Réfugiés palestiniens en 1948. Crédit : Wikimedia Commons CC-BY 3.0 (unported). https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Oldman_girl_nakba.jpg

Par Dina Matar

Le 15 mai de chaque année, les Palestinien.ne.s commémorent la Nakba, terme arabe qui signifie « catastrophe » ou « désastre » en référence à l’exode forcé de centaines de milliers de personnes suite à la création de l’État d’Israël en 1948. En 2023, pour la première fois, l’ONU célèbre officiellement le 75e anniversaire de cette catastrophe pour le peuple palestinien.


Lorsque les Palestiniens commémorent la Nakba (la catastrophe) le 15 mai, ils ne se souviennent pas seulement d’un événement historique violent qui s’est déroulé il y a 75 ans et qui a conduit au déracinement de plus de 750 000 Palestiniens de leur patrie. Ou de la destruction de plus de 400 villages et villes et du meurtre de milliers d’habitants. Ils soulignent également le fait que la Nakba ne s’est pas terminée en 1948, mais qu’elle se poursuit encore aujourd’hui sous différentes formes.

Ce que les Palestiniens appellent «la Nakba en marche» engendre encore des souffrances, des destructions de maisons et des pertes de vies palestiniennes. Ils en font l’expérience avec la poursuite de l’annexion de leurs terres par Israël et les attaques lancées régulièrement contre leurs maisons à Gaza. Et ils la voient dans les violations régulières de leurs droits humains, tant en Israël que dans les «territoires occupés» et la bande de Gaza.

Pour les Palestiniens du monde entier, la Nakba reste dans les mémoires comme une rupture traumatisante qui représente leur défaite humiliante, la destruction de la société palestinienne et la rupture des liens avec leur patrie.

La guerre de 1948 en Palestine, qui a conduit à la création de l’Etat israélien, a laissé la société palestinienne sans dirigeants, désorganisée et dispersée. Aujourd’hui, plus de 60% des quelque 14,3 millions de Palestiniens sont déplacés. Les autres se trouvent dans les territoires occupés, dans la bande de Gaza et en Israël, où ils sont victimes de discriminations et d’explosions de violence communautaire.

La violence n’a été qu’exacerbée par le retour au pouvoir, à la fin de l’année 2022, de Benyamin Netanyahou, qui s’est allié à des factions israéliennes extrémistes religieuses et nationalistes et à des politiciens ultranationalistes. Le plus célèbre d’entre eux est Itamar Ben-Gvir, du parti d’extrême droite Otzma Yehudit (Force juive).

L’escalade de la violence

Le 75e anniversaire de la Nakba intervient à un moment critique et dangereux, marqué par une escalade incessante des interventions violentes d’Israël contre les Palestiniens dans les territoires occupés et à Gaza, qui a commencé avec l’«Intifada de l’unité» en 2021 1.

En 2021, 313 Palestiniens, dont 71 mineurs, auraient été tués dans la bande de Gaza et en Cisjordanie (y compris à Jérusalem-Est) par les forces de sécurité israéliennes. En 2022, 204 Palestiniens auraient été tués, ce qui en fait l’année la plus meurtrière pour les Palestiniens en Cisjordanie depuis 2005.

En 2023, 96 Palestiniens ont été tués au cours des quatre premiers mois de l’année 2023. Et cela continue.

L’Intifada de l’unité (mai-juin 2021) a appelé à une mobilisation populaire palestinienne dans la lutte contre la domination coloniale d’Israël et ses pratiques proches de l’apartheid. Ces pratiques ont été documentées et reconnues comme telles par plusieurs organisations internationales de défense des droits de l’homme, dont Amnesty International et Human Rights Watch.

Outre les arrestations massives de Palestiniens depuis sa création, Israël a également pris des mesures punitives à l’égard de la société civile palestinienne. Il a désigné comme organisations terroristes six organisations palestiniennes de premier plan qui sont à l’avant-garde des efforts visant à demander des comptes à Israël, notamment par le biais d’actions en justice devant la Cour pénale internationale 2.

