Cristian González Farfán, La Brecha, 19 juin 2020 (traduction rédaction A l’Encontre)
«La dictature a été une pandémie pire: elle a tué, elle a tiré. Dans cette pandémie, si je prends soin de moi, je me sauve», murmure Enriqueta Leyton, une habitante de Villa Francia, un quartier de l’Estación Central de Santiago ayant une longue histoire de résistance à Pinochet. A 78 ans, cette femme remue une grande marmite dans le centre communautaire d’Obispo Alvear. Ici, une nouvelle cantine collective est inaugurée pour le quartier, qui distribuera des déjeuners tous les samedis. A 13 heures, ils attendent l’arrivée des voisins. Il reste encore une demi-heure.
Enriqueta prépare le charquicán, un plat chilien copieux composé de viande, de pommes de terre, de petits pois et d’autres légumes. Pour elle, cette action de solidarité n’est pas nouvelle: dans les années 80, elle a participé à une telle cantine tenue dans la collectivité Cristo Liberador, une communauté chrétienne liée à Mariano Puga, un prêtre-ouvrier emblématique, récemment décédé. Ce dernier a joué un rôle prépondérant dans la défense des droits de l’homme pendant la dictature. «Cette cantine était alors plus clandestine», ajoute Enriqueta, en fixant son regard sur le poêle.
Près de quatre décennies plus tard, Enriqueta prend à nouveau une louche en bois pour aider à combattre le chômage et la faim dans sa communauté. Mais aujourd’hui, elle se couvre le nez et la bouche avec un masque pour prévenir une éventuelle infection par le Covid-19. Ceux qui coordonnent la structure circulent dans l’espace étroit avec des tabliers protecteurs en plastique et des masques. Mais dans la cuisine, il est difficile de se conformer à la distance physique recommandée par les autorités.
A la porte d’entrée, les organisateurs attribuent un numéro à chaque habitant. Ils arrivent avec des sacs, des casseroles et d’autres récipients réutilisables. Une femme en fauteuil roulant arrive également. Le menu comprend des bananes, une salade mêlée et du pain. Pendant que les gens prennent leur déjeuner, un autre groupe de bénévoles se rend au domicile de familles dont les membres ont une mobilité réduite ou sont porteurs de coronavirus. Sans compter les livraisons à domicile, 129 rations ont été distribuées au siège de la communauté.
«Je prends soin de moi depuis longtemps à cause de la pandémie. Heureusement, j’ai quelque chose pour vivre à la maison: ma petite-fille et son mari travaillent, et j’ai ma pension. Mais je suis ici par solidarité et camaraderie», dit Enriqueta.
L’absence de l’État
Avec celui du samedi, trois repas sont organisés en permanence à la Villa Francia. Mais ce qui se passe ici n’est qu’un échantillon du réseau qui se forme dans une bonne partie des secteurs populaires du Chili, en raison de l’effondrement de l’économie. Le dernier rapport de la Banque centrale du Chili a révélé que l’indice mensuel de l’activité économique pour le mois d’avril a enregistré une baisse de 14,1% par rapport au même mois l’année dernière. Entre-temps, le taux de chômage a atteint 9% au cours du trimestre février, mars et avril, selon l’Institut national des statistiques.
En conséquence, des plateformes et des pages web sur Instagram et Facebook ont été créées pour cartographier ou faire connaître les cantines, les soupes populaires, les paniers de solidarité et les centres de collecte dans le pays. Le site Apoya La Olla recense à lui seul 62 initiatives de cuisine communautaire. Chaque jour, les portails web mettent à jour les informations avec de nouvelles données. Sur les affiches des cantines, on lit souvent un slogan: «Seul le peuple sauvera le peuple.»
«L’émergence des repas communautaires est due à la précarité des ménages chiliens et à la marchandisation de leurs droits fondamentaux. La moitié des travailleurs au Chili gagnent moins de 400’000 pesos cash par mois (521 dollars US), et le seuil de pauvreté que l’État lui-même fixe pour un ménage moyen de quatre personnes est de 451’000 (587 dollars US). Ainsi, face à n’importe quel choc – qu’il soit petit ou important comme celui que nous vivons actuellement – les familles passent rapidement de vulnérables à hyper-précarisés. Le passage est logique: de l’achat de nourriture à la cantine en passant par l’endettement au supermarché. C’est très grave et on peut le comprendre à partir du schéma d’accumulation au Chili au cours des dernières décennies», explique Marco Kremerman, économiste à la Fondation Sol, un centre de recherche qui se consacre à l’analyse du monde du travail.
