Catalogne : répression et affrontements

LUDOVIC LAMANT, Médiapart, 14 octobre 2019

Des responsables indépendantistes catalans ont été condamnés lundi 14 octobre à des peines allant jusqu’à 13 ans de prison, pour leur rôle dans la crise de 2017. Des mobilisations s’organisaient à Barcelone alors qu’Oriol Junqueras, le principal condamné, dénonce une « vengeance ». Le socialiste Pedro Sánchez exclut, lui, toute amnistie.

 

Les juges ont écarté le délit de rébellion, mais ont retenu celui de sédition. Les neuf responsables indépendantistes catalans, en détention provisoire depuis bientôt deux ans, ont été condamnés, lundi 14 octobre, à des peines allant de 9 à 13 ans de prison, pour avoir participé à l’organisation du référendum sur l’indépendance du 1er octobre 2017, une consultation déclarée illégale par Madrid (l’intégralité de la décision, en espagnol, est ici).

Alors que Carles Puigdemont, l’ancien président de la Generalitat au moment des faits, s’est exilé en Belgique pour fuir la justice espagnole, c’est Oriol Junqueras, ex-numéro deux de la Catalogne, et figure de l’ERC (gauche républicaine catalane), qui a écopé de la peine la plus élevée, soit 13 ans de prison. Il est reconnu coupable de sédition, mais aussi de détournement d’argent public au service de l’organisation de ce référendum illégal.

À l’unanimité, les sept juges du Tribunal suprême de Madrid ont écarté le délit de rébellion, le délit le plus grave du code pénal espagnol, qui implique un « soulèvement violent et public », puni de 25 ans de prison (voire de 30 ans en cas d’utilisation d’armes). Le délit de sédition implique, lui, un « soulèvement public et une violence collective ».

Le caractère violent des faits fut au cœur des débats de ce procès controversé, qui s’est étalé pendant quatre mois, à partir du 12 février, et qui fut intégralement télévisé. Alors que les indépendantistes insistent sur le caractère pacifique et spontané des mobilisations massives en faveur de l’indépendance, les juges, eux, ont estimé qu’il s’est produit en Catalogne à l’automne 2017 d’« indiscutables épisodes de violence ».

Mais ces mobilisations n’ont pas suffi à « imposer de fait l’indépendance territoriale » et surtout, cette violence n’a pas fait partie d’un plan préalable et anticipé comme tel, ont jugé les membres du Tribunal. C’est pourquoi les juges ont abandonné le délit de rébellion. Mais ils retiennent la sédition, parce que ce « soulèvement public et collectif » avait bien pour but d’empêcher l’application de la loi et des décisions de justice.

Comme deux autres de ses collègues, l’ancien eurodéputé écologiste Raül Romeva, ex-conseiller de la Catalogne pour les affaires extérieures, est condamné à 12 ans de prison (sédition et détournement d’argent). Les deux responsables associatifs Jordi Cuixart et Jordi Sànchez (respectivement à la tête d’Omnium et de l’Association nationale catalane – ANC –, au moment des faits), sont, eux, condamnés à neuf ans, pour délit de sédition.

Ils sont épinglés pour leur rôle lors de la journée du 20 septembre 2017, lorsque des manifestants indépendantistes ont encerclé des bâtiments de la Generalitat, pour empêcher des forces de l’ordre, en train de mener une perquisition sur les ordres de Madrid pour confisquer le matériel censé servir pour la tenue référendum du 1er octobre, de sortir des lieux, pendant plusieurs heures. Dans un entretien accordé à Mediapart depuis sa prison de Llegoners, Cuixart avait nié tout rôle dans l’organisation de cette mobilisation qu’il décrit comme spontanée.

Trois anciens conseillers régionaux indépendantistes qui eux, ont échappé à la détention provisoire, ont également été condamnés ce lundi, pour un délit moindre, la désobéissance. Ils écopent d’une peine d’interdiction, pour un an et huit mois, d’exercer toute fonction publique, assortie d’une lourde amende financière.

