Brésil : la convergence des droites

Flávia Biroli, Autres Brésil, 16 décembre 2020

 

Les partis de droite comme les Démocrates (DEM), le Parti Progressiste (PP) et le Parti Social-Démocrate (PSD) qui sont sortis victorieux des élections municipales cette année, peuvent se transformer en un nouveau corps du bolsonarisme dans la bataille électorale de 2022, estime Flavia Biroli, experte en politique de l’Université de Brasilia (UNB). Elle observe que si, d’une part, le président brésilien Jair Bolsonaro (sans parti) a été défait par l’échec de plusieurs de ses candidats, il a, d’autre part, pu garantir la capillarité dont il a besoin pour les prochaines élections grâce aux partis ayant obtenu les meilleurs résultats dans les urnes et qui constituent la base du gouvernement.

 

Certaines analyses des résultats électoraux parlent de dépolarisation et d’une victoire de ce que l’on pourrait appeler le « centre large ». Vous êtes d’accord avec ces analyses ?

Il existe une construction narrative selon laquelle il y a eu une victoire du centre dans ces élections, ce qui ne correspond pas avec ce qui s’est réellement passé. Les partis ayant obtenu les meilleurs résultats sont des partis de droite et de centre-droit. Les partis que je considère au centre sont le MDB [2] et le PSDB [3] par exemple. Quand je parle de centre-droit, je me réfère au PSD [4].

Dans le cadre général, le DEM, le PP et le PSD ont été les partis avec les meilleurs résultats, on ne peut pas les qualifier de partis du centre, ce sont des partis de droite. Le PSDB a le nombre le plus élevé d’administrés en raison du nombre d’habitants de la ville de São Paulo. Comparé à 2016, le PSDB et le MDB ont perdu des mairies, alors comment peut-on dire que le centre a gagné les élections si les partis du centre ont perdu des mairies ? Le PSDB et le MDB sont les partis ayant perdu le plus grand nombre de mairies.

De quelle façon cette droite, sortie victorieuse des urnes, se situe-t-elle par rapport au gouvernement Bolsonaro ?

Le président brésilien Bolsonaro a échoué dans ces élections, il ne s’est pas affirmé comme leader politique. Le fait qu’il soit sans parti ne lui a pas permis d’agir afin de capillariser sa présence politique à travers le pays. Le PSL, parti qui l’a élu en 2018 mais qui maintenant n’a plus Bolsonaro, a également échoué. Il a progressé par rapport à 2016 (de 200% d’après le sondage de G15) parce qu’il existait à peine à l’époque, mais il s’est révélé être un parti sans véritable expression.

Le processus politique récent – avec l’opération « Lava Jato », la destitution de Dilma, l’élection du président brésilien Bolsonaro – a fragilisé le principal parti de gauche du pays, qui est toujours le PT. Ce même processus a également créé un défi pour les partis du centre et a ouvert des perspectives de renforcement pour la droite.

Il faut dire aussi que les partis qui sont sortis gagnants de ces élections sont les partis de la base du gouvernement. Je suis d’accord que la base est quelque chose d’assez inhabituel dans le gouvernement Bolsonaro, et la relation entre le DEM et Bolsonaro est tendue, mais ce sont ces partis qui ont conquis de l’espace.

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C’est cette droite traditionnelle qui reprend de la vigueur. Une droite qui a toujours été présente mais qui perdait peu à peu de l’espace. Le DEM s’est réinventé dans cette ouverture de perspective. Ce n’est ni l’extrême droite, ni Bolsonaro qui sont sortis victorieux. Ce sont les partis comme le PP, qui a connu une croissance impressionnante. Ce même processus politique, qui a généré Bolsonaro et placé l’extrême-droite au pouvoir, a créé des opportunités permettant à la droite politique de gagner un nouvel espace, en se plaçant par capillarité dans le pays.

