Mohamed Mebtoul, Multitudes 15 mars 2019
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Des manifestations ont été organisées ce vendredi 15 mars à partir de 14h dans toutes les villes et villages d’Algérie. On peut le dire sans aucune exagération : jamais depuis l’indépendance politique de 1962, l’Algérie n’a connu un mouvement social de cette ampleur quantitative et qualitative mis en branle de façon pacifique et joyeuse. Il suffit d’observer les visages des jeunes, filles et garçons marchant côte à côte, d’un pas très lent, s’arrêtant devant des espaces officiels, comme celui du parti FLN, en scandant collectivement le slogan « Dégage FLN » (parti politique dominant en Algérie : le Front de Libération Nationale, à l’origine de la guerre de Libération Nationale).
Un mouvement social de cette puissance là, a réussi le défi en trois semaines, à réinventer un processus politique certes inachevé, incertain, mais prometteur, au sens où il indique la voie d’une émancipation, d’une autonomie à l’égard du pouvoir actuel. Il y a des mots qui ne trompent, déjà évoqués dans les stades de football : « Petit à petit, nos arriverons à ELMouradia » (le lieu où est situé la présidence).
La société dans sa diversité sociale, culturelle et sexuée, écrasée et asphyxiée par un pouvoir autoritaire jouant sur la peur, la stabilité et la continuité (restons tels que nous sommes) a illuminé l’espace public devenu indéniablement politique. Le mouvement social en Algérie est dans la réinvention progressive du politique, c’est-à-dire la façon d’instituer autrement la société. Il redonne du sens à l’émergence d’une citoyenneté qui consiste à s’insurger et à refuser l’ordre politique établi. L’histoire peut aussi être de l’ordre de l’énigme. Il y a de l’inattendu et de l’imprévisible dans tout mouvement social. Même si l’on sait pertinemment que la société est loin d’une cruche vide qu’il est possible d’instrumentaliser sans cesse. Ce mouvement social peut aussi se lire comme celui d’un miroir inversé qui est la réappropriation de la parole par les jeunes au détriment des octogénaires qui gouvernent le pays. Il s’oppose de façon explicite et résolue aux dernières manipulations du pouvoir de prolonger le 4ème mandat sans calendrier précis sur les futures élections présidentielles reportées de façon illégale. La constitution ne prévoit le report des élections qu’en cas de guerre.
La présence active et plurielle des populations dans les recoins des villes et des villages algériens, est la preuve irréfutable de la prégnance d’une volonté farouche de vivre enfin après tant de décennies d’humiliation et d’injustices sociales. Vivre pour les manifestants, c’est s’inscrire dans le changement social et politique, pour leur permettre de mettre fin aux interdits, à l’‘opacité du pouvoir politique, à la corruption et à l’injonction politico-administrative. Le « dégagisme » est de l’ordre du politique. C’est un mot fort qui ne recouvre pas seulement une dimension morale et affective. Il a une signification politique: il rappelle fort opportunément, que l’attente première du mouvement social est de rompre de façon totale, et non partielle avec le régime politique. Le slogan « dégage » sous-entend le refus catégorique des hommes du sérail qui ont été impliqués activement avec le pouvoir actuel. Il s’agit donc de permettre l’émergence d’autres acteurs politiques, honnêtes, crédibles et représentatifs de la population. Le « que faire ? » que certains experts demandent de façon trop rapide, précipitée sans un décryptage profond des propos des jeunes, nous semble prématuré. La compréhension fine et du dedans de la dynamique sociale déployée par le bas, est importante pour ne pas reproduire à l’identique les recyclages douteux, les opportunismes nombreux et une structuration trop précipitée du mouvement qui risquerait de le fragiliser et de remettre en question ce sursaut collectif novateur.
