Chili : violences sexuelles

YASNA MUSSA, Médiapart, 8 mars 2020

Santiago (Chili), correspondance.– C’est durant la nuit du 23 octobre 2019 que la journaliste Estefani Carrasco a été interpellée par des carabiniers – la police chilienne –, dans la ville d’Arica, à la frontière nord du Chili. Le pays vivait un moment particulier : quatre jours auparavant, le président Sebastián Piñera avait imposé un cessez-le-feu, qui resterait en place une semaine. Débordé par une mobilisation sociale partie de la capitale, Santiago, provoquée au départ par une hausse des tarifs des transports publics, le chef de l’État avait fait appel à la police et à l’armée pour tenter de reprendre la main. Cette décision a ouvert la voie à des atteintes aux droits humains rappelant la dictature de Pinochet. Et les femmes en ont été les premières victimes.

Le 23 octobre, Estefani Carrasco était en compagnie de deux collègues. Les trois journalistes rentraient chez eux après une nuit à travailler sur le terrain. Montrer leurs cartes professionnelles n’a pourtant servi à rien. « Aux environs de 23 heures, deux carabiniers nous ont arrêtés, demandé nos sauf-conduits, des documents qui te servent seulement à éviter une amende, parce que la détention est illégale », a-t-elle expliqué plus tard dans une vidéo devenue virale, où elle a dénoncé l’humiliation qu’elle a subie.

Emmenés au commissariat, on les a en effet obligés à se déshabiller et à s’accroupir « pour vérifier qu’ils ne cachaient rien dans leurs organes génitaux », selon le témoignage de la journaliste. L’Institut national des droits humains (INDH), un organisme indépendant des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, et chargé d’enquêter sur les plaintes déposées contre les fonctionnaires, a été saisi.

Cette affaire fait partie des 158 plaintes pour agressions sexuelles, incluant des cas de déshabillages, d’attouchements, de menaces, d’insultes et quatre viols, que l’organisme a transmises à la justice. Le récit de la journaliste coïncide avec ceux d’autres victimes dans plusieurs villes du pays. Les mêmes scènes se sont répétées : on a demandé aux victimes de se dénuder et de s’accroupir.

Selon les carabiniers, il n’y a rien de répréhensible, car cela « correspond aux protocoles établis pour les examens afin d’éviter que la personne ne se blesse ou blesse un fonctionnaire ». En 2011, lors des grandes manifestations étudiantes qui avaient duré plusieurs mois, des lycéennes avaient signalé avoir été victimes d’« attouchements » de la part de carabiniers alors qu’elles étaient détenues. Une fois de plus se répétaient des traitements humiliants, des insultes et même des agressions sexuelles. Mais les récits n’avaient guère été médiatisés.

En 2018, en plein mouvement connu comme le « Mai féministe chilien », des centaines de femmes dans tout le pays avaient occupé les universités et les lycées pour réclamer une éducation non sexiste et exiger des mesures afin d’éviter le harcèlement et les agressions sexuelles de la part des professeurs, collègues et compagnons.

Pour l’avocate Natalia Bravo Peña, membre de l’association des avocates féministes du Chili (Abofem), le nombre de plaintes recensées pendant le mouvement social qui a débuté en octobre 2019 est accablant. « Cette violence, même si elle nous surprend par son côté à la fois habituel et démesuré, se déroule depuis longtemps. Pourtant, nous pensions qu’elle avait cessé », dit Bravo. « Beaucoup d’entre nous n’avaient pas une connaissance approfondie de ce qui se passait dans les prisons et dans les commissariats », poursuit-elle.

Ces violences sexuelles étaient un secret partagé uniquement par les victimes et leurs proches. Jusqu’à présent, elles n’avaient jamais été exposées comme une pratique institutionnelle. « Au sujet de cette explosion sociale, ce à quoi nous avons assisté en matière de violences sexuelles est brutal. Chez les filles, les garçons, les adolescents, les femmes, la communauté LGBTQI+ [lesbienne, gay, bi, trans, queer, intersexe et tous les autres – ndlr]. Nous avons jusqu’à présent 52 plaintes en cours pour des délits à caractère sexuel, qui vont des humiliations verbales, des menaces d’agression, aux viols et déshabillages. Le tout venant d’agents de l’État, hommes et femmes », précise Bravo.