Il semble que la pandémie ait été un thème secondaire dans bon nombre de campagnes, malgré une crise sanitaire sans précédent. Quelle a été l’importance de la question sanitaire dans les résultats des élections ?

C’est une élection dans laquelle il y a eu un fort pourcentage de maires réélus ; les électeurs qui ont eu confiance dans la façon dont les maires ont géré la pandémie semblent avoir préféré maintenir ces dirigeants au lieu de prendre le risque de la nouveauté.

Lors du premier tour, de nombreux candidats ont préféré s’éloigner de Bolsonaro, en raison des indicateurs montrant que celui-ci n’était pas un bon appui électoral. Bolsonaro n’était pas non plus le mieux placé pour parler avec crédibilité de mesures efficaces pour combattre la pandémie. Au second tour, comme il n’y a plus que deux candidats, on a assisté à une plus grande polarisation et aussi à davantage de place pour les questions nationales, comme la pandémie.

“L’anti-pétisme” mobilise encore l’électorat ?

Le second tour a montré que « l’anti-pétisme [5] » est encore vivant et qu’il est toujours utilisé comme stratégie politique contre les opposants. Il est intéressant de noter que ce ne sont pas uniquement les candidats de droite qui ont recours à « l’anti-pétisme » : par exemple, Bruno Covas (PSDB) a cherché à attribuer à Guilherme Boulos (PSOL) un lien avec Cuba et avec le Venezuela, en ravivant une caricature anti-gauche de 2018.

Mais il n’y a pas eu que ça. A Recife, João Campos (PSB) a lancé des attaques envers Marília Arraes (PT) basées sur “l’anti-pétisme”, réactivant même les affaires de pots-de-vin et une image du PT reliée à l’opération « Lava Jato », même si, à Recife, le PSB s’était allié au PT lors des dernières élections. Ce qui veut dire que ce n’était pas une réalité politique, c’était une stratégie de relancer une image caricaturale du PT. Ceci a montré que ce discours rencontre encore une résonance au sein de l’électorat.

Dans ces élections, nous avons vu de nombreuses attaques de la part de candidats ayant mené des campagnes de diffamation contre leurs opposants. Pouvons-nous dire que la politique brésilienne devient de plus en plus violente ?

Certains aspects des stratégies de désinformation utilisées dans la campagne de 2018 se sont renforcés lors du second tour. A Rio de Janeiro, à Recife, à Belém, à Porto Alegre, on a vu que différents candidats ont eu recours à ces techniques, utilisant un programme moral de façon ultraconservatrice, basé sur la désinformation.

Au premier tour, la désinformation n’a pas constitué un élément central dans la bataille électorale. Mais il y a eu beaucoup de dénonciations de violence, y compris physique, contre les candidats. Cependant, au second tour, la désinformation est devenue l’aspect principal, tout comme la violence politique, surtout contre les femmes. Des candidates comme Marília Arraes (PT) e Manuela D’ávila (PCdoB-RS) ont subi de violentes attaques.

La désinformation a été massivement utilisée par Bolsonaro dans la campagne de 2018. Cette année, elle est également devenue la stratégie de certains candidats du camp progressiste…

Depuis les élections de 2014, un processus exacerbé d’attaques non démocratiques contre des adversaires politiques s’est déployé au Brésil. L’opération « Lava Jato » a été très importante dans la construction d’un climat de rejet de la politique, de criminalisation de celle-ci et des partis. Je ne suis pas en train de dire que la corruption n’a pas son importance et qu’elle ne doit pas être combattue, mais la façon dont tout ceci a été construit a entraîné un rejet encore plus grand de l’électorat vis-à-vis de la politique, ainsi qu’une manière extrêmement violente de comprendre la bataille politique, et le bolsonarisme a exploité tout ça.

