Sana Sbouai Orient 21, 29 avril 2019
Wissem se souvient de tout. Il portait trois vestes et deux pantalons. Pas pour avoir des vêtements de rechange une fois arrivé en Italie, non. Juste parce qu’il avait une angine et qu’il avait froid, ce 10 février 2011, quand il s’est embarqué sur le Raïs Ali, bateau de pêche tunisien qui devait le conduire vers l’Italie.
Wissem est un survivant d’un naufrage parmi tant d’autres en Méditerranée. Il raconte l’envie de partir, la préparation du voyage, les espoirs qui ne meurent pas d’atteindre un jour les côtes de l’Europe.
« C’est passer ou mourir. Il n’y a pas le choix. En Tunisie il n’y a plus d’espoir. » Wissem dépeint la même situation que celle de tous ces jeunes qui quittent l’Afrique à cause d’un conflit, d’un pouvoir dictatorial, d’un contexte économique critique, ou simplement parce qu’eux aussi ont envie de découvrir le monde.
Sauf qu’à un moment donné Wissem arrête de raconter. Ce voyage était sa quatrième tentative de rejoindre l’Europe. « Passer ou mourir. » Mourir dans un naufrage, oui. Mourir de la main d’un homme, non. Car le naufrage du bateau sur lequel il se trouvait a été provoqué par l’abordage d’un navire de l’armée tunisienne.
Collision en mer
Le Raïs Ali, sur lequel il était embarqué avec 119 autres passagers au moins1, s’est brisé en deux le 11 février 2011 et a fait naufrage à 30 miles (55 kilomètres) des côtes tunisiennes, à cause d’un navire militaire tunisien, le Horria 302 (« Liberté » 302). Une liberté numérotée. Drôle de nom pour un bateau qui a servi à empêcher des gens de voyager.
Après ce naufrage, Wissem a décidé de ne plus jamais tenter la traversée sur un bateau. Il s’était embarqué avec deux cousins : Fares, 21 ans et Walid, 19 ans, ainsi que huit autres jeunes hommes de son quartier. Sur les onze membres du groupe qu’ils formaient, ils ne seront que cinq à rentrer à la maison. Deux sont morts lors de l’incident, dont le jeune Walid. Quatre sont portés disparus. Une hécatombe pour leur quartier de Djerba.
Wissem dit être « un enfant de la mer », lui qui a grandi à Djerba ; il est « professionnel en natation ». Il raconte que quand le choc a eu lieu et qu’il s’est retrouvé au fond de l’eau, quand il a ouvert les yeux et regardé vers la surface, il ne voyait rien d’autre « que des gens, partout… ». Il a quand même réussi à rejoindre la surface et à se défaire des couches de vêtements qui le gênaient. Il a aussi réussi à prendre appui contre la coque du bateau de l’armée et à se propulser suffisamment loin pour ne pas finir aspiré ou broyé par les hélices, ce qui serait en revanche arrivé à certains passagers. Puis il raconte qu’il a nagé un moment, récupéré le corps de son cousin et enfin qu’il est monté sur le bateau de l’armée. « Vingt minutes dans l’eau… Mes mains ne pouvaient plus rien attraper, je n’arrivais pas à saisir la corde pour sortir de l’eau et me hisser sur le bateau », se souvient-il.
Le Raïs Ali aurait transporté environ 120 personnes. L’armée aurait ramené 98 naufragés et cinq corps intacts. Les autres, au moins seize personnes, sont portées disparues. Il y en aurait bien plus selon Wissem. « Tous ceux qui étaient dans la cale n’ont pas eu le temps de sortir quand le bateau a été percuté. »
« Moi-même je ne comprenais pas, mon cerveau n’a pas réagi, je pensais que le bateau de l’armée allait s’arrêter à notre hauteur… et pas qu’il allait nous rentrer dedans », ajoute-t-il.