Un peuple invisibilisé

C’est la première fois cette année que les Nations unies annoncent qu’elles commémoreront le jour de la Nakba, qui marque également la création de l’Etat d’Israël. Si la décision des Nations unies peut être considérée comme un succps diplomatique pour les Palestiniens, elle n’en met pas moins en évidence deux problèmes interdépendants.

Le premier est que l’histoire palestinienne, lorsqu’elle est racontée, tend à l’être dans le cadre de l’histoire israélienne. Le second est que les Palestiniens eux-mêmes – en tant que simples êtres humains – restent un ensemble largement méconnu en Occident.

En mars, la BBC a diffusé au Royaume-Uni une série télévisée en deux parties intitulée The Holy Land and Us (La Terre sainte et nous). Cette série a exploré la fondation d’Israël en divisant son histoire en deux récits parallèles, mettant en scène séparément des Palestiniens et des Juifs britanniques à la recherche des liens entre leurs familles et les événements qui ont entouré la création d’Israël en 1948.

Elle a présenté les récits palestinien et sioniste comme les deux faces d’une même histoire et d’un même conflit, répétant les mêmes clichés qui suggèrent qu’il s’agit d’un combat égal.

La série a été qualifiée de reportage courageux en raison de son utilisation de témoignages palestiniens personnels rappelant, en particulier, le massacre de Deir Yassin de plus de 100 Palestiniens par une milice sioniste, dont beaucoup de femmes et d’enfants, au début de 1948, quelques semaines avant la déclaration de la création de l’Etat d’Israël.

Malgré ces récits historiques, peu de gens en Occident connaissent Deir Yassin, la Nakba ou les événements entourant la création d’Israël, que l’historien israélien Ilan Pappe a qualifiés de nettoyage ethnique [Ilan Pappe, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2008]. Revenant sur la formation d’Israël, Pappe a montré qu’entre 1947 et 1949, plus de 400 villages palestiniens ont été délibérément détruits, des civils ont été massacrés et près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été expulsés de chez eux sous la menace d’une arme.

La méconnaissance occidentale de la Nakba s’explique en partie par le fait que le récit qui entoure depuis longtemps 1948 et la création d’Israël repose sur plusieurs fictions, notamment l’idée que la terre était vide.

Elle s’explique aussi en partie par la capacité d’Israël à propager sa version de la réalité dans les médias grand public, d’autant plus que les historiens sont contraints de raconter l’histoire des impuissants par ceux qui les ont victimisés, comme l’a soutenu l’historien Rashid Khalidi dans son ouvrage publié en français en 2003 intitulé L’identité palestinienne. Construction d’une conscience nationale moderne, La Fabrique.

Dans un monde globalisé, connecté par divers médias, cela signifie que la représentation de la Palestine et de son peuple a autant à voir avec les relations de pouvoir et les alliances stratégiques qu’avec le degré de visibilité et d’accès attribué aux deux parties dans les médias grand public.

Il ne fait aucun doute qu’Israël s’est vu attribuer un degré de visibilité et d’accès qui a rendu les Palestiniens, et la violence permanente dont ils sont victimes, peu visibles et à peine mentionnés dans les médias occidentaux.

Pour les Palestiniens, la commémoration et le souvenir de la Nakba ne consistent pas à marquer un événement historique. Il s’agit de la nécessité de continuer à raconter leur histoire. Soixante-quinze ans après la Nakba, il est temps que le monde entier regarde et écoute. (Article de Dina Matar 3 publié sur le site The Conversation, le 12 mai 2023; traduction rédaction A l’Encontre).

NOTES ET RÉFÉRENCES

  1. voir à ce sujet les articles publiés sur A l’encontre les 21 mai, 23 mai, 26 mai, 30 mai, 1er juin 2021, https://alencontre.org/archives-2, catégorie Palestine[]
  2. voir l’article publié sur A l’encontre le 30 octobre 2021: « A propos de la mise hors la loi de six ONG palestiniennes »[]
  3. Dina Matar est professeure, communication politique et médias arabes, SOAS, Université de Londres, auteure, entre autres, de What It Means To Be a Palestinian : Stories of Palestinian Peoplehood, I.B. Tauris, 2011.[]