Colombie : le gouvernement répond par le sang

Au moins trente personnes ont été tuées en Colombie par les forces de l’ordre. Depuis fin avril, des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans la rue contre un projet de réforme fiscale du gouvernement. Malgré son retrait dimanche, la mobilisation se poursuit et pour l’opposition, « un massacre est en cours ».

Bogota (Colombie).– À Bogota, Cali ou Medellín, les sons des sirènes de police se mêlent désormais à ceux des ambulances transportant les malades graves du Covid-19. Depuis la mobilisation, le 28 avril, de dizaines de milliers de Colombiens contre un projet de réforme fiscale du gouvernement, la tension sociale ne cesse de grimper, sur fond de répression accrue.
Le mot d’ordre des manifestants, scandé aux quatre coins du pays : « Si nous sommes dans la rue en pleine pandémie, c’est que notre gouvernement est plus dangereux qu’un virus. »
Dans la nuit de mardi à mercredi, la violence est encore montée d’un cran dans la capitale. Au moins quinze postes de police ont été attaqués et pour certains incendiés. L’appel au dialogue du président Iván Duque, quelques heures plus tôt, ne semble pas avoir apaisé les manifestants, échauffés par les abus d’une police chaque jour plus zélée.
Lundi soir, la ville de Cali a connu une nuit de violences sans précédent. « L’offensive de la force publique a été brutale, barbare. Des civils qui protestaient pacifiquement ont été attaqués militairement » dans le quartier populaire de Siloé, dénonce Juan Mendez du collectif d’avocats et de défense des droits humains Suyana. En déployant des commandos spéciaux de la police spécialisés dans la lutte antiterroriste, « le gouvernement a donné une réponse militaire à la protestation citoyenne », déplore-t-il.
Les organisations locales de défense des droits humains ont dénombré sept morts lors de cette nuit de violence, dont un enfant de 11 ans tué à Siloé d’un tir de fusil. Un bilan provisoire et non officiel faisait état mardi de plus de 31 morts dans tout le pays dont un officier de la police poignardé à Bogota, 87 manifestants disparus et plus de huit cents civils blessés en six jours de mouvement. Les autorités nationales gardent le silence sur les abus de la police, justifiant l’usage de la force par les actions de vandalisme en marge des manifestations.
Le ministre de la défense, Diego Molano, a assuré mardi que les autorités ont identifié des guérilleros de l’ELN et des dissidents de l’ex-guérilla des Farc infiltrés parmi les manifestants. Selon lui, « la Colombie affronte la menace de ces organisations criminelles qui sont derrière ces actes violents ». Le ministre a annoncé avoir envoyé dans plusieurs régions « une assistance militaire » aux forces de police dépassées, « de manière temporaire et exceptionnelle », sans plus de précisions.
Pourtant les maires des grandes villes comme Bogota, Cali ou Medellín ont refusé la proposition du gouvernement d’envoyer l’armée en renfort pour réprimer les manifestations. « N’ayez pas peur des militaires, ayez peur des vandales », a lancé Diego Molano.
Mais les opérations menées dans les quartiers de Cali, relayées par les vidéos circulant sur les réseaux sociaux laissent chez une grande partie des Colombiens un sentiment d’indignation. L’ONG Temblores, spécialisée dans la dénonciation des violences policières a enregistré au total 1 181 dénonciations d’abus des forces de l’ordre et plus de sept cents arrestations. Du côté des autorités, plus de cinq cents policiers ont été blessés un peu partout dans le pays.
Les principales chaînes de télévision colombienne font le jeu du pouvoir, mettant l’accent sur les actes de vandalisme, les dégâts matériels et les pénuries qui menacent les grandes villes en partie bloquées par camionneurs et citoyens mécontents. « Il y a une opacité et une incroyable désinformation de la part des médias nationaux et des institutions. Nous devons recueillir les informations auprès des leaders locaux, quartier par quartier », déplore l’avocat Juan Mendez.
Des centaines de vidéos tournées au téléphone portable circulent sur les réseaux sociaux, sous le hashtag #SOSColombia, illustrant les dénonciations citoyennes. On y voit des policiers à moto tirer à vue sur un jeune qui marche dans la rue. Là, une mère hurle de douleur face au corps ensanglanté d’un fils. Ailleurs, ce sont de grandes avenues transformées en champs de bataille, des fourgons blindés mitraillant tous azimuts des quartiers terrorisés, ou des policiers armés de fusils sillonnant les rues et tabasser des corps à terre. « La plupart des violences se déroulent la nuit, quand il est plus difficile de les recenser et que les observateurs sont partis », remarque Juan Mendez.
« Nous dénonçons un massacre en cours. Nous sommes traités comme des criminels », lance sur Twitter le sénateur Wilson Arias, du parti d’opposition Pôle démocratique. Le Haut-Commissariat aux Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a quant à lui manifesté sa consternation et a rappelé à leurs devoirs les forces de l’ordre.
« Les armes à feu ne doivent être utilisées qu’en dernier recours, face à une menace imminente de mort ou de lésions graves », a déclaré au lendemain du massacre de Cali une porte-parole de cette organisation onusienne.
