Allemagne : blocage d’une usine d’engrais chimiques

Cécile Bontron et Jérômine Derigny (Reporterre), 26 septembre 2019

La première action de désobéissance civile de masse contre l’agriculture industrielle a perturbé lundi et mardi, en Allemagne, le fonctionnement d’une usine de production de la société Yara, premier producteur d’engrais synthétiques européen et deuxième mondial. Plusieurs centaines d’activistes de Free the soil ont tenu un siège de 27 heures pour dénoncer les conséquences de ces pratiques agricoles sur le climat.

Grèves pour le climat, marches partout dans le monde, Assemblée générale des Nations unies sur le réchauffement, rapport du Giec sur les océans… À partir du 20 septembre, des événements majeurs marquent la mobilisation pour lutter contre le changement climatique.

Les rangs tracés en lignes parfaites se pressent les uns contre les autres, les chaussures des uns effleurant celles des autres. Le signal est donné : le cortège sort enfin du camp sous des cris et les ola ce lundi 23 septembre au matin. La réussite de toute la campagne Free The Soil repose sur ces 400 activistes formant deux blocs symétriques, appelés « doigts ». Postés au troisième rang du doigt violet, Lily et Angi [*] sentent culminer un stress qui n’a cessé de monter depuis la veille. Les deux Français de 27 et 24 ans sont partis d’Angers pour rallier Brunsbüttel, dans le nord de l’Allemagne, au terme d’un voyage mêlant autostop, bus au long cours, train et car de village. Plus de 24 heures de trajet. Et en arrivant, hasard des affinités, ils se sont retrouvés responsables de la bannière de ralliement du doigt violet. À eux de montrer la voie si la police charge, si le groupe est dispersé, s’il faut terminer l’opération coûte que coûte pour bloquer l’usine de production d’ammoniac et d’urée du géant norvégien de l’agro-industrie Yara (12,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018).

Plus de 800.000 tonnes d’ammoniac et 800.000 tonnes d’urée partent chaque année de Brunsbüttel pour former, notamment, de l’engrais synthétique, faisant de Yara le premier producteur d’engrais chimique européen et le deuxième mondial. Une production qui nécessite beaucoup d’énergie fossile et particulièrement du gaz naturel. Selon le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) de 2018, l’agriculture est responsable de 10 à 12 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, et de 50 % des émissions totales de méthane. En ajoutant la déforestation et d’autres usages du sol, comme l’assèchement des zones marécageuses, ainsi que l’ensemble des activités de production de nourriture, les experts de l’Organisation des Nations unies estiment que l’alimentation est responsable de près de 37 % des émissions de gaz à effet de serre (Rapport spécial du Giec sur le changement climatique et les terres émergées, août 2019).

« Free The Soil a été créée par un groupe de réflexion danois sur le changement climatique, explique Linda [*], l’une des organisatrices. Les membres du groupe sont partis du fait que l’agriculture était l’un des plus importants facteurs du changement climatique et, dans l’agriculture, ce sont les engrais synthétiques qui sont les plus polluants. » Ils sont alors arrivés à Yara, multinationale pourtant totalement méconnue, et ont ainsi monté la toute première action de désobéissance civile de masse dénonçant l’agriculture industrielle.

Pour Angi, cette dénonciation est une évidence : « L’alimentation est au fondement de toute la société, dit-il. Or, l’agriculture industrielle a une vision dépassée des sols, une vision chimique qui demande simplement à ajouter de l’engrais azoté pour faire pousser plus vite, extraire le maximum, quitte à appauvrir les sols. » Sa compagne ajoute : « Cette pratique s’inscrit dans un système capitaliste qui rend les agriculteurs dépendants d’un intrant. »

Autour de Lily et d’Angi, personne dans le cortège, à part quelques initiés, ne connaît le parcours qui permettra de faire sans encombre les six kilomètres vers l’usine ni la stratégie de blocage prévue. Derrière Lily et Angi, Luke, 23 ans, cheveux bouclés ramenés en un chignon lâche, joues colorées et masque sur le front, tient un matelas pneumatique en guise de banderole. Il est prêt à se jeter dessus pour traverser le canal bordant l’usine, peu importe le vent froid battant la campagne allemande. Si Luke a participé à beaucoup de manifestations, Free The Soil est sa première action de désobéissance civile. « Une cousine m’a fait découvrir le livre de Pablo Servigne et l’effondrement. Ça m’a bouleversé », raconte-t-il. Il a bien terminé ses études en hydrologie mais a mis sa recherche d’emploi en pause, le temps de réfléchir et d’assouvir sa quête de sens, comme beaucoup de jeunes dans le cortège, qu’ils soient français, allemands, danois, suédois, ou belges.

