Colombie - Campus de l'UNAL @ Sebastián Delgado tiré du periodique desdeabajo

Sabine Bahi, correspondante à Bogotá

Après presque trois mois de grève ininterrompue dans plusieurs campus de l’Université Nationale de Colombie (UNAL), le mouvement étudiant de la plus grande université publique du pays a obtenu sa principale revendication : le retrait du recteur désigné en mars dernier et son remplacement par le candidat ayant emporté la majorité des voix lors d’une consultation soumise aux étudiant.es, professeur.es et diplômé.es de l’établissement. L’arrivée de Leopoldo Múnera à la tête de l’UNAL offre de nouvelles perspectives pour l’éducation publique en Colombie, notamment dans un contexte d’élaboration d’une réforme majeure de l’éducation.

Le 6 juin dernier s’est réuni le Conseil supérieur universitaire (CSU) de l’UNAL afin de procéder à nouveau à l’élection au rectorat de l’université. Il s’agit du résultat d’une forte pression exercée par les étudiant.es en grève depuis plusieurs mois contre le choix préalable du CSU de désigner Ismael Peña à la tête de l’UNAL.

L’élection de Peña était contestée par le mouvement étudiant, car le candidat n’avait pas remporté le vote populaire de la communauté universitaire. De plus, la procédure pour exercer la décision finale, qui fut choisie à la suite d’une réunion secrète de membres du CSU, pouvait facilement défavoriser le choix populaire, amoindrissant ainsi le caractère démocratique du processus.

Résistance étudiante et intervention du gouvernement Petro

Marches, actes performatifs, classes et ateliers de rue, conférences, assemblées populaires, campements, signature de lettres et de communiqués, rédaction d’articles d’opinion, réflexions collectives… Les activités menées par la communauté étudiante de l’UNAL en tant qu’actes de résistance ont été multiples et persistantes, créant ainsi les conditions favorables à un changement dans le rapport de force avec l’administration.

Le gouvernement de Gustavo Petro, qui s’est positionné en faveur du respect du résultat de la consultation soumise à la communauté universitaire dès le début du processus, a également joué un rôle dans le dénouement. Considérant les anomalies entourant la désignation de Peña comme recteur, et face à la pression grandissante exercée par le mouvement étudiant, la ministre de l’Éducation Aurora Vergara, également présidente du CSU de l’UNAL, s’est abstenue de signer l’acte officialisant la session où s’est réalisée l’élection de Peña. Les deux autres représentant.es du gouvernement au CSU ont suivi le pas, dénuant ainsi de toute validité juridique l’exercice des fonctions du rectorat par Peña.

La session du CSU du 21 mars a finalement été annulée par le Conseil d’État de Colombie, à la suite d’une tentative de Peña de s’imposer comme recteur sans les signatures nécessaires. Le président Petro a alors désigné un ministre ad hoc pour convoquer une session extraordinaire du CSU et réaliser à nouveau l’élection rectorale, en employant cette fois le vote direct. Le professeur Leopoldo Múnera en est sorti vainqueur avec l’appui de la majorité des membres du CSU.

Un recteur porteur de la voix étudiante

Múnera, nouveau recteur de l’UNAL, est connu pour avoir entretenu une proximité avec les organisations étudiantes et syndicales tout au long de sa carrière académique. Le fait que le professeur occupe aujourd’hui le plus haut poste décisionnel de la plus importante université publique du pays peut constituer une brèche vers une plus grande représentation du mouvement étudiant au sein de l’établissement ainsi que des autres universités publiques en Colombie.

Vers une constituante universitaire?

Dans le cadre de son premier discours en tant que recteur, Múnera a exprimé son appui à la création d’une constituante universitaire à l’UNAL. Il s’agit d’une des principales revendications du mouvement étudiant, qui vise l’élargissement de la démocratie et de l’autonomie universitaires. Selon Laura Quebedo, représentante étudiante, une telle entreprise permettrait d’implanter des changements au sein de l’organisation interne de l’université, pour garantir la participation étudiante effective aux processus décisionnels. D’autres universités publiques, notamment l’Université de Nariño, sont déjà impliquées dans des projets de constituantes, et l’appui ferme de Múnera pourrait encourager la propagation de l’initiative au sein d’autres établissements éducatifs.

La constituante universitaire est souvent confondue avec le processus constituant présenté par le gouvernement de Petro, qui prévoit une plus grande participation démocratique de la population colombienne en vue d’implanter certains changements sociaux. Bien qu’ait été impliqué le gouvernement dans la lutte étudiante à l’UNAL, il importe de noter le fait que le mouvement défend avant tout l’autonomie et la démocratie universitaires et ne prétend pas se rallier à l’agenda politique gouvernemental.

Réforme de l’éducation et critiques du mouvement social

L’arrivée en poste de Múnera coïncide avec l’élaboration d’une des plus importantes réformes proposées par le gouvernement Petro, soit la réforme de l’éducation. Si elle porte comme objectif premier l’élargissement de l’accès à l’éducation de l’enfance jusqu’aux études supérieures, certains points de la proposition sont sujets aussi à des critiques.

La Federación Colombiana de Trabajadores de la Educación (FECODE) était récemment en grève pour protester contre le passage de cette réforme statutaire. La principale organisation syndicale d’enseignant.es en Colombie dénonçait notamment la privatisation de l’éducation et la déresponsabilisation de l’État véhiculées à travers la reconnaissance d’un système éducatif mixte, c’est-à-dire s’articulant entre les secteurs public et privé.

Múnera a lui aussi exprimé des réserves face à la réforme de l’éducation. S’alignant avec les revendications de la FECODE, ses inquiétudes ont trait à la perte de singularité de l’éducation publique en Colombie et à la promotion des concepts d’éducation pour le travail et d’internationalisation de l’éducation, qui pourraient affecter l’autonomie universitaire et la liberté académique. En tant que recteur de l’UNAL, sa participation au débat constitue un levier de changement considérable dans les négociations, d’autant plus que Múnera se positionne comme allié du mouvement étudiant.

Pour l’instant, la réforme de l’éducation n’a pas pu être abordée par le Congrès lors de la législature qui s’est terminée le 20 juin dernier. De leur côté, les étudiant.es de l’UNAL attendent toujours certaines garanties liées à l’organisation et l’approbation de la constituante universitaire.

Dans tous les cas, la révocation de Peña et son remplacement par Múnera comme recteur représentent une importante victoire du mouvement étudiant de l’UNAL. Cet événement peut réellement avoir un impact sur l’éducation en Colombie, que ce soit par l’impulsion de changements démocratiques dans les pratiques universitaires ou par l’exercice d’une influence quant au contenu de la réforme de l’éducation du gouvernement de Petro.