Cette organisation d’avocates féministes, qui apporte gratuitement conseil et soutien aux victimes, met en cause l’État et s’inquiète du recul par rapport au travail mené par les organisations féministes pendant des dizaines d’années. « Quand nous parlons des agents de l’État, nous parlons des carabiniers, des fonctionnaires qui occupent une position de garants et qui représentent l’État chilien. Par conséquent, ces actions violentes engagent sa responsabilité », poursuit-elle.

Nombre de récits de victimes ont des airs de ressemblance avec ceux des survivants des centres de torture qui existaient au Chili sous la dictature d’Augusto Pinochet. « À cette époque, le cas le plus impressionnant, terrible et terrifiant à mon avis est celui d’Ingrid Olderock, qui entraînait des animaux pour commettre des harcèlements sexuels à l’encontre des femmes et des hommes emprisonnés à “Venda Sexy” », souligne-t-elle en faisant référence à ce qui se passait dans un centre clandestin qui a fonctionné entre 1974 et 1975, dans une commune proche de Santiago.

Pour l’avocate, les avancées du féminisme et cette mémoire douloureuse pouvaient faire penser que des institutions comme celle des carabiniers avaient progressé, notamment sur la formation aux questions de genre et de violence, ne serait-ce que pour les femmes policières. « On s’y attendait venant d’hommes, mais pas que ce soit aussi généralisé dans une institution censée être régie par des normes de protection des droits humains », ajoute-t-elle, regrettant qu’on n’ait « pas tiré les leçons de notre histoire dans les années post-dictature ».

Les violences policières durant les trois mois du mouvement social ont atteint un niveau effarant. Selon l’INDH, au moins 352 personnes ont été blessées aux yeux et deux ont perdu la vue. Des rapports d’organismes internationaux, comme ceux du Haut Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme, de Human Rights Watch ou d’Amnesty International, ont dressé un bilan sévère du comportement des carabiniers, tout en proposant des changements. Le gouvernement les a rejetés.

Le président Sebastián Piñera en personne a mis en cause leur véracité, dans une interview à CNN : « La campagne de désinformation, de fausses nouvelles et de montages pour créer un sentiment de désordre et de crise totale a été énorme. Il y a eu, sans aucun doute, une participation de gouvernements et d’institutions étrangères. »

Le manque d’autocritique et l’accroissement des mesures répressives, sans parler de l’absence de condamnation de la violence policière, ont conduit la popularité de Piñera à des niveaux historiquement bas.

Malgré des chiffres sans précédent de détenus, de personnes torturées, assassinées et blessées, aucun dirigeant de l’institution policière n’a été inquiété. Bien au contraire. Le président a apporté son soutien à la gestion du maintien de l’ordre. Pour la sociologue Lucía Dammert, de l’université de Santiago (Usach), experte en sécurité et gouvernance en Amérique latine, « la citoyenneté s’est rendu compte de manière transversale qu’il y a un problème plus structurel et que cela nécessite des réformes structurelles. Le problème politique est qu’il y a eu une autonomie policière depuis des années. Le politique a tellement abandonné toute capacité de gouvernement effectif de la police qu’il a peur de la réformer. »

Dès la première semaine de crise politique, des dizaines de vidéos ont été diffusées sur les réseaux sociaux, témoignant de la réalité de ces violences. Ainsi, un étudiant en médecine de l’université catholique Josué Maureira a déclaré avoir été violé avec une matraque après avoir été torturé et battu dans un bus de carabiniers. Il avait été interpellé à l’entrée d’un supermarché, alors qu’il s’apprêtait à porter secours à une personne qui réclamait de l’aide. « Entre deux carabiniers, ils m’ont baissé le pantalon et m’ont agressé sexuellement. J’ai fermé les yeux. Je ne pourrais pas dire qui était coupable. Je sais quels sont ceux qui étaient présents mais je ne sais pas qui a été l’agresseur. J’ai fermé les yeux et j’ai pensé que j’allais mourir, qu’ils n’allaient pas arrêter jusqu’à ce que je me vide de mon sang », a-t-il affirmé dans une interview à la télévision publique TVN.