Tant dans le passé que dans la crise actuelle, l’autogestion mobilise les cantines populaires. «Nous n’avons rien à attendre de l’État», estime Enriqueta Leyton. En fait, les dons pour la soupe populaire de l’évêque Alvear sont venus de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté Cristo Liberador, mais «il n’y a pas de politiques ou d’institutions ici», dit Francisca Valdebenito, une des responsables. Pendant ce temps, du lundi au vendredi, les habitants vont chercher le déjeuner à la canatine Luisa Toledo, du nom de la mère des frères Rafael et Eduardo Vergara Toledo, tués par la dictature le 29 mars 198. Leur lutte et leur mort sont commémorées au Chili le Jour du jeune combattant.
Celle qui rend grâce à l’existence du repas communautaire le samedi est la citoyenne péruvienne Jessica Sanchez. Elle est au Chili depuis trois ans et est venue directement vivre à Villa Francia. Avant la pandémie, elle était employée de maison dans la commune de La Reina, à l’autre bout de la ville. Mais maintenant, elle sera sans travail pendant quatre mois, et elle ne pouvait pas dormir la nuit en pensant à ce qu’elle allait pouvoir donner à manger à ses trois enfants à son réveil.
«Le repas du samedi est un grand soulagement pour moi et ma famille. J’ai vécu pendant un certain temps avec mes économies, mais c’est fini maintenant. C’est une très bonne chose qu’ils nous soutiennent sans discrimination. J’ai vu des Haïtiens, des Péruviens, des Vénézuéliens par ici. Mais je pense que la situation va s’aggraver après cela. Ma fille me disait que cela se produit dans tous les pays, pourquoi devrais-je retourner au Pérou si c’est la même chose», se demande Jessica.
La cantine communautaire: le seul mécanisme
Le manque de transparence dans la fourniture d’informations épidémiologiques et l’entêtement à ne pas reconnaître les résultats de la collecte de preuves scientifiques de la pandémie ont conduit à la chute du ministre de la Santé Jaime Mañalich le samedi 13 juin. Selon le Centre chilien d’investigation et d’information journalistique (Ciper), le ministre avait informé l’OMS quelques jours auparavant que le nombre de décès par Covid-19 au Chili dépassait les 5000, alors que le rapport officiel mis à la disposition de la population chilienne, le vendredi 12, parlait de 2870 décès.
Après la révélation de Ciper, les autorités ont attribué cet écart du nombre de décès à des différences dans les critères de comptage: les chiffres envoyés, sous réserve, à l’OMS auraient inclus les décès suspects, qui ne sont pas nécessairement confirmés par un test de laboratoire comme étant causés par le coronavirus. Les chiffres des rapports publiés, quant à eux, ne compteraient que les décès dont la cause avérée est cette maladie.
La vérité est que l’incohérence des rapports a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Jaime Mañalich avait déjà été mis en question pour sa stratégie de confinement partiel, qui n’a pas eu l’effet escompté. Au contraire, le virus est hors de contrôle dans le pays. Le mot «échec» dans la conduite de la crise sanitaire prend une force inhabituelle ces jours-ci: en date du 18 juin, le rapport officiel recensait quelque 225’000 personnes infectées et 3841 décès dus à la pandémie. Le Chili est devenu le sixième pays au monde avec le plus grand nombre d’infections par million d’habitants.
Le confinement total pour le Grand Santiago, en vigueur depuis le 15 mai, a été critiqué pour son retard excessif. Ce jour-là, le gouvernement a fait état de 39’542 cas confirmés dans tout le pays. Cependant, dès le 20 mars, le président de l’Ordre des médecins, Izkia Siches, avait demandé au gouvernement de décréter «la fermeture de toute la région métropolitaine [qui comprend le Grand Santiago], en n’autorisant que les services de base». À l’époque, le pays comptait 434 cas.
Mais pour qu’un confinement total ait un sens, dit Marco Kremerman, l’État doit protéger les familles les plus pauvres. Et si ce n’est pas le cas, dit-il, les gens sont obligés de quitter leur maison pour chercher leur gagne-pain, avec le risque évident de contracter la maladie.
«Il est certain que les cantines communautaires ne seraient pas nécessaires si le Chili disposait un État différent. En tant que solidarité et action collective, elles sont irremplaçables, mais nous n’aurions pas cette urgence de repas communautaires comme étant presque le seul mécanisme permettant aux ménages de se nourrir», ajoute-t-il.