Implication active dans le processus politique
Les enfants, les jeunes et les femmes, tenant le drapeau national à la main ou l’enveloppant autour de leur corps, ont démontré leur attachement à un patriotisme populaire. Celui-ci sous-entend leur détermination à s’impliquer activement dans le processus politique. Ils ne peuvent donc être oubliés dans le choix des hommes qui présideront à la destinée de l’Algérie. Il semble donc important de les écouter. Ils ont démontré cette capacité à décrypter le langage des acteurs politiques. L’inversion se retrouve au cœur des pratiques sociales déployées par les jeunes durant le mouvement social qu’il est possible de reformuler ainsi : « Vous (le pouvoir) nous avez de façon paternaliste méprisé, en nous considérant comme étant incivique, sale, peu patriotique en voulant fuir ce pays, et inconscient politiquement. Nous vous démontrons le contraire : nous sommes plus attachés au pays que vous. Le civisme est bel et bien de notre côté. Après la marche, nous nettoyons les espaces publics ». Le pouvoir a sous-estimé fortement les compétences relationnelles et sociales des jeunes. Elles sont non seulement le produit de leur expérience sociale au quotidien marquée par la souffrance et le refus de toute reconnaissance sociale et politique, mais aussi des réseaux sociaux. Ce sont des ressources cognitives et politiques importantes qui ont été réactivées de façon inventive dans la construction du mouvement social. Depuis le vendredi 22 février 2019 jusqu’au 15 mars 2019, les jeunes ont su allier l’humour croustillant fait de créativité et d’imagination dans la production des slogans et une détermination à toute épreuve qui montre incontestablement qu’ils ne renonceront jamais à leur objectif, celui de mettre à plat le système politique actuel. Même si le pouvoir algérien est bien obligé de reconnaitre formellement l’importance du mouvement social pacifique, sa pratique antérieure a toujours consisté à les marginaliser, à les mettre à l’écart du champ politique, privilégiant un personnel politique sous tutelle, âgé et recruté selon les affinités régionales et familiales. Le fonctionnement du politique en Algérie a été dominé par l’entre soi pour se prémunir de ce que Karima Lazali (2018) nomme pertinemment le « fratricide », c’est-à-dire la guerre entre les frères ennemis pour s’approprier le pouvoir.
Un humour politique croustillant
Cet humour rejaillit dans les slogans centrés sur la nécessité de faire partir ce pouvoir d’octogénaires. Dans la gestualité et les chants des jeunes, le mot ruptureavec le système politique, est incontestablement imposant, récurrent et repris en force par toutes les catégories sociales présentes au cours des manifestations. On peut traduire l’esprit des manifestants à Oran, ce jour du 15 mars : « Non à ce système politique qui nous a enterré « vivant », nous cloisonnant dans des espaces comme le coin de rue, les stades ou le café. Nous sommes aussi partie prenante de ce pays que vous avez privatisé pour vos propres intérêts ». De façon très élégante, les jeunes vont conjuguer à leur manière le verbe marcher : « Je marche, tu marches, ils partent… ». Ils montrent qu’ils sont loin d’être dupes des manipulations des responsables politiques qui contourné la candidature Bouteflika au 5ème mandat par la prolongation illégale, non constitutionnelle du 4ème mandat pour leur permettre de gagner du temps, sans proposer un calendrier pour la future élection présidentielle. « Quand on dit non au 5èmemandat, il nous dit : « on garde le quatrième ». Les jeunes sont conscients du divorce fort avec le pouvoir actuel : « Vous faîtes semblant de nous comprendre, on fait semblant de vous écouter ». Leur espoir est clairement formulé : « Hé ho ! enlever le clan au pouvoir, on sera heureux ».
Conclusion : ne pas oublier la dimension diachronique du mouvement social
La manifestation du 15 mars est plus qu’une simple répétition de celle du 8 mars 2019. Plus puissante de par le nombre plus importants de manifestants, elle est aussi plus radicale. Cette radicalité est la résultante d’une profonde souffrance d’un peuple voué pendant depuis 1962 au silence, aux interdits, à l’arrogance politique et aux multiples injustices sociales. En outre, toutes les luttes sociales depuis 1988, les contreviolences dans les stades souvent naturalisées, sans être questionnées, oubliant qu’elles sont la réponse avant tout à la violence institutionnelle et politique, les nombreuses émeutes face notamment aux distributions injustes et sélectives des logements, les évènements dramatiques en Kabylie en 2001, le mouvement des chômeurs à Ouargla dans le Sud du pays, la grève de 5 mois des médecins résidents (internes) entre 2017 et 2018, ont subi un processus de détournement au profit des différents pouvoirs qui n’ont pas hésité, pour cela, à user de la matraque et de la baïonnette sur les manifestants. Tous ces mouvements sociaux antérieurs n’ont pas été oubliés par les jeunes. Ils ont incontestablement laissés des traces dans la mémoire collective. Les jeunes font référence au mépris institutionnalisé dont ils ont été pendant des décennies, les victimes (Mebtoul, 2018). Le régime politique n’a cessé de rappeler avec arrogance sa conviction politique majeure : rester dans le statu quo, manière de dire : « j’y suis, j’y reste ». « Le pouvoir m’appartient ». Le revirement de l’histoire leur a donné tort. Le mouvement social accède de façon plus marquante, plus puissante que les luttes antérieures, à la revendication politique majeure qui est celle d’une remise en question radicale du système politique.