L’étudiant a également subi une violence verbale homophobe. Cela s’est produit à plusieurs reprises. « Pour nous, cela a été terrible. C’est un recul par rapport aux petites avancées que la société civile avait obtenues depuis des dizaines d’années en termes d’éducation des institutions au concept de droits humains. Logiquement, au fond, ce n’est pas seulement un problème structurel de droits humains, de dictature et tout cela, mais le problème de la structure patriarcale qui nous gouverne », affirme Érika Montecinos, directrice du groupement lesbien Rompre le silence.

« Le patriarcat est un juge »

Dès les premiers jours du mouvement social, à peine l’État d’urgence et le couvre-feu instaurés, l’association a commencé à recevoir des plaintes par l’entremise d’une ligne téléphonique mise en place spécialement. Les jeunes victimes lesbiennes, qui ont dénoncé des agressions par des carabiniers, ont également fait état de menaces de viol ou de « viol correctif », un terme utilisé par l’agresseur lorsqu’il affirme vouloir « corriger » l’orientation sexuelle de sa victime. Pour la sociologue Lucía Dammert, « l’intersectionnalité est très importante aussi. Car si tu es femme et en plus migrante, afrodescendante, et si en plus tu appartiens à une diversité sexuelle, ton niveau de vulnérabilité est très élevé ».

Pour Natalia Bravo, l’objectif est de punir et d’humilier, avec, en plus, des « moqueries, des attouchements ou des dénudements devant des hommes, ou de les laisser complètement nues dans des cellules à la merci de carabiniers hommes qui les menacent de viol, les humilient, les touchent ». Des mois ont passé et les plaintes continuent d’affluer. Mais le directeur général des carabiniers a rejeté toute atteinte aux droits humains, jugeant que s’il y eu des erreurs, elles se sont situées « dans une fourchette assez acceptable ». En novembre, un enregistrement a été diffusé dans lequel il assurait de son soutien total ses subordonnés, écartant tout limogeage, « même si on l’y obligeait ».

L’avocat d’Abofem, Natalia Bravo, voit un message implicite du président Piñera dans le soutien à la hiérarchie : « Que transmet-il aux forces policières ? Faites, car je ne vois pas. Ce n’est pas un ordre direct, mais un laisser-faire. » De plus, des pratiques imposées aux détenus comme le dénudement et l’agenouillement sont illégales et inconstitutionnelles. Même dans les dossiers de trafic de drogue, elles sont interdites.

Lucía Dammert signale que « ce n’est qu’en mars 2019 que le protocole des carabiniers a retiré la possibilité de dénuder les détenus dans les commissariats. Cela veut dire que la récupération de certains principes fondamentaux comme les droits des détenus est récent et c’est pour cette raison que les violences sexuelles n’étaient pas un sujet de préoccupation. Ce qui l’était, c’était l’usage excessif de la force envers les femmes dans les manifestations. »

Le 25 novembre, le mouvement social chilien a connu un tournant à l’occasion de la journée internationale contre les violences de genre. Un groupe de femmes a surpris tout le monde avec une chorégraphie effectuée sur la voie publique. Le message était clair : « Le patriarcat est un juge / Qui nous juge depuis notre naissance / Et notre châtiment / Est la violence que tu ne vois pas. » C’est ainsi que débutait leur performance, qui a frappé par sa manière de désigner comme des violeurs non seulement les « pacos » – terme familier utilisé au Chili pour désigner les carabiniers – mais aussi les juges, l’État et même le président. La puissance de leur message a été telle qu’elles ont été suivies dans de nombreuses villes chiliennes et dans le reste du monde.