Selon lui, tant la livraison annoncée par le gouvernement de 2,5 millions de paniers alimentaires à la population la plus vulnérable que le revenu familial d’urgence pour soutenir les travailleurs informels sont des «mesures aveugles» qui n’indiquent pas de solution structurelle.
En échange, l’économiste suggère la nécessité d’établir dans un délai très court «un revenu de base d’urgence pour le remplacement des revenus». Il ne peut pas s’agir de primes. Il doit respecter un principe d’universalité, car les critères de ciblage ne fonctionneront pas: cette situation concerne quasiment tous les ménages populaires, et les outils de ciblage de l’État mettront du temps à fournir ces revenus de base. Ils arriveront au mauvais moment et la crise s’aggravera.»
L’autre principe fondamental, selon lui, est celui de la suffisance: «Il ne peut s’agir de montants symboliques, car il s’agit d’une crise sans précédent. L’État doit respecter ses propres critères de mesure, de sorte qu’aucun revenu ne puisse être inférieur au seuil fixé de pauvreté.»
A moyen terme, une des propositions de Marco Kremerman s’inscrit dans la lignée du projet de loi présenté par certains députés de l’opposition, qui vise à imposer une taxe sur les «super-riches» du pays. De cette façon, pense l’expert, on peut obtenir plus de recettes fiscales et «on peut éviter que la crise ne soit payée que par les mêmes personnes: la classe ouvrière».
Échange entre eux
À Herminda de la Victoria, un quartier né d’une occupation de terres en 1967, les gens se sont également organisés de manière autonome. Et comme l’histoire le montre, les femmes sont responsables de la cantine communautaire. «On ne peut pas attendre grand-chose de ce gouvernement inefficace. Et encore moins des solutions», dit Gema Ortega, responsable du 13e conseil de quartier de ce quartier, actuellement situé dans la municipalité de Santiago, dans le Cerro Navia.
Bien qu’elle soit diabétique et qu’elle appartienne donc à un groupe à risque à cause du Covid-19, Gema se rend deux fois par semaine à une collecte sur un marché libre, avec d’autres voisins, afin de réunir des aliments pour la cantine communautaire. Ils installent un chariot typique de supermarché avec un drapeau chilien. Là, les contributions sont faites par des habitants et des gens venant au marché. «Je me suis engagée ici, j’ai trois enfants et je puise ma force de je ne sais où. Je ne peux pas rester dans ma maison en sachant que ma voisine ne dispose de rien», dit Ortega, 49 ans.
La méthode consiste à partager ce qui leur reste et à recevoir ce qui leur manque, en coordination avec d’autres initiatives communautaires de quartiers voisins comme Digna Rosa et Yugoslavia. «Si nous avons assez de citrouilles par ici, ils viennent les chercher. Ici, il ne s’agit pas de savoir quelle est la meilleure cantine communautaire», dit Gema à propos de l’esprit qui régit l’échange.
Jusqu’à la semaine dernière, les voisins livraient des déjeuners dans le même centre communautaire. Toutefois, en raison de l’augmentation du nombre de cas de Covid-19, ils ont décidé, à partir de cette semaine, de ne livrer qu’à domicile: les lundis et vendredis, ils apportent les déjeuners à domicile, et les vendredis, ils prennent du pain pétri et des sopaipillas (gâteaux frits). L’animatrice se souvient qu’«au début, les gens arrivaient avec beaucoup de honte pour emporter leur petit repas. D’autres ne sont même pas venus au centre pour la même raison. En tout cas, pour elle, il est essentiel de mettre fin à la tentative d’exploitation politique faite par les autorités. Elle dit cela parce que le mardi 9 juin, un document officiel de la mairie de la région de Ñuble, dans le sud du pays, a été divulgué. Il est intitulé «Protocole de diffusion» et concerne la livraison de la marchandise promise par le gouvernement. Dans le livret du Protocole, il est recommandé d’enregistrer des images de «fonctionnaires débarquant des cartons et les donnant aux familles», et en plus de «toujours valoriser le président Sebastián Piñera» dans les publications sur les réseaux sociaux. Toutefois, c’est avec insistance qu’il est indiqué de «prendre soin de ne pas écrire» que le président remet les cartons, car «le Bureau du contrôleur financier observe attentivement» tous les textes qui émanent des canaux officiels.
Pour la même raison, conclut Gema Ortega, «la seule personne que nous devons remercier est la personne ordinaire qui retire le pain de sa bouche pour aider l’autre. C’est lui qui doit être félicité et remercié.» (Article publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 19 juin 2020; traduction rédaction A l’Encontre)