« J’ai l’impression que c’est ce qu’il faut faire. Ça a l’air d’être la forme d’action la plus efficace. Il faut changer le système et je ne vois pas d’autre réponse », témoigne Tamtam [*], quelques rangées derrière Luke. Le jeune homme longiligne de 21 ans a fait la grève pour le climat tous les vendredis depuis l’appel de Greta Thunberg. C’est ce qui l’a mené, au gré des rencontres, à la désobéissance civile. À la fin de l’année scolaire, il a ainsi bloqué la Société générale à la Défense, et une mine de charbon en Allemagne, ou encore déversé un tas de vêtements devant un magasin H&M à Paris. En septembre, il n’a pas repris ses brillantes études en mathématiques : il a joué la carte de l’année de césure pour réfléchir, lui aussi.

Dans le doigt violet, des slogans ad hoc comme « For the planet not to boil, free the soil » (« Pour que la planète ne brûle pas, libérons les sols »), alternent avec des plus classiques tels « anticapitalista ». Soudain, la première voiture de police croise le cortège. Léger frémissement. Mais elle ne fait que passer.

« Rien ne peut nous arrêter », crient les manifestants. Ils contournent une barrière en passant sur la piste cyclable et arrivent en vue de l’une des limites officielles de la manifestation autorisée, sur la route qui mène à l’usine Yara. Mais, sur la ligne droite, un fourgon de police émerge, fonçant droit devant. Nouvelle alerte : le cortège n’a toujours pas rejoint la route de la manifestation autorisée. La tension monte. Nouvelle déroute policière : le fourgon fait demi-tour à quelques mètres de Lily et d’Angi. La police prend ses informations. Elle est prête. Onze autres fourgons vont surgir pour entourer la manifestation sur la voie autorisée. Mais, les deux doigts arrivent sans encombre devant l’usine. Franchissant le fameux canal pour lequel Luke s’était préparé, le doigt turquoise s’élance sur le pont de l’entrée secondaire et le doigt violet sur celui de l’entrée principale. C’est alors que la police surgit. En quelques secondes, les fourgons s’alignent, les policiers bouchent les espaces. Dans le même temps, côté manifestants, deux tripodes sont érigés, aussitôt escaladés par deux jeunes, qui s’y asseyent. Le blocage commence là, à quelques mètres des larges cuves de pétrole, et de l’unité de production d’ammoniac. Le parking des salariés de l’usine est vide. Il est 11 h 40. Le siège s’organise.

Après avoir avalé leurs sandwiches, certains activistes sortent des jeux de cartes, d’autres, des livres, des frisbees, des balles de tennis. Un groupe de percussionnistes improvise un petit concert. Tamtam impressionne ses collègues en résolvant un Rubik’s Cube les yeux fermés.

En fin d’après-midi ce lundi, une pluie fine se met à tomber. Quelques bouts de bois, des cordes, et des bâches permettent de créer de modestes abris aux militants. Le ravitaillement suit peu après, apportant burgers véganes, calzone et semoule. Il reviendra réchauffer les corps à 22h avec de la soupe et du thé. Les militants s’étaient préparés à défendre leurs positions mais finalement, les forces de l’ordre laissent le blocage se maintenir toute la nuit. Lily et Angi trouvent un coin de bâche, au plus près du cordon de police. Ils s’installent à même le sol, avec un duvet et une couverture de survie pour deux. « C’est assez impressionnant de s’endormir en regardant les pieds des policiers, mais j’étais confiante », témoigne Lily. Leur nuit est un peu chaotique. Elle est pire pour ceux, comme Luke, qui n’ont même pas d’abri. Il arrive à faire fi de la pluie fine incessante… sauf lorsqu’elle s’intensifie et s’abat en trombes. Les activistes se serrent alors davantage sous les refuges de fortune et chacun parvient à s’abriter un minimum.

Côté doigt turquoise, certains piaffent d’impatience. Au milieu de la nuit, une dizaine de militants part en mission commando. Ils se glissent près de la grille qui entoure l’usine, se frayent un petit passage par dessous, et s’élancent vers les premiers bâtiments. Mais la police est déjà à leurs trousses. L’écart avec les poursuivants est mince. Près des cuves de pétroles, des activistes s’arrêtent pour déplier une banderole… immédiatement arrachée par un policier. Ce qui donne le temps au groupe de tête de monter les escaliers extérieurs pour parvenir au toit. Hors d’haleine, les cinq militants atteignent leur but. Seuls les pompiers du site pourront les déloger un peu plus tard. Détenu à l’intérieur de l’usine, le groupe commando est finalement relâché dans la matinée du mardi 24 septembre. Pas de garde à vue. Pas de vague.

Free The Soil a levé le siège mardi, à 15 h, après plus de 27 heures de blocage. L’usine ne s’est pas arrêtée mais les activistes ont rempli leur mission : pointer du doigt le rôle de l’agriculture industrielle dans le changement climatique et faire sortir le géant Yara de l’ombre.

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