Beyrouth au temps des charognards

An anti-government demonstrator jumps on tires that were set on fire to block a main highway as he holds a national flag, during a protest in the town of Jal el-Dib, north of Beirut, Lebanon, Tuesday, Jan. 14, 2020. Following a brief lull, Lebanese protesters returned to the streets, blocking several roads around the capital, Beirut, and other areas of the country on Tuesday in renewed rallies against a ruling elite they say has failed to address the economy's downward spiral. (AP Photo/Bilal Hussein)/XBH113/20014427780544//2001141809

Jad Bouharoun, Contretemps, 17 septembre 2020

 

L’explosion du port est venue ajouter une dimension apocalyptique, presque surréaliste, à la crise totale que vit la société libanaise dont le modèle d’accumulation capitaliste adopté ces trente dernières années s’est brutalement effondré. Comment en est-on arrivé là, et quelle force sociale peut achever cette classe dirigeante ?

Cet article de Jad Bouharoun a été publié initialement sur le site d’Autonomie de classe

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Il faut reconnaître qu’Emmanuel Macron, roi de l’indécence, a un sacré sens du timing. Comme un charognard capable de repérer un animal mourant à des kilomètres à la ronde, le président français a su reconnaître l’opportunité présentée par l’explosion de Beyrouth pour aller parader dans ses rues et s’y offrir un bain de foule à bon marché (chose impensable pour lui en France), alors que la ville stupéfiée et meurtrie commençait à peine à déterrer ses mort.e.s sous les décombres.

Tandis que le président français était entouré de jeunes volontaires bien intentionné.e.s mais biberonné.e.s aux idéologies libérales et qui apprennent la politique sur le tas, d’autres prédateurs arpentaient les rues de Mar Mikhael et Gemmayzeh : les promoteurs immobiliers qui ont vu dans l’explosion l’occasion rêvée de mettre la main sur les vieilles maisons de ces quartiers proches du centre-ville et continuer ainsi la course folle à la spéculation immobilière qui a transformé la capitale libanaise au cours des trente dernières années.

Macron a réussi sa petite comédie médiatique et s’en est allé au moment même où les choses sérieuses commençaient : le lendemain, les rues de Beyrouth offraient un visage bien moins accueillant pour le VRP d’Alsetex, dont les grenades pleuvaient sur les manifestant.e.s qui répondaient avec des pavés, des bouteilles de verre et tout ce qui leur tombait sous la main.

La manifestation du 6 août et celles qui ont suivi depuis n’ont pas dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre et en tentatives d’occupation des différents ministères : l’affrontement était proclamé dès le début. Contrairement aux manifestations qui s’étaient succédées depuis octobre 2019, même les organisations d’ordinaires les plus modérées des classes moyennes (celles-là mêmes qui, dans leur désespoir, ont accueilli l’opportuniste Macron comme un héros) ont adopté les slogans les plus radicaux : vengeance, prise du parlement et pendaison des responsables. C’est ainsi que le mouvement a ajouté la démission d’un second gouvernement à son tableau de chasse de 2020, signe de la profondeur de la crise politique dans le pays et de la force de la résistance. Pourtant, la classe dirigeante reste fermement accrochée au pouvoir, avec ses hommes d’affaires et ses chefs politiques et religieux, qui ont sorti leur argent du pays et attendent le bon moment pour frapper un nouveau coup en annulant les subventions sur les produits de première nécessité. La dévaluation catastrophique de la monnaie nationale a entraîné avec elle le niveau de vie de l’immense majorité de la population. Celleux qui étaient membres de classes moyennes il y a encore quelques mois, se demandent désormais comment remplir leur frigo alors que les pauvres ont vendu les leurs depuis longtemps.

On ne connaîtra peut-être jamais les causes directes de l’incendie qui s’est déclenché dans le port de Beyrouth et qui a causé l’explosion de plus de deux mille tonnes de nitrate d’ammonium. Mais les grandes lignes du contexte de la catastrophe sont désormais connues. L’armateur du navire a préféré l’abandonner avec son équipage plutôt que de payer des frais de réparation, les directeurs des douanes et du port ont préféré s’asseoir sur la cargaison dangereuse pendant six ans en attendant de la revendre plutôt que de la détruire comme l’imposait la loi, et enfin la présidence de la république et le premier ministre ont ignoré un rapport datant de juillet 2020 dans lequel la sûreté de l’Etat (une des polices politiques du Liban) les alertait sur la dangerosité de la situation. C’est une histoire, hélas, classique de corruption, de négligence, d’appât du gain et de mépris hallucinant pour les vies humaines qui sont bien résumées par la profession de foi capitaliste : nos profits valent plus que vos vies ! La catastrophe a également mis en lumière l’exploitation impitoyable des travailleur.e.s du port payé.e.s à la journée sans contrat de travail ni sécurité sociale, ainsi que le racisme des autorités libanaises qui n’ont même pas compté parmi les victimes « officielles » les dizaines de mort.e.s originaires de Syrie, du Bangladesh et d’autres pays.