Il ne faut pas oublier toutes les fois où, en 2018, par un geste symbolisant une arme, Bolsonaro a parlé du PT comme d’un ennemi qu’il fallait éliminer et expulser du pays. Il existe donc un climat politique qui n’a jamais pris fin. Bien qu’on n’ait pas vu l’antipolitique de la même façon que les années précédentes, il n’en demeure pas moins qu’il existe un langage politique de violence, basé sur la déconstruction de l’adversaire au moyen de désinformation.

Le bolsonarisme n’a pas créé cela, mais il a banalisé la violence politique et en a largement profité. Les origines sont dans le processus électoral de 2014 et dans la destitution de Dilma Rousseff (PT). Il est évident que le bolsonarisme n’existerait pas hors de ce contexte. C’est quelque chose qui n’a pas seulement surgi d’un conservatisme social, mais de tout un environnement.

Les stratégies qui ont bien fonctionné pour Bolsonaro en 2018 ont été maintenant adoptées par des partis n’ayant aucun lien avec le président, comme le PSB, qui est un parti de gauche. A Recife, ce que João Campos (PSB) a fait contre Marília Arraes (PT), attaquant directement la candidate au moyen de mensonges et de désinformation, a été le pire de la politique.

Se revendiquer chrétien, gagner l’appui de pasteurs et de leaders évangéliques semble être devenu un atout majeur de campagne. Quel poids les alliances entre les candidatures progressistes et les leaderships religieux conservateurs peuvent-elles avoir dans les mandats ?

Nous avons clairement vu le signe donné par certains candidats à l’électorat conservateur évangélique. Il y a eu un mouvement fort de plusieurs candidats pour séduire cet électorat, en utilisant un discours pro-famille, chrétien et en remplaçant le programme de la campagne par un programme ultraconservateur, opposé aux droits des femmes et à la diversité sexuelle. Ceci s’est produit de la même façon qu’en 2018, en utilisant des caricatures concernant la notion d’idéologie de genre – qui est une invention des conservateurs – et la pédophilie, pour caractériser les politiques d’éducation sexuelles dans les écoles, qui sont fondamentales.

Nous sommes en train de vivre un moment de démantèlement des politiques publiques de lutte contre le HIV au Brésil. On va avoir une génération d’adolescents qui ont grandi dans un bouillon de conservatisme et de désinformation, qui ne sauront pas comment se prémunir des maladies sexuellement transmissibles ou éviter les grossesses précoces. Il s’agit de problèmes réels qui sont transformés en caricatures.

Des partis du camp progressiste ont reculé face à un grand nombre de ces points. L’augmentation de l’électorat évangélique joue un rôle important dans cette question. Mais ce ne sont pas seulement les électeurs qui attisent cette discussion au sein des églises – qu’il existe un risque pour les enfants, un danger de désordre moral – ce sont également les pasteurs conservateurs. Il y a également des alliances très fortes avec des conservateurs catholiques qui utilisent les mêmes notions d’antiféminisme, d’anti-pluralisme pour parler de questions sociales.

Pour la première fois depuis la redémocratisation, le PT n’a pas élu un seul maire dans les capitales. Est-ce une très grande défaite pour la gauche ?

Il y a eu, lors de ces élections, un renouveau important des gauches dans les Conseils municipaux des capitales. Ce n’est pas anodin. Nous avons un plus grand nombre de femmes candidates, de candidats noirs, jeunes et LGBTI, toutes et tous elu.es avec des campagnes caractérisées par des programmes progressistes. Porto Alegre, par exemple, a maintenant 30% de femmes au Conseil Municipal, ainsi que le plus grand nombre de conseillers et conseillères noir.es de son histoire. A São Paulo, le PT obtient le plus grand groupe politique avec le PSDB et le PSOL a obtenu un groupe très significatif, jeune, et caractérisé par un nouveau programme de parti social.

Il y a un renouveau du programme de justice sociale. A Curitiba, Carol Dartora (PT), la première femme noire élue au Conseil municipal, parle d’éducation. C’est un programme composé d’une perspective distributive fortement caractérisée par une notion de justice sociale qui place les femmes et la population noire au centre des discussions. Ce n’est pas uniquement un programme identitaire qui reconnait les noirs, les femmes et les personnes LGBTI, c’est plus que ça.