Les condamnés en prison devraient toutefois pouvoir bénéficier d’un régime de semi-liberté presque immédiatement (c’est-à-dire qu’ils devront dormir en prison du lundi au jeudi), les juges n’ayant pas suivi le ministère de la justice qui demandait d’attendre la moitié de l’exécution de la peine, avant d’autoriser la semi-liberté. Six autres responsables indépendantistes ont, eux, choisi de s’exiler, en Belgique, en Suisse ou au Royaume-Uni (Écosse), pour éviter la justice. Ce verdict pourrait inciter l’Espagne à émettre un nouveau mandat d’arrêt européen à leur encontre.

Ce verdict intervient à moins d’un mois de nouvelles législatives, le 10 novembre, en Espagne. Il est censé marquer le terme d’un long feuilleton judiciaire ouvert par la détention provisoire, le 17 octobre 2017, des « deux Jordi », Sànchez et Cuixart. Cette décision historique va bien sûr fortement peser sur la campagne, alors que le chef du gouvernement sortant, le socialiste Pedro Sánchez, a de nouveau durci le ton sur la Catalogne ces dernières semaines.

La principale inconnue à présent porte sur le degré de mobilisation des militants indépendantistes, dans la foulée de l’annonce du verdict. Dès le 26 septembre, les trois partis indépendantistes représentés au parlement régional ont adopté un manifeste qui précise notamment : « Nous considérerons comme injuste n’importe quel verdict qui n’absolve pas [les inculpés] ». Et d’appeler les citoyens catalans à répondre au verdict « de manière massive, en recourant à la lutte non violente et à la désobéissance civile ».

Cet appel à la « désobéissance civile », relayé par de nombreux leaders ces derniers jours, sera-t-il suivi ? Lors de la fête de la Catalogne le 11 septembre dernier, la mobilisation des indépendantistes avait été inférieure aux années précédentes, à cause notamment de vives divisions entre la droite et la gauche indépendantiste (à gros traits, entre Carles Puigdemont à Bruxelles, et Oriol Junqueras, depuis sa prison catalane) sur la stratégie à adopter.

Mais l’ampleur des condamnations pourrait donner un nouveau souffle à la mobilisation, alors que certains en appellent à un « tsunami démocratique » dans les rues de Barcelone. Les appels à manifester se multipliaient lundi midi, alors que des colonnes d’étudiants rejoignaient la place de la Catalogne aux alentours de midi. Des blocages de certains grands axes de circulation sont aussi en place. Les effectifs policiers ont été fortement renforcés dans toute cette région, de plus de sept millions d’habitants.

L’attention va notamment se porter dans les heures à venir sur les actions des comités de défense de la République (CDR), ces collectifs formés dans la foulée de la proclamation de l’indépendance de la Catalogne à l’automne 2017, dont certains membres pourraient se radicaliser. Le climat s’est en particulier tendu depuis l’arrestation le 23 septembre de neuf membres de CDR, soupçonnés de préparer des actions violentes. Du matériel pour la fabrication d’explosifs avait été saisi lors de perquisitions.

Les conditions d’un procès équitable n’étaient pas remplies, selon la FIDH

Sans surprise, les réactions politiques déferlent en Espagne, depuis le début de matinée. « Il n’existe pas d’autre option que de construire un nouvel État, pour fuir celui qui poursuit des démocrates », a réagi Oriol Junqueras, sur Twitter. Dans un message téléphonique enregistré, le principal condamné s’est fait plus coupant : « Ce n’est pas de la justice, mais de la vengeance. »

À la tête de la Generalitat de Catalogne, Quim Torra, proche de Puigdemont, a parlé, au nom du gouvernement régional, d’un verdict « injuste et anti-démocratique » et d’« une insulte à la démocratie et à la société catalane ». Un débat consacré au verdict doit avoir lieu ce lundi au sein du parlement régional, dominé par les indépendantistes.

Quim Torra a par ailleurs plaidé pour l’amnistie des prisonniers, option rejetée dans la foulée par Pedro Sánchez, dans une allocation depuis la Moncloa à Madrid, peu après midi : le socialiste a promis une « exécution totale » d’un verdict qu’il considère comme la preuve d’un « système [qui] fonctionne correctement ». « Une nouvelle étape s’ouvre », veut-il croire.