L’explosion du port est venue ajouter une dimension apocalyptique, presque surréaliste, à la crise totale que vit la société libanaise dont le modèle d’accumulation capitaliste adopté ces trente dernières années s’est brutalement effondré. Comment en est-on arrivé là ?

Éléments de l’économie politique de l’effondrement

Les origines de la classe capitaliste libanaise remontent à la moitié du 19e siècle, lorsque se sont concentrés autour du port de Beyrouth des intermédiaires entre les producteurs de soie du Mont-Liban (la montagne qui entoure Beyrouth) et leurs clients en France. Cette production industrielle moderne résultait elle-même d’investissements de la bourgeoisie française à destination de villages et de régions chrétiennes, une des manifestations de la « pénétration capitaliste » des provinces ottomanes et, au passage, le premier fondement matériel de ce qui devint le système confessionnel libanais. Grâce à leurs relations avec l’Occident et leur accès à l’argent, ces courtiers sont devenus les grands commerçants et les banquiers de Beyrouth et leur histoire continua bien au-delà de celle de l’industrie qui leur avait donné naissance : l’industrie de la soie a presque entièrement disparu dans les premières décennies du 20e siècle.

L’empire ottoman chuta avec la fin de la guerre 1914-1918, et l’impérialisme français fonda le « grand Liban », un Etat à la mesure de cette bourgeoisie financière et commerciale. Le poids de cette classe a évidemment influencé la trajectoire de l’économie et de l’Etat libanais ; par exemple, et contrairement à la plupart des Etats nouvellement indépendants de la région, le Liban ne s’est jamais engagé dans des politiques d’industrialisation étatique et de protectionnisme pour remplacer les importations, car la bourgeoisie locale dépendait – et dépend toujours – du libre-échange financier et commercial plutôt que de l’industrie pour son accumulation et ses profits. Dans le langage de l’économie politique marxiste, la bourgeoisie libanaise ne s’engage pas ou peu dans les activités directement productrices de plus-value mais capture, par le commerce et la finance (d’où l’importance du système bancaire et du port de Beyrouth), des plus-values produites dans d’autre parties du système capitaliste. Ce fait ne constitue pas une exception ou une « déviation rentière » du cours normal du capitalisme, sauf à considérer que la City de Londres ou Wall Street à New York (qui sont des centres géants de capture de plus-value produite autre part) ne font pas partie du système capitaliste normal. Ceci ne signifie pas non plus (nous y reviendrons) que la bourgeoisie ne dépend pas de l’exploitation de la force de travail locale pour capturer cette plus-value, bien au contraire.

Les grandes banques libanaises, et par conséquent toute l’économie nationale, ont toujours dépendu des flux financiers et des cycles d’accumulation régionaux pour leurs profits. A titre d’exemple, avant la guerre civile (qui a débuté en 1975), les banques libanaises ont servi tour à tour de refuge aux capitaux palestiniens après la Nakba de 1948, ainsi que des « surplus » financiers des bureaucrates des Etats « socialistes » d’Irak et de Syrie (c.à.d. l’argent volé des caisses de l’Etat). Les banques libanaises ont aussi servi à réinvestir les pétrodollars sur le marché mondial, avant que les pays du Golfe ne montent leurs propres systèmes financiers. Il n’est donc pas surprenant que le modèle d’accumulation adopté avec la fin de la guerre civile libanaise en 1990 soit lui aussi fortement influencé par la bourgeoisie bancaire et commerciale, dans un contexte mondial d’avancée du rouleau compresseur néolibéral. Nous pouvons résumer ce modèle ainsi : en l’absence d’investissement productif, le Liban a un déficit commercial structurel, c’est-à-dire qu’il importe beaucoup plus de marchandises qu’il n’en exporte. Pour payer ces importations, il faut des attirer de la valeur sous forme de devises étrangères dans le pays. Comment faire ? Trois mécanismes principaux ont interagi ces trente dernières années.

