et se trouve le plus grand complexe de bases US à l’étranger (au Japon, surtout dans l’île d’Okinawa). Joe Biden a déjà fort à faire avec l’Ukraine, la Palestine et Taïwan et se passerait bien d’une aggravation de la situation dans cette partie du monde (la Chine aussi), situation dans laquelle la responsabilité de Trump a été lourdement engagée, mais celle du dernier rejeton de la dynastie héréditaire nord-coréenne aussi.
Petit problème : il faut vingt minutes à un missile nucléaire nord-coréen pour atteindre Séoul, la capitale du Sud. Dans ces conditions, l’engagement à ne pas utiliser le premier l’arme nucléaire devient difficile à appliquer.
La France fait partie des pays qui préparent politiquement l’opinion publique à l’usage éventuel d’une bombe nucléaire « tactique ». Il faut nous opposer vigoureusement à cette tentative de banalisation. Malheureusement, il y a une sorte de consensus politique national qui fait que l’on ne fait pas de « notre » arsenal nucléaire une question de principe pour conclure des accords politiques, y compris à gauche et même quand on est pour son abolition.
La question du réarmement, de la nouvelle course aux armements, du nucléaire doit impérativement faire partie de l’activité des mouvements antiguerres de part et d’autre des frontières. Ainsi, malgré les terribles violences intercommunautaires qui ont accompagné la partition de l’Inde en 1947, la gauche pakistanaise et indienne fait conjointement campagne pour le désarmement.
Peut-on parler de « nouvelle guerre froide ». Je trouvais dans le temps cette formule très eurocentrée. En Asie, la guerre était torride (l’escalade US au Vietnam). Aujourd’hui, que voudrait-elle dire, à l’heure de la guerre russe en Ukraine ? Je comprends qu’elle soit reprise dans la presse, dans un débat, mais je pense que nous ne devrions pas l’utiliser, et ce pour deux raisons principales :
• Elle rabat l’analyse sur une approche très limitée de la géopolitique. La guerre n’est en effet « froide » que du fait qu’il n’y a pas confrontation directe entre grandes puissances. Cela n’empêche pas, mais cela ne contribue pas à une analyse concrète des conflits « chaud ».
• De façon générale, je ne suis pas féru d’analogies historiques : « sommes-nous en… ». On n’est jamais « en… », mais dans le présent. Je sais que l’histoire contribue à expliquer le présent et que le présent contribue à revisiter le passé, mais la formule « nouvelle guerre froide » illustre bien ma réticence. La « première » Guerre froide opposait le « bloc occidental » au « bloc oriental ». A cette époque, le bloc soviétique et la Chine n’entretenaient que des rapports économiques limités avec le marché mondial capitaliste. La dynamique révolutionnaire se poursuivait (Vietnam…).
Aujourd’hui, le marché mondial capitaliste s’est universalisé. La mondialisation est passée par là. La Chine en est devenue l’un des piliers. L’interdépendance économique entre elle, les Etats-Unis et les pays ouest-européens est étroite. On ne peut rien comprendre à la complexité du conflit sino-étatsunien sans prendre pleinement en compte ce facteur. Pourquoi alors recourir à une vielle formule pour ajouter après : mais tout est différent, bien entendu.
Je dirais que le thème de la nouvelle guerre froide convient aux campistes des deux camps. Aux campistes qui veulent justifier leur soutien à Moscou et Pékin. Ou à celles et ceux qui veulent se ranger dans le camp de la Démocratie et des Valeurs occidentales contre les autocrates.
Un petit contrepoint pour terminer : Biden est un homme du passé. Il a appris à négocier les menaces nucléaires au travers de plusieurs crises majeures. Cette expérience peut aujourd’hui lui être encore utile.