Le fils de Farouk Belhiba est l’un des disparus du naufrage. Depuis le 11 février 2011, Farouk cherche une réponse : où est le corps de son fils ? Comme quinze autres familles, il cherche en vain à savoir ce qu’il est advenu de la dépouille de son enfant. Avant de partir, Abdallah, 17 ans, avait dit à son père, alors qu’ils étaient assis sur la plage en face de leur maison : « S’il te plait, laisse-moi partir, ici je n’ai rien à faire. » Ainsi, le 10 février 2011 Abdallah Belhiba s’embarquait sur le Raïs Ali. Depuis, il est porté disparu.
Le 11 février 2011 en début d’après-midi, le Raïs Ali qui naviguait depuis la veille et se rapprochait des eaux italiennes aurait été percuté par un navire militaire tunisien. Le Horria 302 se serait approché de l’embarcation des migrants et lui aurait ordonné de s’arrêter, selon tous les témoignages. Quelques instants plus tard, le choc avait lieu entre les deux bateaux, alors que le Raïs Ali était à l’arrêt, toujours selon les témoignages. Le bateau des migrants, long de 14 mètres, n’a pas résisté à la puissance du navire militaire de 48 mètres. Fer contre bois, le Raïs Ali est coupé en deux par le Horria 302.
Deux récits divergents
À qui la faute ? Le ministère de la défense diligente une enquête qui donne lieu à un premier rapport en avril 2011, adressé au tribunal administratif. Dans celui-ci, cinq membres de l’équipage du Horria 302 livrent tous la même version : les embarcations étaient en parallèle, le Raïs Ali ne s’est pas arrêté et a viré de bord sur la droite de manière inattendue, venant percuter le Horria 302. La responsabilité de l’incident est alors largement imputée au Raïs Ali.
De leur côté, les migrants affirment que leur bateau était à l’arrêt et qu’il a été éperonné par le navire militaire qui arrivait à une certaine vitesse en perpendiculaire. C’est la procédure judiciaire qui fera évoluer la version retenue.
Cinq familles de disparus et de personnes décédées décident de porter l’affaire au pénal. L’action ne donnera rien. Seize autres choisissent à l’opposé la voie civile pour ouvrir droit à une indemnisation. Ainsi en 2011 c’est d’abord le tribunal administratif qui est saisi. Celui-ci finit par se déclarer incompétent et l’affaire est portée devant le tribunal civil. Ce tribunal nommera trois experts indépendants qui rendront un rapport en 2015. C’est sur la base de ce rapport que la large responsabilité du Horria 302, le navire militaire, sera retenue et qu’en 2016 et en 2017 des décisions de dédommagement seront rendues. Elles octroient entre 5 000 et 10 000 dinars (entre 1560 et 2920 euros) d’indemnisation par parent de personne décédée ou portée disparue. Certaines familles se sont résolues à faire appel, considérant les indemnisations trop faibles au regard du préjudice subi.
Le rapport des experts
Ces décisions entérinent donc le fait que le Horria 302 est entré en collision avec l’embarcation des migrants, et non l’inverse. Mais quelles étaient les circonstances exactes de la collision ? Le bateau de migrants était-il en mouvement ou avait-il suivi l’ordre de s’arrêter ? Le Horria 302 a-t-il eu la route barrée ? S’agit-il d’une erreur de manœuvre ou a-t-il foncé intentionnellement dans le bateau des migrants ?
En 2011, lors d’une rencontre entre des responsables de l’armée et des familles de naufragés, quelques jours seulement après l’incident à Sfax, des militaires expliquent que l’abordage pourrait être le résultat d’une erreur de manœuvre, et affirment aux familles que si tel était le cas, l’armée « ne fermera pas les yeux sur cette erreur ». Pourtant, il semble que le rapport d’enquête demandé par le ministère de la défense ne fasse pas mention de cette notion d’erreur de manœuvre. Par ailleurs, lors du naufrage, l’un des militaires aurait dit aux migrants que cette histoire devait « mourir ici ». Les migrants ne seraient pas poursuivis pour migration clandestine et chacun rentrerait chez soi, en oubliant l’affaire.