Les quatre créatrices, qui viennent de la ville de Valparaiso, appartiennent au collectif « Las Tesis ». Le titre qu’elles ont trouvé – « Un violeur sur ton chemin » – détourne le slogan qui a accompagné pendant des années les campagnes de promotion des carabiniers diffusées dans les médias : « Un ami sur ton chemin. » De plus, la chanson intègre, telle quelle, une strophe de l’hymne officiel de la police :

« Dors tranquille, petite fille innocente,
Sans te préoccuper du bandit,
Ton cher carabinier
Veille sur ton sommeil doux et souriant. »

Elles utilisent aussi les accroupissements imposés dans les commissariats et dénoncés par les victimes des violences sexuelles. Face au palais présidentiel de La Moneda, en plein centre de Santiago ou devant les commissariats de villes chiliennes, des femmes ont chanté en chœur : « Et ce n’était pas ma faute, ni l’endroit où je me trouvais ni comment j’étais habillée. »

Le collectif interdisciplinaire Las Tesis réfléchit depuis 2018 à la manière de mettre en scène des œuvres d’autrices féministes. Ses membres ont travaillé sur des textes d’écrivaines féministes comme Silvia Federici ou Rita Segato. La pièce, qui devait être jouée le 24 octobre dans un contexte universitaire, avait été reportée en raison du mouvement social. Seule est restée la partie chantée qui a provoqué une onde de choc mondiale.

La même question ne cesse de se poser : à qui faire appel lorsqu’il s’agit de dénoncer des agressions commises par la police ? « La performance de Las Tesis a été incroyable. Elle a provoqué une catharsis collective de grande ampleur. Elle était parfaitement adaptée au moment que nous traversions. Elle contient cette strophe très significative de l’hymne des carabiniers. Elle s’en prend directement à l’institution et en même temps donne de la force aux femmes en leur disant : “Si ça t’arrive, dénonce-le.” » 

La sociologue Lucía Dammert juge que, bien au-delà des contextes différents, la performance a été reprise, multipliée et copiée, car le phénomène est global. Et la région est au premier rang : « En Amérique latine, en général, nous vivons dans des sociétés complètement patriarcales, où être une femme est un risque : dans ton couple, dans le monde du travail. Ou bien lorsqu’on affronte la criminalité. Donc cela me paraît une manière différente et intéressante de mettre en scène un sujet dramatique, un sujet structurel dans la société, dont les femmes les plus jeunes ont fait en sorte qu’on discute », développe la chercheuse de l’Usach.

En raison des critiques internes et des pressions internationales, le président a annoncé la création d’un conseil pour moderniser la police militaire. Une réponse tardive, qui est apparue bien timide après 50 jours de mobilisation sociale et qui a été reçue avec méfiance par les organisations féministes et de défense des droits humains.

« Les délits sexuels sont systématiques. Les tortures, qui présentent un caractère sexuel, le sont également, et elles sont généralisées au sein des carabiniers et aussi d’une certaine manière de la police d’investigation, et elles ont aussi été le fait des militaires lorsqu’ils étaient dans la rue. Mais ce sont les carabiniers qui ont été les principaux responsables des tortures et des délits sexuels », assure Bravo, qui s’appuie sur les 52 plaintes dont elle s’occupe.

Elle ajoute : « Le président Piñera a nié l’existence d’enregistrements multimédia, de photographies, de vidéos et de rapports internationaux. Il a même affirmé qu’il s’agissait de montages réalisées dans d’autres pays. […] Nous atteignons un niveau d’absurdité, de négationnisme criminel, qui implique, évidemment, la question de l’impunité. » 

Les organisations féministes ont appelé à défiler le dimanche 8 mars à Santiago contre le « terrorisme d’État », puis à observer lundi une grève générale afin de réclamer « la fin de la répression, de la persécution politique et des atteintes aux droits humains ».