Premièrement, attirer des investissements étrangers, principalement du Golfe, vers les secteurs du commerce, du tourisme, des services et bien entendu de l’immobilier. Le meilleur symbole de ce mécanisme est la reconstruction du centre-ville de Beyrouth. Quartier populaire des petites classes moyennes avant la guerre, il a été exproprié de force au profit d’une compagnie privée spécialement créée à cet effet et nommée… Solidere. Celle-ci en a fait une grande avenue Montaigne, avec appartements, bureaux et boutiques de luxe, et plus d’agents de sécurité privés que d’habitant.e.s, à quelques centaines de mètres de quartiers pauvres où les égouts coulent pratiquement à ciel ouvert.

Deuxièmement, les travailleur.e.s émigré.e.s libanais.e.s envoient une partie de leurs salaires à leurs familles. Ces transferts d’argent d’une main d’œuvre qui a tendance à être qualifiée et plutôt bien payée ont atteint un pic en 2008, constituant 24% du PIB du pays avant de stagner puis de baisser, suivant les économies du Golfe et d’Europe où sont basé.e.s la majorité de ces travailleur.e.s. Enfin, le troisième et plus important mécanisme d’attraction de devises étrangères est celui qui lie la dette souveraine de l’Etat libanais au marché mondial par le biais des banques libanaises. Ces dernières attirent les dépôts en dollars US en offrant des taux d’intérêts bien plus élevés que ceux pratiqués sur le marché mondial, et les financent en prêtant cet argent à leur tour à l’Etat libanais, et ce à des taux d’intérêts plus élevés encore. Si ce « deal » peut attirer l’argent de petit.e.s épargnant.e.s, il est créé sur mesure pour la grande bourgeoisie libanaise qui fait ses affaires en Afrique et en Amérique Latine et qui profite du secret bancaire absolu pratiqué au Liban pour y cacher son argent tout en obtenant des intérêts élevés. Les banques libanaises capturent d’immenses profits de ces opérations : ces dernières années le taux de profit moyen des grandes banques libanaises était 2 à 3 fois plus élevé que celui des banques européennes et américaines. Quant à l’Etat libanais, il a consacré plus de 40% de son budget au paiement des intérêts sur sa dette ; c’est ainsi que les salaires de misère des fonctionnaires, le délabrement de l’infrastructure publique et des services publics comme l’éducation et la santé, financent directement les profits des banques et de leurs actionnaires libanais et étrangers.

Ces différentes sources de devises étrangères, qui dépendent toutes en fin de compte de l’économie capitaliste mondiale, se sont graduellement taries. En même temps, ce qui restait de l’industrie locale s’est dégradé en raison du manque d’investissements productifs (car pas assez profitables) et le déficit commercial s’est encore accru. Les différents cycles spéculatifs ne suffisent plus à cacher la nature non durable de ce modèle d’accumulation, mais cela n’a pas empêché, évidemment, les banques, les grands commerçants et les développeurs immobiliers d’augmenter leurs profits avec l’aggravation de la crise, car « dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui‑même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. »

La cerise sur le gâteau vint avec la soi-disant « ingénierie financière », une série de mesures d’apparence complexe prises par la banque centrale du pays depuis 2016 pour assurer les liquidités en dollars US. Initialement célébrées par le FMI et la presse spécialisée, elle se sont avérées n’être que de vulgaires tromperies comptables permettant à la bourgeoisie de mettre ses affaires en ordre, c’est-à-dire de transformer ses propres pertes en dette souveraine avant l’effondrement inévitable, comme un condamné à mort qui prend son temps pour fumer sa dernière cigarette avant de monter à l’échafaud.

Corruption, exploitation, qui peut achever cette classe dirigeante ?

Il ne fait aucun doute que la corruption est un phénomène généralisé au Liban, et personne ne le nie. Même les dirigeants politiques qui tiennent les rênes du pays depuis trente ans le reconnaissent et brandissent le slogan de la lutte contre la corruption, tout comme les institutions internationales, le président français, les ONG, les dirigeants des banques, le parti communiste libanais et bien sûr les manifestant.e.s dans les rues de Beyrouth. Mais le mot « corruption » lui-même implique l’existence d’un corps sain, ou d’une base saine qui est ensuite corrompue. Où se trouve cette base saine, à quoi ressemble-t-elle, personne ne nous l’a encore dit. Ce flou artistique soigneusement entretenu ouvre grand la porte aux approches moralistes de la lutte politique, voilant les relations sociales et les rapports de classe. Ainsi, les pauvres qui se débrouillent pour éviter de payer une facture d’électricité sont des « corrompu.e.s » au même titre que des entrepreneurs ou des banquiers qui récoltent des milliards ! C’est là qu’entrent en scène les crétins des classes moyennes éduquées pour jouer le rôle des moralisateurs et des gardiens des valeurs et nous expliquer que « le peuple libanais a la corruption dans le sang » ou encore « un peuple pareil mérite pareils dirigeants ».