Pourtant le projet de réforme fiscale qui avait mis le feu aux poudres a été retiré dimanche par le gouvernement. Lundi, Alberto Carrasquilla, le contesté ministre des finances qui en était le père a démissionné. Mais la blessure est là, le malaise social profond. « La Colombie mène depuis trente ans une politique économique dévastatrice pour le bien-être de l’énorme majorité des citoyens, affirme l’économiste Aurelio Suarez. Elle repose sur le libre commerce, les importations massives et l’attraction des capitaux étrangers. »
« Ce qui est en jeu ici, c’est un changement de modèle socio-économique »
Le modèle économique en vigueur a creusé une dette que des réformes successives tentent d’éponger. Les politiques sociales et publiques sont particulièrement faibles : pas d’allocation-chômage, des lois du travail ravageuses, un système de santé libéralisé et défaillant, ou encore une éducation en grande partie privatisée où étudier est un privilège de classe. « Un malaise s’est accumulé au fil des ans jusqu’à ce que soient réunis tous les ingrédients d’une explosion sociale. Et malgré le retrait de la réforme, les gens ont tout un tas de raisons pour continuer à protester. Ce sont en grande majorité des jeunes qui n’ont aucune perspective », observe Aurelio Suarez. Selon le sénateur indépendant Roy Barreras : « Ce qui est en jeu ici, c’est un changement de modèle socio-économique. »
Dans l’ombre du gouvernement, l’ex-président Alvaro Uribe attise les tensions. Le mentor de l’actuel président et chef du parti au pouvoir fustige un mouvement social qu’il assimile de longue date au « terrorisme ». Au début de la contestation, vendredi 30 avril, il avait tweeté : « Nous appuyons le droit des soldats et des policiers à utiliser leurs armes pour défendre leur intégrité et défendre les personnes et les biens de l’action criminelle du terrorisme vandale. » Twitter a supprimé son message pour « incitation à la violence ».
Mais l’ordre était donné : les violences policières et l’usage des armes à feu par les forces de l’ordre se sont aussitôt multipliés. Toujours sur Twitter, Alvaro Uribe a ensuite agité la menace d’une « Révolution moléculaire dissipée », reprenant un concept de Félix Guattari détourné par un idéologue d’extrême droite chilien pour dénoncer une nouvelle forme de communisme. Ses adversaires en sont restés perplexes.
Les manifestations ont commencé le 28 avril à l’appel de plusieurs syndicats ouvriers, étudiants, mouvements citoyens et indiens. Elles se poursuivent depuis avec des dizaines de rassemblements quotidiens dans toutes les métropoles du pays. Si des saccages de banques, commerces et infrastructures publiques ont bien eu lieu, les manifestations sont la plupart du temps pacifiques.
À l’origine, les manifestants exigeaient le retrait d’une réforme instaurant entre autres une impopulaire TVA sur de nombreux produits et services comme l’essence ou les services funéraires. Les grandes fortunes, très peu taxées en Colombie, voyaient augmenter leur impôt. Mais les classes moyennes et populaires, déjà appauvries par la pandémie, étaient les plus largement mises à contribution.
Le gouvernement avait pourtant présenté la réforme comme une mesure de financement des dépenses sociales engendrées par la pandémie. Mais selon ses nombreux détracteurs, seule une petite partie des fonds qui devaient être récoltés étaient réellement destinés aux aides sociales.
« Les maux de l’économie colombienne se sont aggravés avec la pandémie », souligne l’économiste Aurelio Suarez. La proportion de Colombiens sous le seuil de pauvreté est passée de 33 à 42 %. Le taux de chômage a grimpé de quatre points, passant de 12 à 16 %. Les aides monétaires versées aux plus défavorisés et aux entreprises en faillite en raison des confinements successifs sont largement insuffisantes. En revanche, les plus grands capitaux du pays ont été favorisés, faisant mûrir l’indignation nationale.
Lundi, les camionneurs colombiens se sont joints au mouvement, bloquant certains accès aux grandes villes. Outre Cali, devenue l’épicentre de ce que de nombreux manifestants appellent déjà la « résistance », la mobilisation enflamme Medellín, Bogota, Pereira, Carthagène-des-Indes, Barranquilla, Ibagué ou Neiva. Le soir, les concerts de casseroles résonnent dans les villes. La masse des contestataires réclame un changement radical de politique, et le retrait d’une réforme du système de santé le libéralisant davantage.
Autre reproche des manifestants : la gestion de la pandémie de Covid-19. La Colombie traverse son pire moment sanitaire depuis l’arrivée du coronavirus. Les unités de soins intensifs sont occupées à plus de 94 % dans toutes les grandes métropoles. Et le pays enregistre 500 morts quotidiens depuis plusieurs jours. Les vaccins, mal négociés par le gouvernement, arrivent au compte-gouttes. Si 10 % de la population a été vaccinée, moins de 4 % a reçu les deux doses. Pour les Colombiens, le bout du tunnel est encore loin.