Le gouvernement a par ailleurs mis en ligne, dans la matinée, une vidéo vantant la solidité de la démocratie espagnole [ci-dessous – ndlr]. Il n’y est pas fait référence à la crise catalane, mais les témoignages de ministres et de personnalités anti-franquistes se succèdent, afin de contrer le discours des indépendantistes catalans qui ne cessent d’alerter, à Bruxelles et ailleurs, sur les failles de la démocratie ibère.

Pablo Casado, le chef du Parti populaire (PP, droite), le principal parti d’opposition, avait exhorté Sánchez à ne pas amnistier les détenus catalans, exprimant par ailleurs son « respect » pour le verdict, « le plus important dans l’histoire démocratique de l’Espagne depuis le 23-F », référence au coup d’État manqué d’officiers militaires, le 23 février 1981.

Sur sa page Facebook, Pablo Iglesias « envoie un “abrazo” aux condamnés et à leurs proches ». « Je ne suis absolument pas d’accord avec eux, mais lorsque j’en ai rencontrés certains à leur prison […], j’ai pu constater leur qualité humaine, et la profondeur de leurs convictions. » Au-delà de ce plaidoyer pour « l’empathie », Iglesias voit dans ce verdict « le symbole de la manière dont il ne faut surtout pas aborder les conflits politiques en démocratie », dénonçant la juridicisation à outrance de la vie politique.

Le tribunal suprême de Madrid a jugé les faits en premier et dernier ressort. Pour les avocats des indépendantistes, les voies d’un appel sont désormais étroites. Il ne leur reste que deux options : devant le tribunal constitutionnel, qui ne jugera pas des faits, mais uniquement de l’éventuelle violation des droits fondamentaux, puis devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg.

En amont du procès, les avocats des prévenus s’étaient inquiétés de l’absence d’un double niveau de juridiction – qui leur permette de faire appel après le jugement. Le tribunal leur avait répondu en expliquant que la qualité des juges du tribunal suprême, la plus haute juridiction du pays, suffisait à garantir une justice équitable.

La FIDH et une autre ONG, EuroMed Droits, ont publié le 9 octobre un rapport rédigé par deux observateurs français, parmi la soixantaine d’observateurs internationaux présents au fil des semaines du procès. Dominique Noguères et Alexandre Faro écrivent que les conditions d’un procès équitable n’ont pas été réunies.

À leurs yeux, les faits incriminés s’étant déroulés en Catalogne, c’est le Tribunal supérieur de justice de Catalogne, à Barcelone, qui aurait dû être le seul compétent. Ils réfutent ainsi l’argument avancé par le Tribunal suprême de Madrid pour justifier de sa compétence, selon lequel les faits poursuivis en Catalogne sont de nature à produire des effets sur l’ensemble du territoire espagnol. « Le principe du droit à un juge ordinaire prédéterminé par la loi a été violé en l’espèce », jugent les deux observateurs.

Autre difficulté : l’instruction du dossier, éclatée devant quatre juridictions. Ils relèvent en particulier qu’« une partie des faits à charge reposent sur une instruction qui concerne des faits antérieurs et étrangers à ceux de la cause ». Ils font ici allusion au fait que l’instruction trouve son origine dans une plainte déposée dès 2015 par Vox, ce parti d’extrême droite alors ultra-confidentiel, à l’encontre de trois indépendantistes, et dont le juge Pablo Llarena, le juge chargé de l’instruction du procès des 12 indépendantistes, a repris certaines pièces à charge.

Les deux observateurs regrettent enfin l’absence d’une véritable seconde juridiction (pas de véritable appel possible), ou encore la politisation des juges du Tribunal suprême, qui malmène le droit à un procès tenu devant un tribunal « compétent, indépendant et impartial ». Ils se sont ainsi penchés sur le mode de désignation des juges du Tribunal suprême, via le Conseil général du pouvoir judiciaire, une structure elle-même nommée par les principaux groupes du parlement espagnol… Et de rappeler que Manuel Marchena, le président du Tribunal suprême de Madrid, était le candidat du Parti populaire pour diriger l’instance judiciaire.

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