C’est le rapport des experts indépendants qui viendra éclairer d’une tout autre lumière les circonstances de l’incident. Le rapport des trois experts avance une hypothèse. Il est démontré que les bateaux n’étaient pas en position parallèle et que donc le Raïs Ali n’a pas pu virer de bord et être à l’origine de l’incident. Il est démontré que le Horria 302 s’est approché à une certaine vitesse du bateau des migrants.
La conclusion du rapport note que la collision peut avoir été causée par une fausse manœuvre du navire de l’armée due à sa trop grande vitesse et à une mauvaise estimation des distances. Une maîtrise approximative de l’embarcation militaire est également avancée.
Pourquoi alors les cinq membres de l’équipage du bateau de l’armée ont-ils fourni une version qui n’est pas corroborée par l’expertise ? Nous avons sollicité le ministère de la défense, qui nous a fait savoir par la voix de son chargé de communication qu’une interview n’était pas possible. Impossible donc d’exposer le point de vue du ministère de la défense, de savoir comment de tels témoignages ont pu être récoltés et si des sanctions ont été prises.
Par ailleurs, plusieurs témoignages parlent d’une attitude agressive de la part des membres de l’équipage du navire militaire. Ils auraient fait preuve de violence verbale et physique, s’en prenant aux naufragés, leur intimant de ne pas monter sur le zodiac ou sur le navire militaire, les frappant avec les crosses de leurs armes, leur reprochant d’avoir pris la mer pour émigrer. Les militaires n’auraient pas eu l’air choqués ou affectés par l’incident et n’auraient fait preuve d’aucune empathie.
Garder les frontières européennes : à quel prix ?
Six ans plus tard, la Tunisie déplore un nouvel incident du même genre, avec un bilan encore plus lourd. Un autre naufrage a lieu le 8 octobre 2017, impliquant un bateau de migrants et un navire militaire. Alors qu’une embarcation de migrants navigue à 54 miles (100 kilomètres) de Kerkennah, un bateau de l’armée tunisienne tente de l’intercepter. Le bateau de migrants prend la fuite. S’ensuit une course poursuite avec usage de flash lumineux et de canon à eau, jusqu’à ce que le bateau de migrants finisse par chavirer et sombrer, emportant avec lui 45 personnes, juste après que le bateau de l’armée l’a touché. Seuls 38 voyageurs survivront.
Quid du respect du code de la navigation ? Le tribunal et l’expert déclarent qu’il y a une responsabilité partagée : le bateau des migrants ne s’est pas arrêté, celui de l’armée s’est trop approché. Cette fois-ci la justice sera beaucoup plus rapide. L’affaire sera jugée devant la chambre criminelle du tribunal militaire permanent de première instance de Sfax pour « homicide involontaire et lésions corporelles à autrui commis ou causés par maladresse, imprudence, négligence, inattention ou inobservation des règlements. » La responsabilité a été partagée à parts égales entre les capitaines des deux bateaux : celui des migrants pour « violation des règles nécessaires pour éviter une collision maritime et de navigation dans les eaux territoriales tunisiennes sans se conformer aux règlements ou aux ordres émanant de l’autorité maritime » et celui du navire militaire pour violation des consignes.
Ces deux incidents interrogent sur le rôle de l’armée tunisienne, qui semble prête à retenir coûte que coûte les migrants sur ses terres et dans ses eaux. Lors du premier naufrage, deux hélicoptères italiens auraient survolé le bateau des migrants juste avant qu’il ne soit intercepté par l’armée tunisienne. Des accords existent entre la Tunisie et l’Union européenne. Un volet sécuritaire y est inclus. On peut donc imaginer qu’un travail coordonné a lieu entre les armées des différents pays du pourtour méditerranéen pour protéger les frontières extérieures de l’Europe. Car si ce n’est pour les autres, pourquoi la Tunisie empêcherait-elle une partie de sa jeunesse désenchantée, et dont elle ne sait que faire, de quitter un pays où aucune solution viable ne lui est offerte pour le moment ?