La corruption n’est pas l’origine du mal mais une conséquence, un symptôme qui joue son rôle « utile » dans le processus d’accumulation et de reproduction de la classe dirigeante dans on ensemble. Personne n’a parlé de corruption durant les trente années où la dette souveraine fut mise au service de l’enrichissement des banquiers, bien au contraire. Le gouverneur de la banque centrale libanaise (Banque du Liban), architecte de ce système, a reçu des dizaines de prix internationaux pour sa bonne gestion de l’économie monétaire, dont deux légions d’honneurs de la présidence française et le privilège de sonner la cloche du Dow Jones. Il semblerait que personne dans ces honnêtes institutions n’ait remarqué que les premiers ministres successifs du Liban, qui ont nommé le gouverneur et renouvelé son mandat, étaient eux-mêmes actionnaires des banques libanaises ? Une autre facette importante de la corruption est la distribution des postes de hauts fonctionnaires, surtout dans les ports et aéroports, selon la loyauté politique et ethnique et non la compétence. Ce fait donne aux différents capitalistes commerciaux leurs accès à ces lieux stratégiques d’accumulation par le biais des partis au pouvoir, et organise à un certain degré la compétition anarchique à laquelle ils se livrent. Bien entendu, ces hauts fonctionnaires, officiers de l’armée et des douanes, etc… prennent leur petite part du gâteau et sont protégés par leurs parrains politiques, mais ils sont avant tout jugés selon leur capacité à veiller aux intérêts des grands capitalistes qui se cachent derrière les partis.

Par exemple, le Courant Patriotique Libre, parti du président actuel Michel Aoun, a longtemps promis de combattre la corruption et de réformer les institutions, flattant ainsi sa base petite bourgeoise en quête de moralisation de la vie politique. Mais son accession graduelle aux leviers du pouvoir au cours de la dernière décennie s’est accompagnée de son rapprochement de la grande bourgeoisie chrétienne, et sa participation complète à la distribution des postes des hauts fonctionnaires, le parti réclamant publiquement sa part au nom de la « défense des intérêts chrétiens dans l’Etat ». C’est ainsi que le chef du parti, Gebran Bassil, personnification caricaturale du petit parvenu, est devenu l’une des personnalités les plus détestées du pays. Quant au Hezbollah qui a émergé dans les années 1980 des milieux pauvres chiites, il a accompagné l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie dans ce même milieu religieux (surtout commerciale et immobilière) et est devenu lui aussi membre de la clique au pouvoir, défendant les intérêts de « sa » bourgeoisie au nom de l’intérêt de la « communauté chiite » dans son ensemble. Avec l’accélération de la crise, la compétition entre capitalistes s’est accrue et la corruption aussi. Cette dernière n’est donc pas une tumeur maligne qui croît sur un corps sain, mais constitue un des moyens de régulation de la compétition entre les capitalistes en organisant -notamment- leur accès au pouvoir étatique, une manifestation spécifique du phénomène décrit par Marx et Engels qui disent que le « gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. »

 

Vers une radicalisation de la lutte ?

Près d’un an après le début du mouvement, les manifestations et les blocages de rues à Beyrouth et dans toutes les régions du pays ont fait chuter deux gouvernements. C’est un signe de la profondeur de la crise politique que traverse la classe dirigeante, en plus de la crise économique. Il est désormais clair qu’une majorité de la population ne croit plus en la capacité ni même la volonté des dirigeants d’apporter une solution favorable à ses problèmes. Mais ce manque manifeste de légitimité populaire n’a évidemment pas mené la classe dirigeante à démissionner dans son ensemble, contrairement aux vœux des franges les plus naïves du mouvement, qui souhaitaient l’instauration d’un « gouvernement indépendant » aux pouvoirs exceptionnels pour assurer la transition vers un nouveau régime.

