À la mémoire de Jorge Léon (1948-2017)

En 1978, j’avais rencontré un étrange personnage qui naviguait entre l’anthropologie, l’histoire, la sociologie. Il était bien en avance de tout le monde, en tout cas de moi, qui peinait à me désengluer du marxisme primitif dont on avait hérité des pires années de l’Internationale. Il s’appelait Jorge Léon et il venait d’Équateur. Il travaillait dans un organisme de coopération internationale, et il sortait des sentiers balisés du « développement » qui, même dans ses versions de gauche, restait un horizon fermé, comme il le constatait pour Cuba ou la Chine. Il y avait peu de gens pour dire cela à cette époque.

Peu après, on s’est perdus de vue, Jorge ayant décidé de laisser le confort relatif du « nord » pour retourner dans son pays. Mais on s’est raccrochés, alors qu’il tentait de secouer la cage dans laquelle était enfermée la gauche sud-américaine, notamment face à la question autochtone qui était alors considérée comme un résidu d’une ancienne société révolue. La « révolution », pensait la gauche bien pensante, allait tout régler et mener les ouvriers au pouvoir, pour qu’ils puissent ensuite « civiliser » les autochtones et en même temps la masse paysanne subsistant dans la plus abjecte pauvreté. Bien avant le réveil autochtone 20 ans plus tard, Jorge avait perçu, sur les sillons du marxiste péruvien Carlos Mariategui, que ce matérialisme vulgaire ne menait nulle part. Dans notre correspondance, il m’expliquait que cette majorité autochtone-paysanne n’était pas « condamnée » par l’histoire, mais porteuse d’une projet d’émancipation authentique, tout en restant elle-même traversée de contradictions.

À Quito, il s’était attelé à mettre en place des espaces autonomes de réflexion, de recherche et d’enseignement pour les mouvements autochtones encore balbutiants. En 1990 lors d’un séjour en Équateur, j’avais été témoin de ce travail humble, très loin des insipides arrogances universitaires, loin également des schémas simplistes des partis de gauche équatoriens.

Ailleurs dans le monde, on ignorait cette pensée créative et critique. Jorge écrivait en castillan, pour et dans les débats dans son pays, vivant dans une fragile précarité (il n’avait aucun poste permanent), appuyé par un réseau familial et amical tricoté serré.

Plus tard quand la « vague rose » est arrivée en Équateur et une bonne partie de l’Amérique du sud, il avait exprimé des réserves face au nouvel État enveloppé dans le drapeau du progressisme. Il ne pensait pas que le processus politique permettait une réelle appropriation par le peuple et un projet d’émancipation par en bas. Il avait des critiques face aux nouveaux dirigeants qui lui semblaient enfermés dans une vision technocratique et économiciste. Il avait refusé de devenir un faire-valoir du nouveau président qui ne voulait rien entendre de ses analyses, la plupart du temps constructives.

Il est revenu à Montréal en 2015. Il était déjà affaibli, mais il avait décidé de faire la guerre à la maladie. Il n’avait pas les moyens de trop se reposer, et il acceptait de prendre des charges de cours ici et là. Ce n’était pas facile, d’autant plus qu’il se retrouvait, plus souvent qu’autrement, devant une masse de profs infiniment moins qualifiés que lui, dont certains malheureux recyclés dans la pensée unique du néolibéralisme et du post-modernisme, incapables de contribuer à la construction de la pensée critique et encore moins, au travail discret et fondamental de l’éducation populaire.

Jorge savait que les intellectuels « de profession » étaient condamnés à l’insignifiance, à moins de faire la jonction avec les intellectuels « du peuple », organisateurs des luttes et des résistances. Pour lui, 442 conférences académiques produisaient moins de connaissances que des enquêtes avec et surtout pour les mouvements populaires, ce qu’il faisait sans arrogance et sans je-sais-tout-isme.

Il y a quelques semaines, avant son décès survenu il y a quelques jours, il me disait ne rien regretter d’avoir choisi les « chemins escarpés » de l’enquête et de la critique. Sa tête fonctionnait à plein régime alors que, visiblement, le corps glissait dans le néant.

Jorge sera toujours présent pour plusieurs d’entre nous.

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