En Colombie, la répression violente des manifestations contre la réforme fiscale du très droitiste président Ivan Duque met en lumière les fractures du pays, miné par les inégalités et un passé fait de guerres fratricides et de meurtres. Mais pour la première fois, une opposition de centre gauche est en mesure de changer la donne aux prochaines élections présidentielles.
En Colombie, les manifestations contre le projet de réforme fiscale présentée par le gouvernement de droite du président Ivan Duque ont été réprimées avec une extrême violence. L’intervention de la police et de l’armée, notamment dans la capitale Bogota, mais aussi à Cali et à Medelin, a causé la mort de 18 manifestants et d’un policier, et fait près de 900 blessés. Dans ce pays particulièrement touché par la pandémie, les difficultés économiques et la montée de la pauvreté, sur fond d’instabilité sécuritaire chronique, ont abouti à une explosion à l’annonce du contenu de cette réforme, retirée le dimanche 2 mai. Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), a répondu aux questions de Marianne.
Marianne : Une réforme fiscale, retirée depuis, a mis le feu aux poudres à Bogota, où les manifestations réprimées violemment ont causé la mort de dix-huit civils et d’un policier. Quelle en était la nature ?
Christophe Ventura : Elle comprenait une augmentation de la TVA sur les biens de première nécessité et l’élargissement de l’impôt sur le revenu. C’est une réforme qui organisait l’augmentation de l’impôt indirect, en faisant peser l’effort sur les classes populaires et moyennes, et l’impôt sur le revenu. Le système fiscal colombien est déjà très régressif, c’est-à-dire que les plus modestes paient plus que les plus riches, là on passait à un stade encore plus inégalitaire. Mais le gouvernement d’Ivan Duque a un plan qui est tracé, ce n’est pas une nouveauté. La première étape, la réforme des retraites, avait déjà donné lieu à des manifestations monstres en 2019, un an après son élection. Nous sommes à l’étape suivante, la réforme fiscale. Celle de la refonte du marché du travail, qui va dans le sens d’une plus grande flexibilité, est prévue dans un troisième temps.
La situation sociale en Colombie semble explosive depuis plusieurs années : chute du PIB, augmentation du chômage, montée de la pauvreté. La crise du Covid a-t-elle fini de faire émerger les fractures de cette société ?
En effet, le PIB a chuté de 6,8% en 2020, le chômage a dépassé la barre des 16%, et 42,5% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le Covid a révélé, concentré et exacerbé les inégalités de ce pays, où il est très difficile de se faire soigner. Ces inégalités sont d’ailleurs la norme dans une partie de l’Amérique du sud depuis 2014. On les retrouve en Equateur, au Chili et au Brésil. Alors oui, quand on sait que la moitié de la population qui travaille le fait dans le secteur « informel », c’est dire au noir, quand on annonce que la TVA sur les biens de première nécessité va augmenter, ça a l’effet d’une brûlure.
Trois ans après sa prise de fonction, Ivan Duque est au plus bas dans les sondages. A un an du prochain scrutin présidentiel cette séquence risque-t-elle de sonner le glas de ses ambitions ?
Il faut rester prudent, c’est un pays très conservateur, avec une hégémonie de la droite très forte depuis des décennies, puisqu’Ivan Duque était le successeur désigné d’Alvaro Uribe, président de 2002 à 2010 (Juan Manuel Santos, qui a négocié l’accord de cessez-le-feu avec les FARC en 2016, était lui aussi issu de la droite, mais a rompu avec la droite « uribiste », ndlr). Avec cette particularité de la thématique sécuritaire, en raison de la présence du narco trafic, des guérillas révolutionnaires, FARC et ELN, les groupes paramilitaires. La demande de sécurité est présente, et cela s’accompagne de cette culture de la violence et de répression très forte.
Pour autant, on a aujourd’hui un mouvement où les aspirations sociales et populaires sont très fortes, et une fatigue d’être toujours rattrapé par ce passé de violence et de conflits, cette militarisation de la société. Le principal opposant, leader du centre gauche, Gustavo Petro, a obtenu un score historiquement élevé à la présidentielle de 2018. Et il apparaît en tête désormais dans les enquêtes d’opinion. Il se passe quelque chose, dans ce pays particulièrement touché par le Covid, où l’on compte trois millions de cas et soixante-quinze mille morts.
On a vu l’armée intervenir et venir à la rescousse de la police, y a t il un risque de dérive dictatoriale ?
Dictature au sens traditionnel du terme, je ne pense pas. En revanche, dérive autoritaire oui. Le parti au pouvoir, c’est l’ultra droite, avec des connexions avec l’extrême droite. Et Duque a pris soin de contrôler toutes les institutions et tous les contre-pouvoirs. Il a placé des gens à lui partout, à la Justice avec le procureur général qui est un de ses proches, à la Cour des comptes, et même dans cette institution particulière qu’est « le défenseur du peuple ». Il contrôle également le congrès. Tout cela permet de se prémunir d’enquêtes qui pourraient être gênantes, qui mettraient en lumière les liens avec le narcotrafic et des pratiques mafieuses, notamment en ce qui concerne l’ancien président et désormais sénateur Alvaro Uribe, dont le poids dans la vie politique est très important.
Dans ce pays, on assiste à ce qui semble se généraliser en Amérique latine, cette militarisation de la vie politique et sociale. Quand les Etats sont défaillants, quand ils ne trouvent plus de solutions, quand ils ne parviennent pas à gérer les crises, cela permet de conserver le pouvoir, de le raidir, en s’appuyant sur la force.
Ivan Duque et son entourage, notamment son ministre de la Défense, accusent des Farcs dissidents et des membres de l’ELN d’être à l’origine des manifestations. Qu’en est-il exactement?
C’est difficile à dire, cela fait partie du jeu politique. Cela permet de justifier la répression en agitant le spectre d’une cinquième colonne. On est dans le registre de la communication. Dans un futur proche, il y a des chances pour que l’on désigne également comme responsable des troubles le Venezuela de Maduro ! D’un autre côté, il est certains que dans ces mouvements radicalisés on trouve des éléments qui soient dans une démarche politique de rupture. Mais le pays est vraiment frappé par une situation sanitaire et économique très dure, cette réforme a été la goutte qui a fait déborder le vase. Le mouvement est porté par une très forte revendication sociale et populaire. Et très en colère contre un gouvernement qui a fait connaître à la Colombie les pires années en matière d’assassinats visant des leaders syndicaux et des journalistes. De ce point de vue, la Colombie est vraiment ce que l’on voit dans les séries : un système où l’on se protège, où l’on se tient, où l’on étouffe les affaires. Cette répression est aussi une des raisons de la scission au sein des FARC après le cessez-le-feu. Ceux qui n’ont pas déposé les armes l’ont fait car ils pensaient que le gouvernement n’assurerait pas leur sécurité. Et de fait, certains d’entre eux ont été assassinés par les paramilitaires.
Ces événements risquent-ils de mettre en danger les accords de paix avec les Farcs mais aussi le travail de la commission pour la paix, à laquelle Duque avait coupé 30 % des recettes?
Il y a un vrai risque, c’est évident…