Même si un gouvernement indépendant représentant d’une manière ou d’une autre les aspirations du mouvement était nommé, ça ne changerait pas grand-chose à l’affaire. Tout simplement, les décisions qui iraient à l’encontre des intérêts de la classe dirigeante ne seraient jamais appliquées. C’est que l’appareil d’Etat n’est pas une institution neutre qui n’attend que la bonne direction pour se mettre au service du peuple ; sa fonction historique, au contraire, est en fin de compte d’assurer les profits des capitalistes et la reproduction des rapports sociaux existants. La classe dirigeante, retranchée dans les institutions de l’Etat, ses forces armées, sa police, sa justice, les banques et les médias, est prête à mener le pays jusqu’à l’abîme de la guerre civile, comme elle l’a fait par le passé, plutôt que de renoncer à ses privilèges : elle ne va pas abandonner la scène sans un bon coup de pied aux fesses.

Comment donc frapper ce pouvoir politique, financier et religieux, cette hydre à plusieurs têtes qui possèdent et contrôlent le pays, tout en dépassant les clivages ethniques et confessionnels auxquels la classe dirigeante essaie constamment de réduire la population ? Une ouverture stratégique pour le mouvement pourrait bien venir des centres d’accumulation eux-mêmes. Si la corruption et l’accès au pouvoir de l’Etat, comme nous l’avons vu, facilite la récolte des profits et organise la compétition anarchique entre les capitalistes, ces derniers ne peuvent pas contourner l’exploitation de la force de travail dans le processus d’accumulation. Qui donc transporte les marchandises sur le port et l’aéroport, qui construit et remplit les entrepôts, fait tourner les centres commerciaux, les hôtels, les hôpitaux publics comme privés, les écoles et les universités ? Qui construit les routes et les autres infrastructures qui rapportent tant d’argent aux entrepreneurs ? Qui enfin effectue les opérations financières qui rapportent des milliards aux banquiers ? C’est la classe des travailleur.e.s, la classe de celles et ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre et dont les capitalistes, corrompus ou « honnêtes », ne pourront jamais se débarrasser. Toutes ces femmes et ces hommes, par la position qu’elles et ils occupent dans le processus de production, ont entre leurs mains le potentiel de stopper net la machine à produire des profits, pour la rediriger vers la satisfaction des besoins humains. Il est nécessaire de rappeler ce fait basique, car malgré toutes les spécificités, complications et mystifications dont se drapent les analyses de la situation au Liban, ce pays fait bien partie de l’universel capitaliste, et la bourgeoisie libanaise a elle aussi « produit ses propres fossoyeurs. »

Elle en est d’ailleurs bien consciente, car elle cherche continuellement à pénétrer les syndicats, corrompre leurs direction et diviser entre travailleur.e.s libanais.e.s et non-libanais.e.s. Le pouvoir potentiel d’une classe ouvrière unie dans l’organisation et l’action a été entrevu lors du dernier grand mouvement syndical, celui des instituteurs et institutrices des écoles publiques en 2014-2015. Dépassant les divisions confessionnelles qui battaient pourtant leur plein sur fond d’intervention du Hezbollah aux côtés du régime d’Assad en Syrie, ce mouvement a réussi à rassembler des centaines de milliers de personnes dans les rues autour d’un noyau de quelques milliers d’instits organisé.e.s en syndicat. Les révolutions de la dernière décennie ont aussi montré la nécessité et le pouvoir du lien entre la rue et le lieu de travail, ainsi la campagne ouvrière de « Tatheer » (purification) a pourchassé les patrons égyptiens jugés trop proches du président Moubarak, et la grève des employé.e.s des ports et des banques a porté le coup de grâce au président Omar al Bachir au Soudan.

Celles et ceux qui travaillent ne sont donc pas simplement des victimes du régime libanais, mais aussi ses potentiels fossoyeurs. Mais cette transformation de la « classe en soi » vers la « classe pour soi » n’aura pas lieu du jour au lendemain, en réponse aux slogans propagandistes et proclamatoires du type « tout le pouvoir à la classe ouvrière » brandit par de petites organisations plus présentes sur les réseaux sociaux que sur le terrain. Il faut un travail patient d’organisation qui encourage les syndicats indépendants des partis au pouvoir, et qui essaie de faire le lien entre les différentes luttes économiques qui ne manqueront pas de se déclencher, tout en évitant le double piège de la séparation entre syndicalisme et politique, et celui de la séparation entre travailleur.e.s étrangèr.e.s et libanais.e.s ; qu’on le veuille ou non, la classe ouvrière au Liban est multinationale et multiethnique, soit elle s’unit pour sauver le pays, soit elle se met de côté, impuissante, divisée, laissant le champ libre aux brigands locaux et régionaux pour se saisir de ce qui reste du Liban.