Antisémitisme : une définition fallacieuse — critique et responsabilité

« Deux poids, deux mesures » @jmettraux - CC BY 2.0 via Flickr

Messaoud Romdhani ((Messaoud Romdhani est un militant pour les droits humains tunisien.))

«Il est facile de critiquer et de condamner les crimes des autres. Il est un peu plus difficile de se regarder dans le miroir et de se demander ce que nous faisons, car ce n’est généralement pas très joli, et si nous avons un minimum de décence, nous allons essayer de faire quelque chose pour arranger les choses.»

Noam Chomsky (Anti-Semitism, Zionism, and the Palestinians -L’antisémitisme, le sionisme et les Palestinien.nes)

L’éminente journaliste et écrivaine Masha Gessen, qui est juive et dont nombre d’ascendants ont péri dans l’Holocauste, s’est vu retirer le prix Hannah Arendt pour la pensée politique. La raison? Le 9 décembre, Madame Gessen a publié un essai dans The New Yorker dans lequel elle critiquait la guerre d’Israël contre Gaza, comparant le calvaire de la population palestinienne à celui vécu par les Juifs ghettoïsés durant l’occupation nazie de l’Europe de l’Est.

Dans l’essai susmentionné, intitulé «In the Shadow of the Holocaust» (Dans l’ombre de l’Holocauste), Mme Gessen réfléchit à la «politique de la mémoire», c’est-à-dire à la manière dont le souvenir de l’Holocauste a transformé Israël en victime éternelle, éliminant toute critique visant son hégémonie coloniale et justifiant les crimes de guerre perpétrés à Gaza.

Ce qui est à la source de la confusion, c’est la définition de l’antisémitisme établie en 2016 par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), une organisation intergouvernementale. Cette institution a dans un premier temps adopté une définition claire de l’antisémitisme en l’appréhendant comme «une perception […] qui peut s’exprimer sous la forme d’une haine envers les Juifs». Mais cette définition a dans un deuxième temps été dénaturée par une logique floue associant l’antisémitisme au fait de «prétendre que l’existence de l’État d’Israël est une entreprise raciste» ou d’«établir une comparaison» entre la politique israélienne contemporaine et celle des nazis.

Cette curieuse définition n’a aucune valeur juridique. Toutefois, comme on a pu s’en rendre compte récemment, elle a été endossée par les États membres de l’UE et le département d’État américain, ce qui rend difficile toute critique à l’égard du génocide qui a cours à Gaza. Même des artistes, penseurs et écrivain.es juif.ves sont «réduits au silence par cette définition», de peur d’être accusés d’antisémitisme.

Pour Mme Gessen, les pays occidentaux, qui soutiennent la violation du droit international par Israël, ont la mémoire courte, car ils ont oublié tout le cadre intellectuel de l’après-Seconde Guerre mondiale, un cadre qui était censé protéger les droits humains pour tous les peuples en période de paix comme de guerre. Ils ont oublié que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 «était une réponse aux actes de barbarie […] qui ont révulsé la conscience de l’humanité». Ce qui se passe en ce moment à Gaza est une nouvelle tache sombre sur cette conscience. Et une autre leçon oubliée.

L’impact dangereux de la définition obscure de l’antisémitisme est qu’elle fait de l’antisémitisme réel, l’hostilité criminelle envers le peuple juif, une histoire à dormir debout. En effet, accuser d’antisémitisme ceux et celles qui dénoncent la politique coloniale d’Israël ou les crimes de guerre en Palestine jette le doute sur l’antisémitisme réel. Une définition qui nomme les choses avec exactitude est ce dont le monde a besoin aujourd’hui pour protéger les droits humains — une définition focalisée sur les véritables expressions de haine envers les Juifs et non sur les accusations instrumentalisées et motivées par des considérations politiques qui visent à protéger Israël de toute remarque critique et pire encore, à justifier sans scrupules ses crimes de guerre.

Heureusement, quelques rares voix guidées par la raison émergent dans ce contexte nébuleux, suscitant l’espoir et répandant l’inspiration. Né en Israël, Omar Bartov, historien et professeur d’études sur l’Holocauste et les génocides, a clairement qualifié le gouvernement de droite actuel de «régime d’apartheid». Il est l’un des signataires, parmi plus de 2 000 universitaires et personnalités publiques, d’une pétition proclamant qu’«il ne peut y avoir de démocratie pour les Juifs en Israël tant que la population palestinienne vivra sous un régime d’apartheid».

En novembre dernier, un groupe d’écrivain.es, d’artistes et de militant.es juif.ves a rédigé une lettre dans laquelle ils «souhaitent désavouer le discours largement répandu» selon lequel «toute critique d’Israël est intrinsèquement antisémite», ajoutant qu’Israël et ses défenseurs «utilisent depuis longtemps cette tactique rhétorique pour mettre Israël à l’abri de toute responsabilité, justifier des milliards de dollars investis dans l’armée israélienne par les États-Unis, occulter la réalité mortelle de l’occupation et nier la souveraineté palestinienne».

La plupart des pays occidentaux continuent pendant ce temps à souscrire à la rhétorique d’extrême droite d’Israël en imposant des restrictions aux manifestations pro-Gaza, en diabolisant toute critique d’Israël et en faisant obstruction au militantisme propalestinien, ce qui soulève des questions quant à leur foi dans la démocratie, les droits de la personne et le rôle de la loi. Par exemple, le «Sommet pour la démocratie», une initiative des États-Unis dont la prochaine édition se tiendra en mars 2024 en Corée du Sud, semble aujourd’hui réduit à un geste vide de sens.

Un universitaire finlandais s’exprime ainsi sur la politique de deux poids, deux mesures des pays occidentaux : «Les discours antisémites et haineux à l’encontre d’Israël ne sont pas autorisés (et ne devraient pas l’être), mais la déshumanisation des Palestiniens l’est!» En fait, la simple évocation de leur droit de respirer pour vivre est devenue synonyme d’antisémitisme.

Traduit de l’original sur Alternatives International par Johan Wallengren