Duda Salabert (PDT), femme trans élue dans le Minas Gerais, a, elle aussi, un programme centré sur l’éducation. Nous avons quelques candidatures qui peuvent avoir un programme plus proche de ce que l’on a, avec le temps, reconnu comme étant une politique identitaire. Mais une grande partie d’entre elles sont des femmes noires, de la périphérie, et ce qu’elles veulent, ce n’est pas uniquement la reconnaissance des identités de la périphérie. Elles veulent des politiques distributives, de justice sociale et veulent réduire la violence policière contre la population noire des périphéries. Il s’agit de programmes fondamentaux.

Il est fini le temps où le PT était le mieux placé pour tout ça, de comprendre qu’il existe dans le monde un renouveau du programme de justice sociale. Il faut arrêter de regarder la question distributive et identitaire de façon polarisée car ce n’est pas de cela dont il est question dans ces jeunes candidatures qui ont gagné. La force du PSOL, c’est de ne pas être un parti identitaire : il a abrité ces programmes féministes et anti-racistes, qui s’accompagnent de programmes de justice, démocratiques.

Le PT doit faire face à une déconstruction qui émane du « lavajatisme », à toute cette histoire qui a fortement atteint le parti et affaibli la gauche brésilienne, mais il doit aussi se renouveler en termes de contexte et de langage. Si l’on regarde une candidature comme celle de Guilherme Boulos (PSOL) à São Paulo, on voit que l’intention de vote de la jeunesse était majoritairement pour Boulos. Il existe tout un électorat qui considère la question raciale de genre comme une question centrale du programme progressiste.

Que peut-on espérer de l’action politique des conseillers municipaux et des maires des partis de droite ayant obtenu les meilleurs résultats dans les urnes ? De quelle façon leurs actions peuvent-elles influencer le scénario des élections présidentielles de 2022 ?

Le pourcentage de candidatures portant des noms militaires, policiers et évangéliques a augmenté cette année. Ce sont des candidatures déjà construites sur la base de ce programme conservateur et qui vont agir dans ce sens. Le risque est qu’on active, de façon capillaire, une opinion publique conservatrice dans les villes. Ce n’est pas juste qu’ils gèrent des projets conservateurs et que les maires assument des conduites conservatrices, le fait est qu’on incite également un électorat à adopter une posture conservatrice.

Bolsonaro a perdu ces élections, ça a été un échec parce qu’il s’est montré incapable de se positionner comme leader politique. Maintenant, le PP a remporté ces élections. Il est actuellement le parti le plus proche de Bolsonaro au Congrès. Ils lui ont déjà offert la possibilité de s’y affilier. Pour 2022, la question principale est de savoir si ces partis de droite qui ont obtenu de bons résultats électoraux vont se transformer dans le corps politique du bolsonarisme en vue des élections de 2022. Dans ce cas, Bolsonaro pourrait bénéficier d’une capillarité dans le pays, malgré sa défaite de cette année.

Cela va dépendre de l’intérêt des partis et de ce qui va se passer l’an prochain. Si la situation désastreuse se poursuit – sur le plan économique, dans la lutte contre la pandémie, avec l’incapacité d’avoir des programmes positifs – il se peut que ces partis ne voient pas d’intérêt à avoir le président brésilien Bolsonaro comme allié et qu’un autre bloc de droite ou de centre-droit se forme. Avec la fin de l’aide d’urgence en décembre, il est possible que la popularité de Bolsonaro chute encore plus. Nous avons encore un contexte toujours très difficile à venir pour l’an prochain, mais Bolsonaro continue à avoir le soutien des entreprises. De fait, ces alliances vont dépendre de la relation des partis avec la popularité de Bolsonaro l’année prochaine.